Fond sonore
Les Sillons. Les Sillons. Les Sillons. Les Sillons. Les Sillons. Les Sillons. Les Sillons. Un podcast PRÉSENT.E pour La Ferme du Buisson.
Camille Bardin
Bonjour à toutes et à tous. J’espère que vous allez bien. Je m’appelle Camille Bardin, je suis critique d’art et curatrice indépendante et depuis 2020, je produis PRÉSENT.E, un podcast dans lequel je reçois des artistes pour parler de leurs œuvres, mais surtout de toutes les réflexions et les doutes qui se cachent derrière celles-ci. Pour ce hors-série j’ai souhaité faire dialoguer entre elleux des artistes. Vous le verrez, iels ont des profils très différents : iels n’habitent pas les même villes, ne sont pas diplômé·es des même écoles et ont des pratiques qui pourraient a priori ne pas avoir grand chose en commun. Pourtant, toustes présentent leur travail au Centre d’art de La Ferme du Buisson jusqu’au 16 juillet prochain dans l’exposition Les Sillons. Mais vous vous en doutez, ici il n’est pas seulement question de calendrier partagé. Il m’a semblé que de la rencontre entre leurs recherches naissaient parfois de passionnantes réflexions. C’est pourquoi j’ai choisi de les faire échanger entre elleux. Aujourd’hui, je reçois trois des artistes de l’exposition Les Sillons. Bonjour Charles Arthur Feuvrier !
Charles-Arthur Feuvrier
Bonjour Camille.
Camille Bardin
Jacopo Belloni.
Jacopo Belloni
Bonjour.
Camille Bardin
Et Omar Castillo Alfaro.
Omar Castillo Alfaro
¡Hola! Camille !
Camille Bardin
Ça va ? Vous êtes en forme, en plein montage d’exposition, ça va ?
Omar Castillo Alfaro
Ouais ça va !
Charles-Arthur Feuvrier
Ça va !
Camille Bardin
En plus, il faut dire, on a eu rendez-vous tôt, il est 9h00 et quelques. Donc merci de prendre le temps de discuter avec moi aujourd’hui. Si j’ai souhaité vous faire échanger aujourd’hui, c’est parce que je crois que d’une certaine manière, vous vous intéressez tous les trois à la façon dont les mythes et les croyances contemporaines ont vu le jour et que vous tentez de montrer comment, par la suite, elles ont été mises en concurrence, tout cela de manière parfois très absurde. Pour commencer et pour que les auditeur.ices puissent un peu mieux saisir les contours de vos pratiques respectives, je vous propose qu’on fasse un premier tour de table pour que vous m’expliquiez l’une de vos œuvres. Jacopo, on va commencer avec toi. Par exemple, toi, tu travailles sur les stratégies narratives que les êtres humains développent pour interagir avec la réalité pendant les périodes de crise. Dans l’exposition, tu présentes par exemple une œuvre que tu as imaginée pendant le confinement. Cette œuvre, c’est « Prophecies After the Blaze », une installation qui reprend certains codes de la spodomancie, donc une forme divinatoire qui se concentre sur la lecture des cendres. Est-ce que tu veux bien nous parler un peu plus de cette œuvre s’il te plaît ?
Jacopo Belloni
Avec plaisir. C’est une œuvre que j’ai développée pendant 2021 et c’est une œuvre créée pour mon diplôme à la HEAD (Haute Ecole d’Art et de Design de Genève). Je l’ai développée pendant la période du COVID, de confinement. C’était un moment où on était un peu…
Camille Bardin
Confiné.es.
Jacopo Belloni
Confiné.es, oui, exactement, chez nous. Moi, j’ai eu la possibilité d’être avec mes colocataires et d’avoir aussi la chance d’avoir un chemin où on pouvait se rencontrer et faire aussi des dîners, des moments de rendez-vous tous ensemble, pour qu’iels viennent aussi un moment pour parler de cette situation, aussi pour parler du futur et quand même de ce qu’il pourrait se passer dans la période après COVID. Du coup, j’ai commencé à réfléchir comment le feu devient un point de concentration, pas seulement de nécessité, mais aussi de désir, d’espoir entre des êtres humains. Et j’ai commencé à faire une recherche par rapport à des formules divinatoires pour comprendre comment l’être humain va lire une chose imprévisible comme le futur à travers des objets, des matières, des signes. Et parfois, ces signes sont toujours des éléments assez abstraits ou quand même inertes et avec lesquels nous, on donne quand même un significat, même si cette matière n’a pas d’abord un significat précis. Et du coup, je suis tombé dans cette formule divinatoire qui s’appelle « spodomancie », qui est une formule utilisée sur le bassin méditerranéen aussi bien durant les périodes anciennes qu’aujourd’hui. Et c’est une pratique qui utilise après un feu la cendre pour écrire une question par rapport à son futur ou une question pour savoir ce qu’il va se passer. Et le changement de cette cendre, il va donner la réponse. Du coup, le changement imprévisible de cette cendre va donner une vision de ce qu’il pourrait se passer.
Camille Bardin
Là, toi, tu as posé certaines questions ? Dans l’espace d’exposition, on voit des espèces de lettres qui sont difficilement saisissables, je trouve. Je ne sais pas si c’est voulu ou pas. C’est des phrases comme ça qu’on tente de deviner, çà et là ?
Jacopo Belloni
J’avais commencé à écrire mon petit poème, une petite poésie liée au désir des êtres humains par rapport au futur et comment ils peuvent partager ce désir. Et du coup, ce n’était pas plus forcément un questionnement. Ça peut être aussi une formule de question, mais d’une manière plutôt large. Et j’ai essayé surtout de trouver aussi une manière pour fixer un peu ce geste de la question. J’ai trouvé une sorte de formule de matière avec laquelle je peux solidifier la cendre avec des autres éléments organiques. J’ai utilisé la gomme arabique. J’ai fait plusieurs testes. À la fin, je suis tombé sur cette formule avec de la gomme arabique et de la fibre végétale grâce auxquelles je peux avoir une matière qui, à un certain moment, va se solidifier et je peux écrire à travers. L’idée, c’était vraiment de créer une sorte de poème qui pourrait prendre de l’espace. Et chaque fois que je l’expose, ça prend de l’espace de manière différente et en même temps, ça va aussi se transformer parce que c’est quand même une matière assez…
Camille Bardin
Friable.
