Fond sonore
Les Sillons. Les Sillons. Les Sillons. Les Sillons. Les Sillons. Les Sillons. Les Sillons. Un podcast PRÉSENT.E pour La Ferme du Buisson.
Camille Bardin
Bonjour à toutes et à tous, j’espère que vous allez bien. Je m’appelle Camille Bardin, je suis critique d’art et curatrice indépendante et depuis 2020 je produis PRÉSENT.E, un podcast dans lequel je reçois des artistes pour parler de leurs œuvres mais surtout de toutes les réflexions et les doutes qui se cachent derrière celles-ci. Pour ce hors-série j’ai souhaité faire dialoguer entre elleux des artistes. Vous le verrez, iels ont des profils très différents : iels n’habitent pas les même villes, ne sont pas diplômé·es des même écoles et ont des pratiques qui pourraient a priori ne pas avoir grand chose en commun. Pourtant, toustes présentent leur travail au Centre d’art de La Ferme du Buisson jusqu’au 16 juillet prochain dans l’exposition Les Sillons. Mais vous vous en doutez, ici il n’est pas seulement question de calendrier partagé. Il m’a semblé que de la rencontre entre leurs recherches naissaient parfois de passionnantes réflexions. C’est pourquoi j’ai choisi de les faire échanger entre elleux… Aujourd’hui, je reçois quatre des artistes de l’exposition Les Sillons, le duo formé par Juliette Jaffeux et Vincent Caroff. Bonjour vous deux.
Vincent Caroff
Bonjour.
Juliette Jaffeux
Bonjour !
Camille Bardin
Benoît Le Boulicaut.
Benoît Le Boulicaut
Hello.
Camille Bardin
Et enfin, Grand Chemin.
Grand Chemin
Salut.
Camille Bardin
Si j’ai souhaité vous faire échanger aujourd’hui, c’est parce que je crois qu’à certains endroits, vos méthodologies de travail se ressemblent. Vous procédez toutes et tous par libre association d’idées et par collages et venez ainsi titiller nos inconscients respectifs. Vos recherches sont souvent labyrinthiques et vos formes parfois presque cryptiques. Vous mobilisez toutes et tous une multitude de références que vous ne soumettez à aucune hiérarchie. Grand Chemin, on va commencer avec toi. Dans la vidéo que tu montres à La Ferme, on est embarqué.e dans les pensées d’une jeune femme qui, au cours d’un été caniculaire, se pose des questions existentielles, quitte parfois à basculer dans une crise psychotique. Elle nourrit en fait une obsession pour son voisin, une figure masculine qui vient s’immiscer dans ton récit et mène les regardeur.euses sur une fausse piste. Est-ce que tu pourrais nous expliquer ton scénario, s’il te plaît ?
Grand Chemin
Oui, bien sûr.
Camille Bardin
Dis nous tout.
Grand Chemin
Je pense qu’elle nourrit une obsession de manière générale et pas forcément que pour son voisin. Je vais peut être faire un petit résumé du scénario.
Camille Bardin
Oui carrément !
Grand Chemin
Comme t’as dit, ça se passe pendant la canicule et il y a une narratrice qui raconte son histoire, plus ou moins à la première personne. Elle a un quotidien assez banal. Elle est au foyer jeune travailleur, c’est à la campagne, il fait très chaud et on apprend aussi qu’elle veut séduire des femmes et qu’elle a l’impression qu’elle n’y arrive pas parce qu’elle sue énormément. Et donc, sur les conseils d’articles comme Wikihow, elle décide de rester le plus elle-même possible et progressivement d’arrêter de manger, puis aussi de boire et de se laver parce que plus rien ne peut percer la barrière de sa peau, disons. Et il y a ce personnage de voisin, du coup, sur lequel elle fait une obsession, mais on ne le voit jamais dans le champ, elle non plus d’ailleurs. Et en fait, à chaque fois qu’elle essaye de lui parler, il disparaît, c’est-à-dire qu’au début, elle nous explique qu’il met la musique très fort, mais dès qu’elle sort dans le couloir pour lui dire de baisser, il n’y a plus de musique. Ou bien, elle va l’épier pendant qu’il prend sa douche parce qu’elle trouve qu’il utilise trop d’eau. Mais à chaque fois qu’elle essaye d’aller après lui dans la douche pour constater de l’eau qui a disparu, il n’y a plus d’eau. Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il lui demande de le taxidermiser. C’est lui qui initie le contact. Mais tout au long du récit, on n’est pas vraiment sûr de la véracité de l’existence de ce voisin, parce qu’il n’apparaît jamais vraiment et parce que c’est elle qui rapporte les paroles à chaque fois, vu que c’est elle qui raconte. Et comme elle perd pied peu à peu avec la réalité, on n’est jamais vraiment sûr.e de ce qui se passe. Et du coup, cette question de la fausse piste narrative, je m’en suis rendu compte une fois que la vidéo était terminée et que je la regardais, je me suis dit que ça pouvait être une interprétation possible et que le voisin pouvait symboliser une piste narrative traditionnelle, disons. Parce que lui, son récit à lui, tel que la narratrice le comprend, c’est qu’il cherche à sauver le monde pour que la canicule se termine. Et ça, généralement, c’est quand même des récits majoritaires qu’on a dans beaucoup de blockbusters ou de livres, etc. enfin tous les types de récits auxquels on est exposé.e, avec en général un héros masculin, blanc, hétéro, cisgenre qui sauve le monde, qui ne se pose aucune question. Il arrive partout, tout se passe trop bien, super. Et donc, en fait, la narratrice est un petit peu parasitée par cette potentialité de piste et ça rentre dans son délire. Mais au final, ce n’est pas du tout sa voie à elle. Et même à la fin, on se demande est-ce qu’elle veut vraiment que la canicule s’arrête ? Est-ce qu’elle veut vraiment sauver le monde ? En fait, elle s’en fiche un peu. Ce qui l’intéresse, c’est surtout ne plus suer, séduire. On ne sait pas trop.
