100% L’Expo #3

Camille Bardin

Bonjour à toutes et à tous, j’espère que vous allez bien. Je m’appelle Camille Bardin, je suis critique d’art et curatrice indépendante et depuis 2020, je produis PRÉSENT.E, un podcast dans lequel je reçois des artistes pour parler de leurs œuvres, mais surtout de toutes les réflexions et les doutes qui se cachent derrière celles-ci. Dans le cadre de 100% L’Expo, qui se tient du 5 au 23 avril 2023 à La Villette, j’ai pensé à un hors-série en partenariat avec l’évènement qui réunit quelques artistes de l’exposition. Vous écoutez le troisième et dernier épisode consacré aux rapports que l’on entretient avec le vivant et nos environnements, dans lequel je reçois trois artistes. Chloé Sassi. Bonjour Chloé.

Chloé Sassi

Bonjour.

Camille Bardin

Marine Comte. Bonjour Marine.

Marine Comte

Bonjour.

Camille Bardin

Et Laura Bartier. Bonjour Laura.

Laura Bartier

Bonjour Camille.

Camille Bardin

Tout au long de cet épisode, nous serons également accompagnées de Victoria Patricot, interprète en langue des signes française, qui portera les mots de Marine Comte pour la partie audio de ce podcast. Exceptionnellement, sachez aussi que vous pouvez retrouver cet épisode sur la chaîne YouTube de La Villette pour voir notre échange. Aujourd’hui, on s’intéresse aux relations qu’on entretient avec notre environnement. Avec mes invités, on va se demander comment créer ou accroître notre empathie vis-à-vis du monde et des autres formes de vie et quels modes de sociabilité peuvent être mis en place pour relationner avec le vivant et les autres ? Chloé, je me tourne d’abord vers toi. Plus que des photographies, ce sont des explorations sensorielles que tu proposes. Dans ton travail, tu mobilises notamment deux notions, celle de réenchantement du monde et celle d’écosensualité. Quelle définition de ces deux concepts proposes-tu ?