Jacopo Belloni
Friable exactement. Du coup, il y a forcément des pièces qui vont se détruire, vont changer, etc. Et ce n’est pas forcément un élément qu’on doit comprendre. L’idée, c’est de créer cette intention où l’être humain essaie de chercher un significat dans une chose. Mais quand même, il n’y a pas forcément un… Il a un significat derrière, mais quand même, il peut être aussi un élément qui dépasse le contenu et devient vraiment seulement des signes. Mais c’est intéressant, chaque fois, le public me demande « Mais c’est quoi ? Qu’est-ce qui est écrit ? » Parce qu’il comprend qu’il y a un message. Il veut savoir le message et c’est assez intéressant parce que quand même, c’est comme si on a le désir de savoir ce qu’il y a derrière et on dépasse directement l’élément de l’image en essayant tout de suite de comprendre le contenu. Et cette tension, c’est quand même assez intéressant aujourd’hui parce que… Je ne sais pas, par exemple, si dans l’année passée, si tu faisais des oeuvres gestuelles, il y avait cette tension. Je pense qu’aujourd’hui, on a intérêt non pas d’être forcément en contrôle, mais on a intérêt de savoir un peu ce qu’il y a derrière [les choses].
Camille Bardin
Et du coup, Jacopo, quand j’ai découvert ton travail, j’avoue qu’il m’a fait penser à une œuvre de Charles-Arthur. Il s’agit de « Braze for Impact. » Pour cette installation, Charles-Arthur, tu t’es intéressé aux narrations uchroniques, c’est à dire aux récits imaginaires qui se construisent à partir d’événements historiques. En l’occurrence, ici, tu mets en dialogue trois événements et tu portes au jour les types de discours qui les accompagnent. J’aimerais bien que tu nous parles ici de ces histoires et de leurs narrations.
Charles-Arthur Feuvrier
Donc « Braze for Impact », c’est une installation qui, comme tu l’as dit, rassemble trois types de discours que je ne considèrerais pas forcément comme des événements puisque, je vais l’expliquer, ça rassemble trois fictions, trois narrations qui se déroulent tout autour de l’océan Indien comme base géographique. Le premier discours, il est de l’ordre du mythe. Il vient de la mythologie tamoule. Les Tamoules qui sont un peuple ethnique et de langage qui ne sont pas affiliés forcément une religion, mais ils ont un mythe culturel qui est celui de Kumari Kandam. Kumari Kandam, c’est un continent englouti qui aurait hébergé les premiers humains, selon eux les Dravidiens. Donc les Dravidiens est un peuple qui a vraiment existé. Mais selon eux, ce serait vraiment la source de l’humanité. Ce continent aurait été englouti sous l’océan Indien et aurait relié à une époque lointaine, le Sud de l’Inde, Madagascar et l’Australie. Toutes les parties aujourd’hui qui sont les îles des océans indiens [sic] seraient les parties émergentes de ce continent englouti, donc une espèce d’Atlantide de l’océan Indien. Donc on a ce premier discours. Le deuxième discours, s’apparent plutôt à une théorie scientifique infirmée. C’est un zoologiste qui, fin XIXᵉ siècle, a émis cette hypothèse pour expliquer la présence de lémuriens à Madagascar et en Malaisie, a émis une hypothèse d’un continent qui aurait également disparu et qui serait une bande de terre qui aurait relié le Sud de l’Inde à Madagascar pour expliquer la migration de cette espèce dans ces deux pays qui sont complètement éloignés géographiquement. Cette théorie, elle a été infirmée par la suite, avec la découverte de la tectonique des plaques qui explique justement le mouvement des continents et qui explique qu’il n’y a pas besoin d’avoir de continents engloutis pour avoir aussi une migration entre différents territoires. La dernière histoire, c’est de l’ordre du fait divers mystérieux, c’est l’histoire du MH370.
Camille Bardin
De la Malaysia Airlines.
Charles-Arthur Feuvrier
De la Malaysia Airlines, c’est ça. Qui, du coup, le 8 mars 2014, s’est craché dans son parcours entre la Malaisie et Pékin, a pris un détour et dont les dernières traces ont été retrouvées au Sud de l’océan Indien, justement près de l’Australie. Et donc depuis, ça reste le plus grand mystère de l’aviation civile et c’est quelque chose qui est totalement irrésolu et dont on a retrouvé des morceaux, justement, un peu à La Réunion, un peu… Donc ça se passe dans ce territoire-là. Et donc l’idée dans cette installation, c’était un peu de mêler ces trois types de narration, ces trois types de discours qui s’entremêlent un peu à la manière peut-être d’un récit complotiste qui va vraiment chercher des morceaux de la réalité qui conviennent, qui vont dans son sens, pour créer cette espèce de fiction suggérée d’un lémurien qui prendrait l’avion Malaysia Airlines en 2014 pour voyager vers Madagascar, pour faire cette migration et qui se cracherait au milieu de l’océan Indien pour retrouver la terre de ses ancêtres, Kumari Kandam. C’est un peu un voyage dans le temps et l’espace et dans les histoires comme ça. C’est une manière, je pense, d’essayer de nourrir un peu l’imaginaire collectif sur ce territoire-là, particulièrement.
Camille Bardin
Oui de nourrir la mythologie contemporaine. Trop bien. Enfin, Omar, on peut dire que dans un sens, c’est aussi les récits qui t’intéressent, les mythologies. Ton travail se focalise, entre autres, sur les conflits qui émergent lorsqu’un récit veut prendre le pas sur un autre. Tu focalises notamment ton attention sur une fleur, la naab, c’est ça ? C’est bien prononcé ?