Camille Bardin
Et ne pas avoir à travailler.
Grand Chemin
Oui, et ne pas avoir à travailler. Et en fait, il y a comme une multitude de pistes narratives en réalité qui nous arrivent à travers ce qu’on peut percevoir comme étant son délire. Et dont, encore une fois, on n’est jamais vraiment sûr.e de la véracité de ce qui se passe. Et tout se passe toujours par la peau, en fait. La peau comme premier support. Je me suis rendu compte que souvent dans mon travail, la peau, c’est un peu un support comique pour moi et un support narratif parce qu’en fait, c’est notre membrane d’appréhension avec la réalité, disons. Malgré moi, ça me fascine d’imaginer plein de choses qui se passent avec la peau, la porosité, qu’est-ce qui peut nous traverser ou pas ? Est-ce qu’on peut être changé.e ou pas ? Et c’est un peu le combat de la narratrice aussi, d’essayer de se figer alors qu’en fait, elle ne peut pas vraiment. Et ça produit des choses dans sa réalité et dans son langage.
Camille Bardin
Juliette et Vincent, c’est également une vidéo que vous montrez à La Ferme du Buisson, vidéo dans laquelle on retrouve aussi cette espèce d’esthétique du vortex. Tout est très labyrinthique. Là aussi, il y a cette idée de pensée assez confuse, très obsédante, j’ai l’impression. Est-ce que vous voulez bien, vous aussi, nous présenter votre film, peut être pour commencer ?
Vincent Caroff
Oui, bien sûr. Oui, on présente une vidéo et aussi plusieurs peintures qui semblent un peu être dans des questionnements similaires aussi. Mais pour parler plus spécifiquement de la vidéo, c’est un film d’animation en 3D qui s’ouvre sur un plan d’un bureau avec un clavier d’ordinateur, un écran d’ordinateur et aussi des cafards et des bougies. [Rire] Et tous ces petits cafards semblent attirés vers l’écran d’ordinateur dans lequel il y a une vidéo qui tourne. C’est une vidéo qu’on a trouvée sur une chaîne YouTube qui s’appelle ToiletteFan1, pour ne pas la citer. C’est donc une chaîne YouTube qui va faire des reviews de toilettes et de chasse d’eau. Et qui a été un peu le point de départ, ou en tout cas, le moment où on s’est dit qu’on allait un peu articuler la vidéo autour de ce vortex et de cette figure. Et au moment de tirer la chasse, tout le décor explose. L’intégralité des murs et tout ça sont emportés dans un genre d’énorme vortex violet. Et c’est là où le personnage principal apparaît, qui est interprété par l’imitateur officiel de Matthew McConaughy.
Juliette Jaffeux
Je pense aussi… Enfin, ça me fait un peu penser à ce qu’expliquait Grand Chemin pour le personnage masculin, en tout cas, qui a toujours un peu le même récit. C’est un peu ce qu’on a voulu faire avec l’imitateur de Matthew McConaughey. On pensais à la série True Detective, à cet état d’enquêteur qui raconte toujours un peu n’importe quoi et qui a l’air d’être vraiment super philosophique, métaphysique et qui comprend tout un tas de trucs. Et du coup, là ça se perd dans un texte qui est aussi abyssal que le vortex.
Camille Bardin
Je parlais du fait que vous faisiez référence à énormément de choses. Notamment, quand on a préparé cet entretien, vous m’expliquiez que vous aviez fait énormément de recherches et notamment beaucoup de lectures et que ces récits labyrinthiques, vous les aviez retrouvés, notamment, ça et là, dans plusieurs ouvrages, notamment. Est-ce que vous voulez bien nous en parler peut-être ?
Vincent Caroff
Oui, en fait, j’ai dit que c’était cette vidéo qui était un peu à la genèse de tout le projet. Mais en réalité, la première fois qu’on en a parlé à Thomas Conchou, on parlait beaucoup de « La maison des feuilles. » Heu…
Camille Bardin
Juliette, tu veux en parler peut-être ?
Juliette Jaffeux
Oui, du coup « La maison des feuilles », c’est un livre… Enfin, c’est un roman non linéaire, on pourrait dire, de Mark Z. Danielewski. C’est un récit qui est complètement fragmenté. C’est un récit sur un film qui n’existe pas et qui a l’air d’avoir disparu. C’est quelqu’un qui fait une thèse sur ce film et quelqu’un qui lit la thèse de ce film. C’est vraiment des couches et des couches de récits. Dans ce livre aussi, on a cette figure vraiment masculine quand même, du mec qui trouve… C’est que des hommes qui trouvent… Le premier homme qui trouve le film qui est fait par un homme et ainsi de suite. Il y a vraiment ce personnage qui apparaît dans le texte, un petit peu dans le poème qui est dans la vidéo à certains moments, quand on parle du chien et des grands ongles roses et tout. On était intéressé.e par pas mal de récits labyrinthiques, que ce soit autant des récits en ligne qui se passent vraiment juste sur Internet ou ce livre-là, vraiment, qui nous a marqué.e. Du coup, j’ai lu pas mal de romans ces derniers temps qui sont quand même souvent des enquêtes et c’était souvent des personnages masculins. Et même si… c’était pas gênant, on va dire, dans « La maison des feuilles », ça reste un super livre. Mais bon, oui, on reste dans ce truc un peu du gars qui réfléchit tout seul, qui est dans son truc. C’est un peu pour ça qu’on a pris cette image de mec de 50 ans qui tombe dans le vortex et qui se pose des questions existentielles.
Camille Bardin
Oui quoi qu’il arrive autour de lui, son esprit est toujours actif.
Juliette Jaffeux
Oui c’est ça. En fait, quoi qu’il se passe, c’est toujours le même personnage. Il y avait vraiment une récurrence de ce perso-là qui est quand même… Ils sont toujours un peu touchants, il y a un truc comme ça, mais bon oui, c’est fatigant que ce soit toujours le même gars, blanc, de 50 ans, qui se pose les questions. Enfin, bon.
Camille Bardin
Et toi Benoît, si j’ai voulu mettre ton travail en dialogue avec celui de Vincent, Juliette et Grand Chemin, c’est parce que je trouve qu’on retrouve chez toi aussi cette idée de profusion de discours et de piste de réflexion. Comme les autres, j’ai l’impression que tu procèdes, si ce n’est par analogie ou par mise en abîme, en tout cas par libre association d’idées. Tu proposes des collages dans lesquels se rencontrent différents éléments issus de ta recherche iconographique, si bien que, dans les quatre tableaux que tu montres à La Ferme, on croise autant Jeanne la Papesse que Samantha de Sex and the City. Tu me disais qu’il s’agissait là d’un « mélange sous stéroïdes. » C’est le terme que tu as employé. Est-ce que tu veux bien nous parler un petit peu de ta méthodologie de travail ?
Benoît Le Boulicaut
Au début, c’était une méthodologie qui était quand même vachement axée sur ma consommation personnelle de séries, notamment américaines des années 90, une consommation avide pendant des journées entières, et notamment de Sex and the City, qui a une place primordiale dans ma vie et dans ma pratique artistique. Au début, c’était tout simplement face à une toile vierge blanche. J’avais imprimé une citation de Samantha, justement, que je trouvais très belle et très drôle, qui parlait comme à son habitude d’indépendance et de sexualité libérée. J’ai décidé juste de la coller avec de la colle Cléopâtre sur la toile et j’ai trouvé ça beau. Je l’ai gardée dans mon atelier et je trouvais ça joli, mais ce n’était pas du tout ma pratique initiale d’artiste. Je faisais des choses plus conceptuelles. Très vite, j’ai compris que je collectionnais, sans vraiment le vouloir, des captures d’écran, des sous-titres, des images issues de séries mais pas que ; je collectionnais également les typographies ou les couvertures de livres d’une certaine époque. Et en les imprimant sur les mêmes pages A4 pour faire des économies, parce que ça coûtait trop cher d’imprimer chaque image sur une seule feuille, je me suis dit que c’était une super belle association d’avoir ces éléments qui n’ont rien à voir ensemble, mais qui, au fond, créent une narration. Une des toutes premières, c’était justement ce que tu disais sur Samantha et Jeanne la Papesse, qui sont quand même deux archétypes féminins qui ont plus de dix siècles d’écart et qui, quand on y pense, ont beaucoup de choses à se dire, mais ne se sont jamais rencontrés. Et donc, toute cette « méthodologie sous stéroïdes » dont tu parles, c’est aussi des images que j’affectionne et que je trouve très belles esthétiquement et que j’ai envie de mettre en relation et envie de faire des belles choses avec.
Camille Bardin
Oui, tu disais qu’il n’y avait pas forcément de discours analytique. D’ailleurs, tu avais commencé notre entretien de préparation en disant qu’il n’y avait pas forcément de discours analytique, etc. Et j’étais là, OK, très bien. Et ensuite, en discutant avec toi, je me suis rendu compte de l’entièreté, de l’ensemble de tes références, qui sont très très nombreuses par ailleurs. Mais là, dans le cas précis de ce travail-là, tu essaies un petit peu de t’en détacher pour justement venir titiller un peu notre inconscience, c’est-à-dire que vraiment, les collages se font sans qu’il y ait a priori d’explications à proprement parler.
Benoît Le Boulicaut
Oui, et il y a aussi une particularité dans ces collages, c’est qu’avant, c’était uniquement des images collectées sur Internet en enregistrant et c’était quelquefois des captures d’écran qui, du coup, sont propres à moi-même, mais c’était des images qui m’appartenaient pas. Et là, pour la première fois, j’ai décidé de coller des photos que je prenais moi dans les toiles et c’était quelque chose que je faisais pas du tout. Et c’est là où c’est encore plus… Je disais que ce n’était pas analytique alors qu’au fond, ça l’est énormément. Parce qu’en fait, les couvertures de livres de certains livres de psychanalyse, même des années 70/80, côtoient une référence de Sex and the City, une pièce de Brancusi et une photo que j’ai prise sortant de Une chambre en ville d’Ana Jotta à la Cité internationale des Arts. Et les quatre ensemble n’ont rien à se dire normalement. Et c’est ce qu’on disait pendant l’entretien, on peut écrire une histoire et un vortex, pour reprendre ce que vous disiez plus tôt, avec ces quatre éléments comme point de départ.
Camille Bardin
Je trouve que d’une certaine manière, vous venez toutes et tous questionner notre manière d’appréhender le réel. Toi, Grand Chemin, comme on l’a vu, cela passe par le récit, mais aussi par le jeu. En juin prochain, pendant le Sillons Fest, tu vas présenter une performance et pour cela, tu t’es beaucoup inspiré des ARG, donc des Alternative Reality Game, des jeux dans lesquels le monde réel et le scénario fictif se confondent. Quelles sont les formes que vont prendre cette performance ?