Omar Castillo Alfaro
Oui, c’est plutôt [naabe] avec un [a] un peu plus étiré. Et du coup naab ça veut dire « fleur ».
Camille Bardin
D’accord. Et comme Charles-Arthur et son analyse des différentes strates de discours, tu tâches de tisser des liens et de créer tout un vocabulaire autour de cette fleur. Est-ce que d’abord, tu pourrais nous présenter cette fameuse fleur et nous dire où est-ce que tu as pu la croiser au cours de tes recherches iconographiques ? Parce que tu m’as expliqué, tu la recroises un peu partout, j’ai l’impression.
Omar Castillo Alfaro
Merci Camille. Oui alors « naab » ça veut dire « fleur » en maya. Du coup, je vais commencer comme je le fais tout le temps en disant : « Bienvenue dans le pétal de ma recherche. » On est là, en Méso-Amérique, dans les périodes classiques, plutôt entre les VIIème et Xème siècle de notre époque. Cette fleur est intéressante dans la culture maya. Cette fleur est blanche, elle pousse dans l’eau. C’est une espèce de lotus. Cette fleur qui pousse dans l’eau, plutôt dans un cénote [prononcé cénoté], un lieu assez mythique pour ce type de culture. Cette fleur va être un symbole de deux terres, c’est-à-dire entre l’eau et la terre. Ça va donner une espèce de fleur de l’inframonde, que ça veut dire xibalba [prononcé chibalba] dans cette culture. Cette fleur va aussi être utilisée pour une école de peintre mayas comme symbole des signatures pour cette école. Du coup, on a dans cette époque-là une école très forte qui va signer avec ce type de fleur. On trouvait également à l’époque des sculpteurs, des écrivains et surtout des écrivaines. Pour identifier cette fleur, je passe tout un temps dans de la recherche iconographique. Vraiment, je plonge [dans ces recherches] en me demandant comment est-ce que ce type de fleur était majoritairement représenté ? C’est un autre type de représentation de cosmovisions dans lesquelles il faut plonger dans ce type de récits plutôt historiques et même archéologiques et dans lesquels je vais reprendre ce type de formes pour les croiser avec des éléments assez contemporains. Cette recherche plutôt des naab et de ce type de peintres de cette école, va me ramener à croiser cette belle fleur blanche dans des autres indices de l’histoire pour tracer les liens, comme Charles-Arthur fait. On pourrait les retrouver même dans la peinture flamande du XVIIᵉ siècle. Ensuite aussi, on pourrait les trouver comme moi je l’ai fait dans mes derniers visites au Musée d’Orsay avec Le Chevalier aux fleurs (Georges-Antoine Rochegrosse, 1894. Musée d’Orsay à Paris) c’est magnifique.
Camille Bardin
Il faut aller voir cette peinture, elle est incroyable.
Omar Castillo Alfaro
Oui, elle est incroyable et surtout aussi parce que cette peinture, ça m’aide aussi un petit peu à l’installation que je fais actuellement.
Omar Castillo Alfaro
En même temps, ça me fait penser aussi à toutes les peintures qui se retrouvent par rapport à Monet au Musée d’Orsay et en même temps, je pourrais trouver que ça, c’était une clé pour la recherche dans des travails d’Anna Mendieta quand elle va au Mexique dans les années 70/80 et dans lesquels elle va plonger son corps dans des tombes plutôt précolombiennes (bon moi, j’appelle « l’époque préhispanique ».) Et dans lesquelles aussi, elle va plonger dans cette idée de la fleur et dans lesquelles une photo incroyable de elle qui porte des bougies complètement décorées par des fleurs en paraffine. C’est ça qui va activer plutôt un petit peu la recherche. Aussi, on pourrait les voir très bien dans ces pièces, que c’est « Las Siluetas ». Et de manière plus contemporaine, on pourrait les trouver un petit peu avec Álvaro Urbano et Petrit Halilaj avec ces grosses fleurs incroyables. Du coup, ce qui m’a intéressé c’était de trouver ce type de traces avec ce type de recherche. Parce qu’en même temps, on est dans la même recherche par rapport à des représentations de quelque chose qu’on pourrait trouver même dans l’histoire officielle dans laquelle moi, je trouve cette école de peintre, que ce n’est pas juste une fleur pour apprendre un petit peu à peindre. C’est vraiment toute une recherche qui va englober l’histoire et en même temps, ce type d’ école n’apparait pas dans cette grande histoire officielle occidentale et dans laquelle, pour moi, on va prendre cette petite fleur blanche qui est dans la nuit, il flotte, justement.
Camille Bardin
Oui, avec ce lien avec l’inframonde. Là, il faut comprendre qu’il n’est pas seulement question de repérer un motif qui se répète çà et là dans l’histoire et l’histoire de l’art. C’est vraiment aussi tout le symbole que tout cela draine, finalement.
Omar Castillo Alfaro
Oui, tout à fait. Et les faire « apparaître » ou le faire sortir actuellement dans la contemporaineté, parce que ça fait partie aussi de la recherche. Ça fait partie aussi du contexte dans lequel on est tous.tes en train de… Parce que c’est possible actuellement de parler de certains sujets dont on ne parlait pas auparavant. Et le plus important, c’est de ne pas forcément donner un regard touristique.
Camille Bardin
Oui, exotisant.
Omar Castillo Alfaro
Oui, tout à fait. Du coup, voilà, plutôt encore une fois : « Bienvenue dans le pétal de ma recherche. » Recherche dans laquelle je vais croiser ce type de fleurs avec des chansons populaires qui vont m’aider à construire même des poèmes écrits.
Camille Bardin
Oui, tu m’avais parlé d’Ariana Grande et d’une autre…
Camille Bardin
J’avais parlé un petit peu de Selena. Cette fois, il y a une poésie qui parle justement de Xibalba, des flammes, des symboles de l’inframonde dans lesquels je commence un petit peu avec une chanson extrêmement populaire dans la culture mexicaine, latino américaine, qui est celle de Selena, qui s’appelle « Comme la fleur ». Cette fleur dont on ne comprend pas très bien la traduction, c’est une fleur de douleur et en même temps, c’est un symbole d’amour. Et la fleur qui va mourir, on ne sait pas si c’est elle qui va mourir ou si c’est le symbole de la mort. Et du coup, ce symbole, même dans la chanson populaire a quelque chose qui pourrait être activé dans mes écrits. Quand j’écris, évidemment, les chansons, même l’idée de corporalité, ça pourrait exister dans ce type de xibalba dans lequel actuellement je travaille.