Grand Chemin
Je t’avoue que je ne suis pas encore exactement sûre. C’est sûr qu’il va y avoir un récit, parce que c’est quand même mon support intellectuel. Avant de travailler même avec la vidéo ou quoi, je pense que ce que j’utilise vraiment, c’est le texte, le récit et le langage. Parce que comme c’est notre appréhension première de la réalité et que pour communiquer, on n’a pas le choix que d’utiliser des mots, c’est avec ça également qu’on peut un peu faire basculer la réalité. Je crois qu’en un sens, c’est un peu mon ambition profonde, disons, de réussir à modifier un peu la réalité juste avec des mots et avec une précision dans le texte et dans l’écriture. Je ne sais pas si ça me fait penser à… Je ne sais pas si ça a vraiment un rapport, mais j’ai mon écrivaine un peu favorite, Clarice Lispector, qui, dans un de ses livres, dit que peut-être, elle a changé l’air autour d’elle avec sa seule force sauvage, mais qu’elle ne le saura jamais. Je crois que j’aimerais bien faire un peu ça, être un peu de magicienne. [Rire] Du coup, je trouve qu’avec les constructions de récits et les formes de jeux, on peut réussir un petit peu à faire ça et à faire douter les personnes qui décident d’être nos spectateur.ices de la réalité elle-même. Ça peut prendre la forme de mise en scène où le récit intervient sur des éléments qui sont très banals et très infimes. Et donc ça fait douter les spectateur.ices parce qu’iels vont se dire « Mais est ce que ça, c’était vraiment mis en scène ou pas ? » Et c’est souvent ça le type d’intervention que je fais ou des jeux type plutôt des ARG ou des jeux de piste. Mais ça, je ne suis pas sûre de pouvoir vous en parler là du coup parce que ce n’est pas encore prêt.
Camille Bardin
Mais en tout cas, peut-être que ce qu’on peut dire, c’est que certes, il y a cette vidéo, mais d’ailleurs, il me semblait que tu disais que le format de la vidéo, tu le trouvais assez autoritaire, peut-être parce que justement, il y a ce début et cette fin et voilà. Et là, justement, tu essayes d’exploser un peu ce cadre-là, de le faire croître et déborder à la fois dans le reste des salles d’exposition, mais aussi en dehors même des salles d’exposition. Il me semble que là, tu invites même les spectateur.ices, peut-être pas dans ce cadre-là, mais dans d’autres expositions aussi, il t’est arrivé de faire sortir les spectateur.ices, de les emmener avec toi et d’aller comme ça chercher ça et là des indices à l’extérieur et autres qui viendraient soit augmenter ton récit, soit le contrer à l’inverse ?
Grand Chemin
Oui, ici, à l’exposition des Sillons, j’invite les spectateur.ices à sortir dehors. En effet, à la fin de la vidéo, il y a quelques instructions qui les emmènent devant un message. Évidemment, de manière un peu plus ou moins subtile, c’est un petit peu une métaphore de sortir de l’espace d’exposition, disons, que je trouve généralement assez autoritaire. Et mon utilisation de la vidéo et de ces formes comme ça, que ce soit des performances ou des instructions qui amènent à sortir dehors ou à se promener. Ces formes un peu de jeu, disons, sont pour moi une manière de réfléchir justement aux statuts autoritaires que peuvent avoir nos travaux, surtout lorsqu’on les expose et qu’on les adresse à un public, il y a forcément une position d’autorité qui se met en place et j’ai envie de réussir à jouer un peu avec ça. D’où mon intérêt pour les ARG et les jeux de manière générale, c’est de proposer une forme de lien.
Camille Bardin
Et de relation, finalement.
Grand Chemin
Oui, c’est ça. Inventer une forme de lien et habiter un peu nos vies avec nos travaux, sans que ce soit juste des choses à regarder. Il n’y a aucune pièce qui est juste une chose, mais sans que ce soit des choses qui soient purement visuelles.
Camille Bardin
Oui, finalement, comme dans ta vidéo, il y a une multitude de strates de discours et t’invites aussi les spectateur.ices à s’en saisir et à naviguer entre toutes ces strates-là, finalement.
Grand Chemin
Carrément. Et avec les ARG aussi, mais je pense que Juliette et Vincent vous en parlez… ou pas. [Rire] Mais.. c’est plutôt la dimension de quelque chose qui est cachée, qui est intéressante, d’où le fait que parfois, nous n’aimons pas forcément en parler énormément. Il faut garder le mystère, bien sûr. [Rire]
Camille Bardin
Justement, tu fais un peu une transition parfaite parce que vous, dans votre cas, Juliette et Vincent, ces citations esthétiques que vous empruntez aux jeux vidéo et spécifiquement aux ARG, sont d’autant plus évidentes, en tout cas dans votre premier film, notamment, dont on peut aussi parler un peu ici. Mais finalement, tout votre travail convoque une multitude de références à la culture Internet. Vous travaillez beaucoup à partir de creepypastas, ces histoires horrifiques qui sont diffusées sur Internet, qui sont des légendes, mais qui viennent parfois aussi impacter le réel. Mais vous n’hésitez pas non plus à venir piocher dans des threads, donc des fils de conversation en ligne sur des sujets spécifiques. Qu’est-ce qui vous intéresse spécifiquement dans tous ces récits qui naviguent entre la fiction, le réel, le conte et presque le complot à certains endroits aussi ?
Vincent Caroff
Juliette tu veux commencer ?
Camille Bardin
Vas-y Juliette.
Juliette Jaffeux
Je pense déjà au niveau du récit, ce qui est intéressant dans les ARG par rapport au récit, comme disait Grand Chemin, c’est aussi l’aspect participatif. Le fait que son récit ne soit plus dans quelque chose d’ autoritaire. Il y a un truc très généreux à juste poser des indices, essayer d’écrire quelque chose qui est plus ou moins précis pour nous et de laisser vivre sur Reddit ou sur YouTube par les commentaires, par les pensées des gens. C’est trop bien de voir les gens vivre ton histoire, écrire à ta place… [Rire] Enfin, pas écrire à ta place mais écrire à partir de ce que tu auras donné.