Camille Bardin
Et en fait, il me semble que chacun à votre manière, vous interrogez la valeur que l’on donne ou non aux récits. En quelque sorte, vous demandez pourquoi on considère certaines histoires comme étant universelles et d’autres comme étant plus alternatives. Vous montrez que souvent, tout cela repose sur des croyances et de fait des constructions sociales. Jacopo, bien sûr, j’ai envie qu’on parle maintenant de ton travail sur les amulettes et leur production industrielle, parce que je crois que ce travail, il montre bien à quel point nos croyances reposent parfois sur pas grand chose, mais aussi comment même les croyances et la magie ont fini par être absorbées par le capitalisme et comment cette récupération ajoute d’autres strates de discours et de mythes. Avec ce travail sur les amulettes, tu parles de notre vision du monde et du fait que la valeur que l’on accorde à certaines choses repose parfois sur quelque chose de très absurde, finalement. Est-ce que tu peux nous parler un peu de ce travail que j’avoue j’aime beaucoup ?
Jacopo Belloni
Oui, avec plaisir Camille. Oui, moi, ça m’intéresse aussi beaucoup comme on fait dans un travail, dans une œuvre d’art, il y a toujours une sorte de mouvement syncopate (« syncopé » en anglais) entre plusieurs étages, moments de l’histoire. Comme notre époque, comme chaque époque, il y a toujours une sorte de passage entre passé, futur et présent et pas forcément de manière linéaire et progressive, mais de manière plutôt spirale ou cyclique, ou même aussi assez mimétique. Il y a des éléments qui sortent à un certain moment qui étaient du passé, mais ils continuent encore à hanter notre présent. Ça, c’est aussi un élément qui m’intéresse beaucoup. Je suis tombé dans mes recherches aussi sur l’élément des amulettes. Il y a quand même encore aujourd’hui un pouvoir d’attraction par rapport à cet objet. Du coup, je me suis demandé aussi comment ce pouvoir d’attraction se construit. Dans mon master d’histoire de l’art, mon mémoire était lié à la production des images pauvres dans le pélerinage et dans les images apotropaïques, comment ces images étaient détruites, utilisées, transformées pendant le Moyen Âge à travers des moments de croyances. Mais aussi comment ces images étaient construites au niveau industriel. J’ai commencé à développer mes pensées, mais comme aujourd’hui, on peut voir aussi cette structure de production, mais aussi des croyances à travers des objets plus contemporains et du coup, les amulettes, c’est un élément que je pense est encore assez actif. J’ai commencé à faire des recherches, surtout où étaient les zones de production. J’ai commencé à passer dans des endroits, surtout en Italie, où il y a encore un marché très actif à Naples, à Rome, surtout au centre Sud de l’Italie, où il y a aussi un marché touristique par rapport à ça. Même si personne ne connaît très en détails le significat, l’élément symbolique ou aussi le pouvoir magique de cet objet, on est attiré pour l’acheter, le collectionner. Cet élément m’intéresse beaucoup. Même s’il existe un vide culturel, en ce sens où on ne connaît pas tous les éléments derrière un objet, mais on est quand même toujours attiré.e par des objets pour protéger notre corps, notre eau, ou même encore pour absorber dans cet objet des souvenirs de nos voyages, etc. Du coup, j’ai commencé à faire une recherche sur ça. J’ai découvert que c’était un peu le même processus utilisé pour des bijoux. Autrement dit, une production à la chaîne avec de la cire perdue. En fait, l’idée était de construire une sorte de « super amulette » où il y avait plusieurs éléments que j’ai trouvé durant ce voyage et cette recherche. Les mettre ensemble, en quelque manière, reconstruire un projet à l’arrière pour avoir cette sorte d’arbres que vous pouvez voir dans l’expo. Ça présente le moment avant que chaque amulette va être coupée et détachée dans l’arbre de fusion pour être polie et après, mise dans le marché. C’était vraiment l’idée de révéler un peu la structure. Mais en même temps, dans cette révélation, il reste quand même un élément de mystère, c’est quand même le fait qu’on est quand même attiré par ça. Ça m’intéresse aussi par rapport à l’idée qu’en fait, dans le monde de l’art, les œuvres d’art, on pourrait penser qu’ils ont vraiment des super amulètes en plus, parce qu’il y a toujours ce pouvoir d’attraction, d’aura qu’il y a même aujourd’hui, dans le XXIème siècle, elle toujours encore assez présente qui fait qu’on ne peut pas toucher l’œuvre, on ne peut pas…
Camille Bardin
Oui, il y a complètement une part de sacralisation.
Jacopo Belloni
Oui de sacralisation. Et c’est intéressant parce que dans mes recherches autour de la période du Moyen Âge, cet élément de contemplation n’était pas du tout présent. C’était vraiment la possibilité de toucher l’oeuvre, d’avoir en proximité de corps à travers l’objet sacré. C’était super important. Du coup, ça m’intéresse aussi cette sorte de décalage par rapport à des objets animés, en quelque manière. Et aussi, je crois que je pense que cet objet que je présente, il y a quand même, je l’imagine comme s’il y a aussi cette tension par rapport à l’espace et aussi au public.