Camille Bardin
Oui, mettre en place une sorte de collaboration, finalement.
Vincent Caroff
Exactement, oui. Des fois, c’est super impressionnant. C’est un truc un peu au-delà de l’ARG, mais les enquêtes en ligne qu’il peut y avoir… Par exemple, je ne sais pas si vous vous rappelez, mais il y avait eu des mutilations de chevaux il y a deux ans ou trois ans, je ne sais plus. Et là, vraiment, tout Internet s’était mobilisé pour enquêter sur cet événement.
Camille Bardin
Est-ce que tu peux nous en parler un peu plus en détail peut-être ? Parce que vous avez basé aussi votre premier film, notamment sur cette histoire spécifique.
Vincent Caroff
Oui, après, on peut pas vraiment dire basé, c’était vraiment un point de départ très vague. Parce qu’en fait, à l’époque, les théories partaient en vrille totalement.
Juliette Jaffeux
Et puis surtout, c’était au moment du Covid, du coup, il y avait vraiment toutes les théories comme « Peut-être qu’on prend le sang des chevaux pour soigner le Covid », il y avait des organes qui étaient enlevés, etc. En fait, ces histoires de mutilation animale, il y en a beaucoup aussi aux États Unis. On n’arrive jamais à savoir si c’est des animaux. Et puis, ça concentrait… Il y avait aussi juste le fait que ce soit un cheval, nous qui nous intéressait. Le fait que ça parte d’un animal, que ce soit une enquête qui ne soit pas sur des morts humaines. Nous, on trouvait ça intéressant.
Vincent Caroff
Et puis pour apprécier ce genre de choses, j’ai l’impression que c’est un état d’esprit précis dans lequel tu sais que tu n’auras pas de réponse, que tu n’auras pas… On ne saura jamais qui les a tués, mais tout est intéressant à prendre..
Juliette Jaffeux
C’est que ça donne beaucoup de pistes très vite. Ça peut partir dans des théories du complot pour quand même des faits avérés qui passent dans le journal. Là, on est vraiment dans un récit transmédia qui… Il y a des tout petits bouts dans des journaux vraiment locaux. Nous, à l’époque, on était à Clermont Ferrand, dans la montagne, il y avait des articles cet été-là. Et puis ça me met vraiment un truc… Je ne sais pas comment…
Camille Bardin
C’est un peu ce qu’on peut connaître, même à Clermont, justement, si tu es dans le coin, mais typiquement, ce qu’il pouvait y avoir à une certaine époque avec La Bête du Gevaudan, où justement, tu créais plein de strates de récits, mais en buvant des cafés au café du coin. Et là, en fait, ça ajoute encore, ça multiplie tous ces récits-là. Et c’est ça aussi qui est impressionnant, c’est la multiplicité de tous ces discours qui viennent faire croître l’histoire.
Juliette Jaffeux
Oui, c’est ça. Ce qui était fou en plus, c’est que ça s’est passé en France. Il y a même eu des cas pas très loin de Clermont à l’époque et moi, j’ai trouvé ça sur Reddit, sur unsolvedmysteries, où il y avait que… C’était un thread américain qui parlait de ça en France. C’est fou comment du coup, ça, c’est Internet qui fait cet effet, mais il n’y a plus du tout d’état de frontière, on va dire. Ça se passe sur Reddit, presque on s’en fiche de la matérialité. Je ne sais pas comment exprimer.
Camille Bardin
Oui, on s’en fiche d’où ça se trouve. On a parlé du coup de l’esthétique du vortex et du rapport au réel. Et cela me fait évidemment penser à tout un pan de ta recherche, Benoît, qui se concentre sur la psychanalyse. La spirale est d’ailleurs un motif qui revient souvent dans ce domaine-là, notamment par le biais de la fumée, puisque la spirale est un des symboles de la vérité. Comment est-ce que tu dirais que la psychanalyse a impacté ton travail ? Sachant que tu as même fait des pièces à proprement parler directement sur la psychanalyse ou en tout cas… Vas-y, je te laisse faire.
Benoît Le Boulicaut
Je peux te parler des pièces que tu cites. Il y a deux ans, j’ai fabriqué en céramique une réplique des cigares de Jacques Lacan, qui sont des cigares torsadés parce qu’ils sont attachés avec un nœud de satin rouge dans la boîte et ils sont tressés comme une tresse pour les cheveux. Et donc, quand on enlève ce petit ruban rouge, on a un cigare complètement retourné sur lui même comme un ver de terre. Et c’est ce qu’il fumait et ça a été analysé, même très récemment, mais à l’époque aussi, comme un symbole de la recherche de la vérité. Parce que ce cigare ne va jamais droit et ne va jamais au centre des choses. Et du coup, c’était une forme de spirale qui représentait dans la psychanalyse ce questionnement d’aller vers la vérité. C’est ce qu’il y a aussi dans mon travail, parce que les narrations dont on peut parler, l’association libre qu’on peut faire des images entre elles, c’est aussi une forme de lecture psychanalytique. Et le vortex, c’est lui même une posture psychanalytique qui peut expliquer des comportements et qui peut permettre aussi des clés de lecture sur certains événements. On parlait du conspirationnisme un petit peu avec les chevaux et aussi les ARG et tout ce que ça fait en matière d’individualité, etc. Mais c’est aussi ça, c’est la question communautaire de groupe et les croyances collectives. Et je pense qu’elle se trouve là aussi la psychanalyse. Et pour revenir plus simplement sur sa place dans ma pratique, elle est arrivée au moment où j’allais moi même voir mon premier analyste. Donc pour moi, c’était intimement lié. Et que la question de l’art et de la sublimation est arrivée très vite et que moi, ça m’a soulé, parce que du coup, on voyait l’art uniquement, pour lui en tous cas, en des termes de sublimation : « L’art va m’aider ou nous aider à aller mieux, à sublimer et à faire passer le trauma, par exemple, ou l’état psychotique, etc. » Mais moi, je ne voulais pas voir l’art et ce que je faisais qu’en des termes soignants et je ne voulais pas voir ce que je faisais qu’en des termes psychanalytiques. Mais par contre, je voulais utiliser la psychanalyse dans mon travail sans qu’elle soit curative. Et très vite, je me suis rendu compte qu’au-delà de mon expérience intime et personnelle de la psychanalyse, je pouvais aussi l’utiliser à des fins de vulgarisation à travers les images que je convoquais et la façon que j’avais de travailler avec elles. Typiquement, dans une des toiles que je présente dans l’exposition, il y a une couverture de Wilhelm Reich.
Camille Bardin
Oui… Raconte cette histoire ! [Rire]
Benoît Le Boulicaut
[Rire] Wilhelm Reich qui est un psychologue… Je n’ai pas les termes précis d’ailleurs de ce qu’il était, mais il faisait office en Allemagne de… C’était une figure majeure d’une nouvelle psychiatrie ou d’une nouvelle psychanalyse, même si je pense qu’il y a des psychanalystes qui diraient qu’il ne l’était pas et qu’il n’a rien à voir avec ça. Et en fait, il a toute sa vie travaillé sur le fascisme et sur l’arrivée du fascisme en Allemagne, qu’il a d’ailleurs quittée, si je ne me trompe pas à cause de tout ça. Et il a écrit sur l’arrivée du fascisme chez les hommes notamment, et autour de la question des pulsions, qu’elles soient de mort ou de vie, les pulsions sexuelles, les visions homo sociales et homosexuelles et l’arrivée du nazisme. Et comment est-ce que ça arrive très tôt, pour lui, dans la peur de la castration, dans la peur de la femme, des femmes. C’est très essentiallisant, ce que je dis sur sa pratique.
Camille Bardin
Oui, la psychanalyse de manière générale hein. [Rire]
Benoît Le Boulicaut
Oui voilà. En fait, il est très connu pour ça et notamment aussi pour tous les questionnements qu’il a eus, de sciences versus physique, réalité. Il s’est beaucoup posé la question de ce que c’était l’orgasme, à une époque où c’était absolument pas admis qu’on pouvait regarder ça en des termes un peu holistiques, en dehors de toute « dureté des sciences ». Et il s’est intéressé aussi beaucoup à des choses un peu plus spirituelles, et notamment l’histoire qui me fascine avec lui, c’est qu’il a inventé le Cloudburster, qui a inspiré Kate Bush pour écrire cette chanson dans son album Hounds of Love. En fait, il a fabriqué une machine pour créer des nuages et attraper des nuages. C’était une énorme machine en métal qu’il tirait dans le ciel et c’était censé générer des nuages. Ça ne marchait évidemment pas très bien et il s’est fait arrêter par la police. Je crois même qu’il y a le FBI qui rentre à un moment dans l’histoire. Enfin, c’est allé super loin. [Rire] Et en fait, elle est là aussi la psychanalyse. C’est une clé de lecture pour voir d’autres choses qui ne sont pas forcément difficiles et en dehors de notre accès et de notre prise, typiquement, il y a des concepts psychanalytiques que j’adore et que j’adore convoquer dans des discussions ou même dans mon travail. Et je pense que c’est aussi intéressant de les vulgariser et de les donner aux personnes qui viennent voir, aux visiteur.ices, sans l’essentialiser et sans la rendre imperméable.
Camille Bardin
Oui, parce que finalement, la psychanalyse, je trouve qu’on la retrouve dans trois endroits dans ton travail. Il va y avoir finalement l’inconscient que tu vas convoquer en associant librement toutes ces images-là. Ensuite, il va y avoir ta propre psychanalyse intime qui, évidemment, va impacter et infuser ta pratique. Et en troisième strate, il va y avoir justement ton intérêt pur pour la psychanalyse et le fait que directement, tu vas toucher ces sujets-là dans ton travail. Donc ça arrive vraiment à trois niveaux différents, ce que je trouve passionnant par ailleurs.
Benoît Le Boulicaut
Ça part d’un vécu personnel et ensuite, ça se transpose dans une volonté de toucher l’autre. C’est très psychanalytique de dire une phrase comme ça. Et de… comment dire ? D’échanger par rapport à tout ça. C’est-à-dire qu’il y a tellement de… comment dire ? On dit souvent qu’ à partir de Freud, Nietzsche et Marx, le monde a changé et on a eu des clés de lecture qu’on n’avait jamais eu avant. Et je le crois encore aujourd’hui, même si j’ai aussi énormément de critiques vis-à-vis de ces trois hommes et notamment de Freud..
Camille Bardin
Ah bon ? [Rire]
Benoît Le Boulicaut
[Rire] Il y a des choses à prendre qui nous permettent de voir des événements les plus simples. Je reparle des chevaux dont Vincent et Juliette étaient en train de parler, mais il y a aussi toute cette question de qu’est-ce que c’est le conspirationnisme en des termes psychanalytiques dans notre société contemporaine ? C’est-à-dire que le conspirationnisme, c’est un repli sur soi et un repli contre l’autre dans le but de l’ostraciser et de se retrouver seul.e dans son groupe intracommunautaire, sans dialogue possible avec l’autre. En fait, il y a pas mal de théoriciens et de théoriciennes qui aujourd’hui disent que c’est la maladie du siècle et qu’en fait, c’est ça qui va commencer à toucher de plus en plus. Et on a vu les résultats aux États Unis, par exemple, de ce que ça a produit. C’est-à-dire plus seulement de la psychanalyse et c’est plus seulement des théories que personne ne peut comprendre et c’est extrêmement bourgeois et c’est privilégié, etc. Là, on commence à rentrer dans une ère, je trouve, où la question de la santé mentale, par exemple, permet de parler de psychanalyse grâce à la série « En thérapie » aussi beaucoup et au confinement.