Camille Bardin
Toi, Charles-Arthur, ta « super amulette », ton œuvre que tu présentes à La Ferme, tu mets aussi en avant toute l’absurdité de certaines pratiques et tu parles également de la manière dont le capitalisme et les réseaux sociaux s’immiscent dans notre rapport à la performance et à la productivité naïve, en quelque sorte, et vaine surtout, plus que naïve. Tu montres en quelque sorte les mythes et les quêtes contemporaines et leur aspect parfois dystopique. Est-ce que tu veux bien nous présenter cette installation et les trois vidéos qu’elle comporte ? Et après, je pense qu’on dira quand même un petit mot sur une autre de tes pièces qui s’appelle « China Export », parce que je voulais trop qu’on en parle, mais je me suis dit c’est quand même dommage qu’on ne parle pas de l’œuvre que tu exposes à La Ferme. Donc voilà, on parle de celle-ci, mais après, je te prendrai deux mots aussi sur l’autre.
Charles-Arthur Feuvrier
Oui, je pense que ça peut être rapide pour le « China Export. » Je pense que contrairement aux collègues dans cette pièce, je fais quand même référence à une histoire beaucoup plus récente.
Camille Bardin
Complètement. Très contemporaine.
Charles-Arthur Feuvrier
Cette installation, pour celleux qui n’ont peut être pas forcément vu, se compose de trois sculptures écran, faites de scotch et de papier Kraft, qui gangrènent un peu l’espace d’exposition et qui viennent manger l’architecture du centre d’art. Ces trois structures écran se présentent un peu comme trois jurys, comme trois modérateurs de contenu un peu impassibles, prêts à appuyer sur le red buzzer à chaque performance. En gros, chaque sulpture présente un écran qui est découpé en forme de X. Chaque écran montre des vidéos de trick shot, des vidéos TikTok de gens lambda qui essaient de performer des trick shot. La tendance trick shot est elle est née avec une chaîne YouTube qui est aujourd’hui la chaîne YouTube dans le top 10 des plus suivies au monde. C’est la chaîne YouTube de Dude Perfect. Dude Perfect, c’est un groupe de cinq potes texans dont leur vidéo consiste à envoyer, par exemple, des ballons de basket dans des paniers à très longue distance et donc de célébrer cette espèce de performance physique, sportive, du divertissement.
Camille Bardin
Peut-être que les gens comprendront bien avec l’exemple des bottle flips.
Charles-Arthur Feuvrier
Oui, les bottle flips, voilà c’est ça.
Camille Bardin
Le moment où tu dois balancer ta bouteille, il faut qu’elle revienne droite sur le sol. C’est presque le challenge le plus mainstream.
Charles-Arthur Feuvrier
C’est un peu dans cette histoire-là, c’est un peu dans la veine aussi d’une culture de jeunes Américains qui jouent au beer pong et qui sont dans des fraternités. Il y a quelque chose de très « Amérique profonde », je trouve, dedans. Ce qui m’intéressait, c’est que c’est une chaîne qui est très regardée, donc il y a une audience énorme et qui a un impact énorme sur notre imaginaire contemporain. Là, dans cette installation, on a ces structures qui sont découpées en forme de X pour rappeler un peu les shows à l’américaine, justement, comme X Factor, mais surtout America’s Got Talent, où des performeurs, des performeuses passent et sont sanctionné.es sévèrement pour leurs médiocres performances. Je voulais faire un peu ce parallèle entre l’univers du divertissement mainstream et comment est-ce que derrière une histoire de divertissement a priori apolitique, peut se cacher une espèce d’idéologie politique. Je dis ça notamment parce qu’en 2021, Dude Perfect a annoncé très clairement que leur première mission à travers ces vidéos, c’est de glorifier le Christ, par exemple. Du coup, je trouvais ça assez intéressant de se dire que derrière une espèce de compétition de beer pong, il peut y avoir des idéologies très ancrées, presque pro gun, chrétienne, de l’Amérique blanche profonde. Du coup, ces structures-là gangrènent un peu l’espace d’exposition à la manière de ces idéologies qui viennent gangrèner l’espace numérique et l’espace des réseaux sociaux. Tu parlais vite fait de performance. C’est vrai que je pense qu’il y a un peu cette idée-là derrière, mais l’accent n’est pas forcément peut-être mis sur la performance physique, mais du coup, sur ce qu’on pourrait appeler le money shot, le moyen de capturer vraiment le shot où la balle va rentrer dans le trou, qui va ramener des vues, des likes et tout ce qui s’ensuit. Oui, voilà.
Camille Bardin
Oui, donc je disais, j’avais trop envie aussi qu’on parle rapidement de « China Export » parce qu’on a parlé çà et là de croyances et de mythes et de toute la confiance qu’on va mettre dans certaines représentations, dans certains mythes, encore une fois. Je trouve que ton œuvre « China Export » est assez représentative de ça, comment toutes ces mythologies peuvent s’effondrer à cause de quelques centimètres, en l’occurrence, ici. Je te laisse expliquer ce qu’il en est de cette œuvre.
Charles-Arthur Feuvrier
Oui, c’est assez intéressant parce que ça ramène un peu à la forme plus qu’à la fiction ou à la narration. « China Export », c’est une œuvre qui est simplement une reproduction en très grand d’un marquage européen qui est le CE que vous avez sûrement tous et toutes déjà remarqué sur des produits qui circulent dans l’espace européen. Le marquage CE, il représente la Conformité Européenne. C’est un marquage qui est appliqué sur les produits qui correspondent aux standards européens pour circuler dans l’espace Schengen. En gros, ce marquage, en 2007, il a fait l’objet d’une rumeur sur Internet qui a notamment été diffusée par une députée européenne. Je crois qu’elle était… Sweden ? Je ne sais pas comment ça s’appelle… Swedish (en français « suédoise »). Cette rumeur consistait à dire que… Il y a une charte graphique très précise pour ce logo. La rumeur consistait à dire que le C et le E du CE pouvaient être à certains moments rapprochés de quelques centimètres de plus pour signifier « China Export » et non pas « Conformité Européenne » pour détourner une espèce de conformité européenne pour pour pouvoir passer à travers l’espace Schengen. Rumeur qui est totalement fausse, qui a été démentie par la Commission européenne elle-même. Ça a fait beaucoup de buzz dans le monde des producteurs et des entreprises européennes qui avaient justement encore plus peur de « l’ennemi chinois » qui voulait « duper les utilisateurs européens par leurs mauvais produits. » Du coup, ça a renfloué cette idée d’eurocentrisme, de conformité, d’orientalisme, d’occidentalisme.
Camille Bardin
Tu me fais une transition parfaite vers la question que je voulais poser à Omar, parce que te concernant Omar, j’ai l’impression que tout ton travail se base finalement sur la déconstruction des mythes imposés par la modernité occidentale, la colonisation et le capitalisme. Dans ton portfolio, il y a cette phrase très belle qui dit, je cite : « C’est un travail pour mettre en critique ce que le projet moderniste n’a pas réussi à éliminer, l’identité. » Cette critique que tu esquisses, elle passe aussi par le fait de revaloriser des récits marginalisés, méprisés, mais aussi des artisanats oubliés. C’est des notions qu’on retrouve dans la deuxième œuvre que tu montres à La Ferme du Buisson. Est-ce que tu peux nous la présenter, s’il te plaît ?
Omar Castillo Alfaro
Oui, bien sûr. Merci Camille. La deuxième pièce… En fait, c’est la première pièce qu’on voit à l’exposition. La pièce s’appelle « Archéologie du goût. » C’est une pièce assez particulière dans laquelle j’ai réfléchi par rapport à cette construction iconographique liée à des récits coloniaux qu’on pourrait trouver dans la contemporaineté plutôt au Mexique et en Amérique latine. Là, on peut trouver, comme je le pense, un triptyque en pensant à l’histoire de la peinture en général, dans lequel on voit au milieu une image. Cette image, c’est un portrait d’une femme qui, dans ce contexte-là, c’est une télénovela qui s’appelait Marimar. C’est une telenovela de 1994 qui est une idée de stéréotype, un petit peu de cette idée d’une personne précaire qui attend de croiser une personne riche qui va les « sauver » pour changer de milieu social. Bien évidemment, la famille de la personne riche n’accepte pas. Avec ça, il y a tout un imaginaire colonial, comme j’avais dit. Cette photo, elle est prise d’une séquence dans laquelle on voit très bien une femme blanche qui monte à cheval. Elle jette son bracelet en or dans la boue et demande à Marimar d’aller le prendre avec les dents, dans la boue.
Camille Bardin
Le bracelet est tombé dans la boue.
Omar Castillo Alfaro
Oui, tout à fait. Ça vient de là le contexte un petit peu de l’image et dans laquelle cette séquence, il va nous montrer tout ce rapport très fort lié à cette idée coloniale des femmes blanches face à quelqu’un de précaire, avec quelqu’un de… Je ne sais pas, tout ce qu’il y a derrière ça. Et par exemple, il y a cet anthropologue, Michel Toussaint, qui justement parle du fait d’aller creuser la terre pour trouver le trésor. Dans ma pièce « Archéologie du goût » il y a justement cette notion « d’archéologie de la terre ». Qu’est-ce qu’on va trouver une fois qu’on aura enlevé des couches de terre ? J’ai créé un premier tableau rempli de terre dans lequel il y a toute une collection de bijoux, comme des pièces en or et en argent qui viennent de ma famille et de moi-même. Les autres bijoux viennent d’échanges, de troc avec certaines personnes, sinon il y a l’achat. Dans ce sens, je lis une idée un petit peu capitaliste. Il y a des objets qui viennent de moi, d’autres que j’ai pu acheter, des choses comme ça. Du coup, par rapport aux goûts, ça me fait réfléchir beaucoup cette image. Quels sont les premiers goûts que l’on ressent lorsqu’on est enfant ? Personnellement, je suis né dans la campagne, dans les ranchos, évidemment. Et dans lesquels le premier goût que j’ai senti, on pourrait sans doute parler de psychanalyse, c’est le goût de la terre. Quand on est enfant, ce qu’on va chercher, c’est le goût de la terre. « Les goûts » renvoient également à un système capitaliste qui est lié à ce qui nous plaît actuellement, à comment est-ce qu’on se présente en face de l’autre. L’image qu’on donne vraiment à l’autre à partir d’un goût lié à l’économie, d’un goût lié un petit peu à cette brillance de l’art, de l’argent.
Camille Bardin
Il faut shiner. [Rire]
Omar Castillo Alfaro
Oui, tout à fait. Évidemment, ça me fait penser à toute cette culture pop. Marimar, ce n’est pas par hasard. L’actrice qui fait Marimar, c’est Thalia, une icône pop latino, de la communauté LGBTI, gay au Mexique, en Amérique latine qui a un grand succès actuellement. Donc elle est aussi révélatrice de ce rapport-là. Je pense que la chose la plus importante actuellement, c’est que cette imaginaire des telenovela, drama, je pourrais discuter de ce type de sujet avec beaucoup de personnes de l’Afrique du Nord.
Camille Bardin
Oui, tu me disais ça en off.
Omar Castillo Alfaro
Parce que justement, ce type de chaîne a complètement conquit plein d’endroits. Marimar est arrivé plutôt dans les années fin 90/2000. Personnellement, je peux parler de tout ça avec cette communauté que je trouve très… Comment on dit ? Il y a des liens.
Camille Bardin
Oui, c’est ça.
Omar Castillo Alfaro
Justement, là la mondialisation fait que même ces types d’images, on pourrait les retrouver ailleurs et que ça fait partie aussi d’un écho, justement, de cette imaginaire colonial. Et en même temps, ça me fait beaucoup penser, justement, à mes types de recherche et des personnages que j’ai… Ça fait partie de mes lectures. Bolivar Echeverria, justement, Bolivar Echeverria va parler de ces deux types de différences de modernité qui vont arriver après la colonisation. Et du coup, la modernité européenne qui va complètement se différencier entre le Nord de l’Amérique, plutôt aux États-Unis, et vers le Sud. Bolivar Echeverria parle de ce qui va arriver en Amérique, c’est plutôt… Ce qu’on voit en Amérique latine, c’est un éthos moderne qui va être lié avec le baroque. C’est le baroque qui arrive, qui va établir cette notion de théâtralisation et même de dramatisation que je pense qu’on pourrait continuer à le voir. La telenovela, c’est justement ce même exemple de puissance coloniale qui continue et qui est dans cette époque-là, dans les années dans lesquelles je suis né, ce type d’iconographie, ça va devenir un trauma aussi.