Camille Bardin
Oui clairement.
Benoît Le Boulicaut
On peut en parler et ça fait partie de notre quotidien. Et les chiffres explosent d’ailleurs des gens qui vont en analyse.
Camille Bardin
Les psy n’en peuvent plus. Ma propre psy me dit « J’en peux plus, j’ai trop de patient.es. » Tant mieux.
Benoît Le Boulicaut
Oui.
Camille Bardin
Oui, tant mieux. Il y a ce mème que j’avais vu passer sur Instagram, et que j’avais trouvé pas mal. C’était une fille qui disait à sa mère qu’elle allait voir une psy et sa mère lui disait « Mais nous à l’époque, on faisait pas ça, c’est bizarre. » Et la nana répond « Oui, c’est exactement pour ça qu’on est obligé.e de toutes et tous aller voir des psychanalystes. » Passons à la deuxième partie. Je dis deuxième partie, c’est simplement ma dernière question. Donc dans tous les entretiens de PRÉSENT.E, je termine systématiquement mes interviews en demandant à mes invités si iels réussissent à vivre de leur travail d’artiste. Mais pour ce hors-série, j’ai un peu adapté cette question aux cas spécifiques des jeunes artistes. Je voulais vous demander quelles informations vous auriez aimé qu’on vous donne avant de quitter l’école. Quels conseils auriez-vous aimé avoir pendant vos études et avant de sauter dans le grand bain ? Et peut-être avant de répondre à cette question, est-ce que vous pouvez nous dire quelle école vous avez faite d’ailleurs ? Qui veut commencer ? Grand Chemin ?
Grand Chemin
Allez, on continue. [Rire]
Camille Bardin
Ce petit rythme Grand chemin, Juliette, Vincent, Benoit. Ça me va, parfait. [Rire]
Grand Chemin
Du coup, j’ai fait les Beaux Arts de Bordeaux, j’ai fait les cinq ans là-bas. J’ai bien aimé mon cursus en vrai, mais comme je t’ai dit tout à l’heure, lorsqu’on s’est retrouvée à fumer une cigarette, bien que je ne fume pas. [Rire]
Camille Bardin
Je suis la seule responsable. [Rire]
Grand Chemin
Je pense que s’il n’y avait pas eu justement le confinement et tout ce qui s’en est suivi, je ne sais pas si je serais restée les cinq ans à l’école, mais à partir du Covid qui est intervenu quand j’étais en troisième année, enfin le premier confinement, à partir de là, je me suis autorisée à beaucoup voyager et du coup à être moins dans l’école qu’auparavant et donc peut-être à moins avoir une surdose et à péter les plombs. Je pense que ce que j’aurais beaucoup aimé savoir et aussi tester, disons, c’est le modèle des résidences d’artistes et le fait de travailler avec du public qui n’est pas du tout issu du milieu de l’art. J’ai fait un stage un jour à la Métive, qui est une résidence d’artistes en Creuse, et ça s’est super bien passé. J’ai été amené à accompagner plein d’artistes, dont certains et certaines qui n’étaient pas des artistes d’art contemporain, mais par exemple des personnes qui faisaient de l’art thérapie, des ergothérapeutes, des musiciens, musiciennes qui faisaient des interventions dans des maisons de retraite à Aubusson, par exemple, ou des écoles. En fait, ça m’a donné une vision de l’art que l’école ne nous donne pas du tout. Je me suis demandé si ce n’est pas parce que l’école est le milieu un peu élitiste de l’art, à savoir la logique très marchande des galeries, des expos parfois et tout, ne voit pas les interventions comme ça dans des endroits, genre maisons de retraite. J’ai l’impression que c’est un peu une image pas très noble.
Camille Bardin
Oui.
Grand Chemin
En fait, à l’école, on nous pousse à créer à partir seulement un peu de nous-même, ce qui amène aussi, je trouve, pas mal de pratiques et de personnes à être un peu auto-centrées parfois. Mais ce n’est pas une critique envers ces personnes quand je dis ça, c’est plutôt parce que c’est un peu une forme de nécessité. On nous dit : « Bon bah voilà, tu dois trouver des pièces à peu près à partir de toi-même ou de ce qui t’intéresse et tu vas les mettre dans cette pièce toute blanche dans l’école. » Alors qu’en fait, si, par exemple, dès le début, les écoles avaient plein de partenariats avec tout plein de publics qui ne s’y sont pas…
Camille Bardin
Des acteurs locaux…
Grand Chemin
Oui, voilà, c’est ça. On développerait des pratiques qui seraient peut-être aussi un peu plus ancrées avec d’autres personnes et qui sont capables de s’adresser aussi pas seulement à un monde qui est régi par tout un ensemble de codes, de systèmes, de symboles et au final très fermé sur lui-même.
Camille Bardin
Trop intéressant. On n’avait pas encore… Enfin, je, toute seule, je dis « on », ça commence mal. Je n’avais pas encore eu cette réponse. Je suis bien contente. Je pense qu’elle parlera à pas mal de monde. À qui le tour ? Juliette ? Vincent ?
Vincent Caroff
Nous, on a étudié tous les deux à Clermont Ferrand pendant cinq ans aussi. Mais c’est super dur de trouver un conseil comme ça. J’aurais tendance à dire quelque chose d’un peu similaire, de ne pas s’enfermer dans l’école et de se dire qu’il y a plein de trucs qui peuvent être importants, voire plus, je ne sais pas.