Camille Bardin
J’invite vraiment les auditeur.ices à aller voir aussi sur ton compte Instagram parce que tu as mis l’extrait et… Il prend la gorge. C’est vraiment très violent.
Omar Castillo Alfaro
Oui, parce qu’on pourrait voir comme un panneau avec des objets, l’autre, l’image et après, un autre toute vide. Et là, je me retrouve à moi, on me dit comment c’est une table vide dans laquelle peut-être nous, on pourrait se trouver dans la même échelle avec cet imaginaire iconographique coloniale.
Camille Bardin
Merci Omar. Pour finir, il faut savoir qu’en fait, je finis chacun des épisodes de PRÉSENT.E en posant la même question. Je demande systématiquement à mes invité.es s’iels réussissent à vivre de leur travail artistique. Sacrée question ! Mais pour ce hors-série, je voulais un peu adapter ma question au cas spécifique des jeunes artistes. Vous êtes tous les trois sortis d’école il y a peu. J’aimerais savoir s’il y avait une chose que vous auriez aimé qu’on vous dise avant de quitter vos établissements et de vous lancer dans le grand bain ?
Charles-Arthur Feuvrier
Ça, c’était un peu la question… La colle.
Camille Bardin
Oui… Ah ouais ? Il n’y avait rien du tout qui te venait ?
Charles-Arthur Feuvrier
Non. Peut être que j’ai eu une éducation artistique complète. [Rire]
Camille Bardin
Bah écoute je te le souhaite ! [Rire]
Charles-Arthur Feuvrier
Non je rigole !
Camille Bardin
Sachant que toi, tu as fait les Beaux-Arts de ?
Charles-Arthur Feuvrier
Les Beaux-Arts de La Réunion et les Beaux Arts de Lyon. Je suis aussi passé par la Kunsthochschule de Kassel.
Camille Bardin
Ok, donc ça devait être assez complet, finalement.
Charles-Arthur Feuvrier
Non mais il y a plein de… Je n’ai pas de réponse exacte.
Camille Bardin
Il n’y avait rien qui te venait ?
Charles-Arthur Feuvrier
Non.
Camille Bardin
Et peut-être les autres ? Pareil, toi, Omar, tu as un parcours assez large. Tu viens de la chimie à l’origine.
Omar Castillo Alfaro
Ensuite, j’ai fait les Beaux-Arts du Mexique à l’université publique.Ensuite, la Colombie.
Camille Bardin
Ah oui, c’est vrai !
Omar Castillo Alfaro
Après, j’ai fait un master 2 en histoire de l’art. Et ensuite, l’École des Beaux-Arts de Lyon. Ça fait presque 12 ans d’étude universitaire. Je suis un peu fatigué.
Camille Bardin
Tu m’étonnes !
Omar Castillo Alfaro
Mais bon, voilà, c’est ça qui fait la mondialisation.
Camille Bardin
C’est ça. Mais du coup, dans vos parcours très larges, est-ce qu’il y a quelque chose qui vous aurez manqué ? Oui Jacopo ?
Jacopo Belloni
Je pense qu’une chose importante qu’il faudrait dire quand tu es à l’école c’est quand même… Quand tu es dans une académie de Beaux-Arts, tu es un peu dans cette bulle où tout semble abstrait, tu parles de ta recherche, de ton processus artistique, etc. Mais en fait, c’est vrai qu’il manque un peu des éléments pratiques. Par exemple, le fait que si tu n’as pas de moyens, de famille, de structure économique qui te permet de te consacrer tout de suite à ta recherche, il faut quand même trouver des solutions pour avoir un travail à côté, avoir une structure économique que tu construis toi-même. Ça c’est, par exemple, une chose que personne n’a dit et qui est important de savoir. C’est important que vous, en tant qu’artiste d’imaginer un processus où ta concentration doit être consacré à plusieurs directions, qui en quelque sorte retourne vers ta recherche artistique. Donc c’est souvent un gaspillage d’énergie.
Camille Bardin
Oui c’est ça.
Jacopo Belloni
Moi, j’arrive de la campagne et du coup, c’est un peu… Il y a un élément pas de fermier, mais de…
Camille Bardin
Ah ! De paysans ?
Jacopo Belloni
Oui, exactement. Tu ne dois pas faire une sorte de faire une monoculture de ta production.
Camille Bardin
C’est intéressant comme image.
Jacopo Belloni
Il faut penser toujours à plusieurs éléments parce que si une chose ne va pas trop bien, il y en a une autre qui continue à supporter. C’est toujours un élément de tes structures économiques et aussi de tes structures sociales. Il y a une chose qui heureusement iels m’ont dit pendant l’Académie qui est de créer une communauté autour de toi. Cette communauté te permet de te soutenir et de créer une structure d’aides, même des aides psychologiques, émotionnelles, mais aussi économiques. Ce n’est pas pensé en structure monoculturelle, c’est assez important.
Camille Bardin
C’est intéressant.
Charles-Arthur Feuvrier
Moi aussi, j’aurais dit que peut-être le truc qui aurait manqué, c’était de parler un peu plus d’argent, comme tu voulais le faire avec la première question, finalement. Nous, on a eu une prof qui, en dernière année, est venue et a commencé à engager ce dialogue-là, c’est Eva Bartó, qui est venue et nous a dit son salaire. Elle nous a dit que c’est la première fois qu’elle a un salaire, comment elle fait, en tant qu’artiste aussi. Ça, ça a libéré un peu une parole qui semblait être un peu occultée et qui, justement, nourrit ce mythe de l’artiste qui est détaché de l’argent et qui, forcément, a la possibilité de se détacher de l’argent aussi.
Camille Bardin
Oui qui vit d’amour et d’eau fraîche !