Juliette Jaffeux
Moi aussi, j’ai ressenti un peu la même chose parce que globalement, le cursus était super. Nous, l’école a pas mal de budget, on a pu faire des beaux voyages et tout, donc c’était quand même cool. Mais c’est vrai que ça reste toujours effectivement dans le monde de l’art. En tout cas, ça te prépare à une espèce de huis clos, alors qu’en fait, il y a trop besoin de liens à l’extérieur, effectivement.
Vincent Caroff
Je pense que pareil, le confinement a pas mal aidé en un sens pour ça, de carrément plus aller à l’école pendant assez longtemps. Ça nous a fait découvrir pas mal d’autres choses, d’autres possibilités aussi.
Vincent Caroff
Après, nous on avait déjà quand même une pratique sur l’ordi et tout. On est resté beaucoup à la maison quand même. C’est vrai que le confinement, ça nous a renfermé peut-être encore plus, mais ça nous a permis aussi de se détacher encore davantage de l’école. Je suis grave d’accord avec toi, Grand Chemin. [Rire] Moi aussi, c’est ça que j’ai ressenti le plus. Un manque aussi peut-être… même les ateliers techniques ou quoi, d’avoir des choses qui soient directement avec des gens qui font ce métier ou que ce ne soit pas toujours une espèce de truc fait à notre sauce… Enfin, je ne sais pas comment dire, genre c’est…
Camille Bardin
Ok très bien. Et toi Benoît, tu étais à Angers, il me semble ?
Benoît Le Boulicaut
Oui.
Camille Bardin
Pendant le confinement aussi, non ?
Benoît Le Boulicaut
Oui oui.
Camille Bardin
Vous êtes vraiment team confinement.
Benoît Le Boulicaut
J’ai passé mon diplôme de troisième année pendant le confinement.
Camille Bardin
Hum plaisir ! Et alors ?
Benoît Le Boulicaut
Par rapport à la question que tu nous posais… Déjà, il y a l’Urssaf.
Camille Bardin
Oui, bien sûr.
Benoît Le Boulicaut
Parce qu’il y a des formations qui arrivent, dans l’école où j’étais, six mois après qu’on soit parti.es. Ce que je peux comprendre le temps d’organiser, etc. Mais moi, j’ai dû m’inscrire bien avant les six mois qu’iels ont attendu pour faire cette formation. Ça, j’aurais bien aimé qu’on ait un cours ou une formation parce que c’est extrêmement complexe quand tu ne connais pas. J’aurais bien aimé qu’on nous prépare un tout petit peu plus, je pense, au prix de l’extérieur, vous parliez des ateliers techniques. On sait que c’est beaucoup plus cher à l’extérieur, mais il y a des solutions et il y a des endroits et des contacts, etc. C’est vrai que quand tu te retrouves lâché.e dans une autre ville, par exemple, d’où tu faisais tes études, ça peut être compliqué aussi de trouver des systèmes de production qui ne te coûtent pas un bras. Le troisième, c’est aussi la question des opportunités et le fait de pas tout accepter. C’est un truc qui revient souvent, c’est le fait de dire « oui » à tout quand on sort directement de l’école d’art. Et je pense que ça peut être extrêmement risqué. Et on ne se rend pas compte parce que vu que c’est parfois une économie précaire, dire « oui », ça veut dire aussi pouvoir subvenir à ses propres besoins. Mais ça peut aussi vouloir dire surmenage et/ou manque de temps, manque de temps personnel ou je ne sais pas.
Camille Bardin
Oui, ça me parle beaucoup ce que tu dis. Parce qu’effectivement, je trouve qu’au début, tu as du mal à refuser, ne serait-ce que parce que c’est un espèce d’ego boost aussi quand on te propose quelque chose, on se dit « Wow incroyable, on veut bien de moi, c’est trop bien ! » Sauf qu’en fait, effectivement, ça construit un CV, ça ancre potentiellement ta pratique quelque part. Et puis, oui la notion du refus est aussi nécessaire dans notre milieu. Mais bon, le refus reste aussi un privilège à certains endroits, donc ce n’est pas évident. Mais quand on a la possibilité de se poser et de se dire « Effectivement, c’est le début, donc c’est peut-être ma première, deuxième ou troisième proposition. » Mais de prendre le temps de se dire « Est-ce que j’ai vraiment envie de travailler avec cette personne-là ? Est ce que le projet me parle vraiment ? Et est-ce que les conditions de travail aussi sont les bonnes ? » Parce qu’effectivement, à terme, le problème, c’est qu’on finit par s’épuiser. Merci. C’était très intéressant vos conseils. Bravo.
Juliette Jaffeux
Merci à toi !
Camille Bardin
Merci vraiment à tous les quatre cette fois-ci, pour le temps que vous m’avez accordé, vos travaux sont à retrouver jusqu’au 16 juillet prochain au Centre d’art de la Ferme du Buisson à Noisiel. Je vous invite vraiment, cher.ères auditeur.ices à venir les découvrir. Je remercie également Thomas Conchou pour son invitation à réaliser une série d’épisodes à partir de l’exposition Les Sillons et remercie chaleureusement l’ensemble des équipes de La Ferme, Céline Bertin, Sonia Salhi, Nina Decastro et j’en passe. Iels sont plus d’une trentaine, donc je ne pourrais pas toutes et tous les citer. Mais merci en tout cas pour votre accueil. Je vous dis à dans 15 jours pour un prochain épisode de PRÉSENT.E et au mois prochain pour le nouvel hors-série consacré à l’exposition Les Sillons. Merci à vous. Ciao !