Omar Castillo Alfaro
Si on met de côté mon parcours, je pourrais déjà dire que c’est bien ce qu’évoquent Charles-Arthur et même Jacopo. Je pourrais ajouter ce côté comme en tant qu’ étranger, justement, je pense que les institutions, cette espèce de manque de sensibilité. Je me réfère à des écoles dans lesquelles je pourrais dire que je me suis « formé » à l’étranger. Mes écoles, c’était complètement différent. Déjà, on fait l’effort pour parler en français. Du coup aussi, je pourrais dire un petit peu de sensibilité aussi par rapport au fait qu’on n’est pas tous.tes pareils, on n’a pas tous.tes les mêmes âges, on n’a pas tous.tes les mêmes cultures et dans lesquelles aussi, il y a une nécessité plutôt de… Malgré que nous, comme migrant.es, quand on choisit des pays à l’étranger, on essaye aussi de parler de notre travail, de notre expérience et aussi, on voulait être dans ce côté plutôt amical et de respect dans lequel aussi l’autre pourrait s’intéresser à notre recherche et pas se sentir dans la solitude. Du coup, malgré le fait que je pourrais dire que je travaillais « tout seul », cette école, cette expérience en France, ça m’a beaucoup aidé après trois ans, presque quatre « sans rien faire », parce que la migration, de chercher où je pourrais le faire, ça m’a mis à côté. Du coup, il faut arriver, plutôt à moi, au master, à « récréer » tout un parcours pour arriver jusqu’à aujourd’hui, je pourrais participer à une exposition à l’étranger, même quand dans mon pays, « je n’avais pas les droits ». Du coup, cette espèce de sensibilité qui vient plutôt de l’institution aussi, il va envahir les étudiants et étudiantes, dans lesquels il pourrait être aussi dans un état d’esprit plus accueillant et aussi plus dans l’écoute et dans l’affection. C’est quelque chose dont on parle beaucoup, mais que je trouve que c’est un discours juste pour engager institutionnellement, mais pas forcément d’un côté très humain.
Camille Bardin
Oui, c’est ça. C’est que tu ressens une incapacité de l’institution à s’adapter aussi à la pluralité des parcours, des identités et des individualités, finalement.
Omar Castillo Alfaro
Oui, tout à fait.
Camille Bardin
Oui, vas-y, Charles-Arthur.
Charles-Arthur Feuvrier
Je me dis que c’est quand même aussi… C’est un peu normal d’être traité en tant qu’étudiant, étudiante dans une école. Je trouve que c’est quand même un peu… Pour avoir un peu entendu des gens, par exemple, se plaindre dans l’atelier des Beaux-Arts en disant « Oui, il y en a marre parce que les profs viennent me parler pendant que je suis en train de peindre, mais j’ai juste envie de peindre. » il y a un peu ce côté clientélisme de dire « Je choisis quand est-ce que je veux qu’on me parle » qui, du coup, me dérange des fois, dans le sens où si tu es là, c’est aussi parce qu’il y a des gens qui sont professionnel.les, qui sont là, à la disposition et pour apprendre des choses et pour avoir un atelier pas cher.
Camille Bardin
J’ai l’impression que ce que disait aussi Mélina, je ne sais pas si, cher.ères auditeur.ices, vous l’avez déjà entendu ou s’il sortira après, mais de toute manière, j’ai l’impression qu’au sein des écoles, il y a finalement toute une pédagogie à repenser. C’est que le rapport avec les étudiant.es n’est pas très clair, c’est-à-dire que soit il y a un truc, comme tu le disais, Omar, très infantilisant d’une certaine manière ou à l’inverse, quelque chose où on va te prendre pour déjà complètement construit.e, comme déjà complètement sur les rails, etc. Et donc, il y a un entre deux qui a du mal à être trouvé, au sein des écoles. En France, en tout cas j’ai l’impression. Je ne sais pas comment ça se passe ailleurs. Mais oui, j’ai l’impression que de toute manière, il y a une nécessité de redéfinition de cette pédagogie à terme.
Charles-Arthur Feuvrier
Oui, c’est possible. Après, je me dis que… En tout cas, dans le système des écoles d’art, c’est surtout des professeurs et des professeures qui ne sont pas formé.es à ça. Forcément, on peut pas non plus échapper à ça si on veut avoir des gens qui sont professionnels dans le monde de l’art. On peut pas non plus leur demander d’être spécialistes de la pédagogie parce que du coup…
Camille Bardin
C’est cet entre deux-là, c’est soit tu es un.e bon pédagogue, soit tu es un.e bon.ne artiste, mais c’est un peu la roulette russe pour réussir à avoir les deux. On attend un peu que ce soit naturel chez l’artiste d’être un.e bon.ne pédagogue, alors qu’en fait, ce n’est pas forcément le cas. Oui, c’est ça. Ça vous va de finir là-dessus ?
Charles-Arthur Feuvrier
Très bien.
Jacopo Belloni
Oui, ça me va.
Camille Bardin
Merci à vous trois d’avoir pris le temps, en plein montage, de m’accorder tout ce temps-là pour cette interview. Vos travaux sont donc à retrouver jusqu’au 16 juillet prochain au Centre d’art de La Ferme du Buisson à Noisiel. Je vous invite vraiment, cher.ères auditeur.ices, à venir les découvrir. Je remercie également Thomas Conchou pour son invitation à réaliser une série d’épisodes à partir de l’exposition Les Sillons et remercie très chaleureusement l’ensemble des équipes de la Ferme : Céline Bertin, Sonia Salhi, Nina Decastro et j’en passe. Iels sont plus d’une trentaine. Merci pour leur accueil. Je vous dis à dans 15 jours pour un prochain épisode de PRÉSENT.E et au mois prochain pour le nouvel hors-série consacré à l’exposition Les Sillons. Merci à vous trois !
Charles-Arthur Feuvrier
Merci Camille !
Omar Castillo Alfaro
Merci Camille.
Jacopo Belloni
Au revoir ! Merci à tous. Ciao.