Chloé Sassi

En effet, le mot réenchantement, il est très important pour moi et je pense que c’est une responsabilité politique de le ramener dans nos vies. Le réenchantement, c’est une manière de reprendre de l’agentivité face à un état du monde qui pourrait nous laisser tellement fatalistes, tellement résigné·es qu’on est devenu·es incapables d’intervenir. Et le réenchantement, c’est une manière de résister en manifestant littéralement un monde qui recommence à chanter. C’est le contrepouvoir du désenchantement. C’est une notion dans laquelle on a évolué malgré nous depuis l’enfance, parce qu’entre autres, on a grandi avec la crise écologique. Et en fait, historiquement, l’expression de désenchantement du monde, elle est définie pour la première fois en 1917 – donc il y a déjà longtemps – par le sociologue Max Weber. Et elle désigne le processus de recul des croyances religieuses et magiques au bénéfice des explications scientifiques. Et en fait, Max Weber, il avance que cette sécularisation qui apparaît dans la modernité, elle a conduit à une perte de sens et de valeurs. Et parce qu’il est rationalisé, le monde est mis à distance. Donc, par exemple, comme la forêt, ce n’est plus un lieu de rencontre avec les esprits, on peut se permettre de l’exploiter parce que c’est seulement une ressource matérielle et de la détruire. Et concrètement, pour moi, la quête de réenchantement dans tout cela, ça revient à chercher à tisser un contact différent avec le réel et de l’investir autrement. Cela passe d’abord par concevoir que ce qu’on appelle nature, ce n’est pas juste un décor, mais c’est un espace qui est parcouru de forces vivantes et avec lesquelles on interagit en permanence. Mais comment est-ce qu’on peut intéragir différemment avec ces forces vivantes ? C’est là qu’intervient l’écosensualité. Pour introduire ce concept… L’écosensualité, c’est un terme qui dérive de l’écosexualité. L’écosexualité, c’est défini par ses créatrices, Annie M. Sprinkles et  Elizabeth M. Stephens, deux artistes féministes queers, comme une forme radicale d’activisme écologique basée sur l’idée que la Terre est notre amante. C’est un mouvement qui vise à la reconstruction des genres, de la sexualité et de la nature hétéronormée. En fait, l’écosexualité, elle bouleverse les identités parce qu’elle nous relie tous par un lien d’interdépendance. C’est un mouvement qui encourage à la réciprocité sensorielle entre les êtres humains et un environnement plus qu’humain. Et elle nous rappelle qu’il est possible de faire l’amour à la mousse, par exemple. Moi, quand j’ai découvert l’écosexualité, j’ai tout de suite raisonné avec ces idées. Mais pour ma propre approche, j’ai eu besoin de décliner le sexuel en sensuel. Parce qu’ en effet, j’ai l’impression qu’on évolue dans une société qui est déjà tellement hyper sexualisée que la sensualité, elle apparaît un peu comme une autre voie exploratoire nécessaire. Par exemple, comment est-ce qu’on peut rentrer en contact de manière intense avec nos corps sans passer par le sexe, forcément ? La sensualité, pour moi, c’est une manière de s’approcher des choses à travers les sens. Étant donné qu’on est de plus en plus isolé·es de nos perceptions intimes par les écrans, par la complexité de la vie contemporaine, etc. Notre époque est en train de traverser ce que Baptiste Morizot nomme « une crise de la sensibilité », c’est à dire un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre et tisser comme relation à l’égard du vivant. En réponse à cela, pour revenir à l’écosensualité, je pense que je pourrais la définir comme une démarche de relationnement intensif et sensoriel avec le monde vivant. Je la vois pour ça comme un moyen de nous réapproprier notre corporeïté, ce qui est très important pour moi. Personnellement, j’ai eu la chance de grandir à la campagne et d’avoir depuis l’enfance un rapport très privilégié en ce sens là avec le monde vivant. J’ai pu me construire avec la mer et la nature. J’ai eu des amis arbres, j’ai embrassé des escargots quand j’étais enfant, etc. Parce que j’ai eu la chance d’entretenir très tôt ce rapport privilégié, j’ai envie d’utiliser mon travail artistique aussi comme témoignage d’un état de possible. Et je crois que c’est en réparant notre capacité à entrer en résonance avec l’entour et avec l’autre qu’on pourra déjà réagir face aux bouleversements qui nous attendent. Il s’agit de trouver de la force en s’immergeant avec les forces vivantes qui sont déjà autour de nous. C’est tous ces aspects que j’essaye d’évoquer dans cette pièce que je présente à la Villette. Elle s’appelle Le paradis remue en moi. Et dans cette œuvre, j’ai voulu proposer de nouveaux récits où le rapport à la Terre, ce n’était pas une source d’indifférence ou de désespoir fataliste, mais la possibilité de la joie. La joie comme augmentation de la puissance d’agir, comme dit Spinoza. Pour moi, c’est là où commence le réenchantement.

Camille Bardin

Trop bien. Merci Chloé. Marine, il est également question de relations dans ta pratique. Tu travailles notamment sur les rapports que tu entretiens avec la matière sonore. J’ai trouvé cette phrase dans ton portfolio. Tu dis « Le son, je veux en faire mon égal. » Est-ce qu’on peut dire que tes œuvres matérialisent les relations que tu entretiens avec les sons et avec les silences ? Je pense notamment à ton œuvre Relation Platonique que tu montres à La Villette en ce moment.

Marine Comte

Oui, par rapport à cette phrase « Je veux faire du son mon égal », je l’ai choisie parce qu’effectivement, j’ai grandi dans deux mondes différents. Le monde du silence et le monde du son. Je faisais des allers et retours. Je suis née sourde, mais je mets des appareils et les appareils me permettent d’être dans le monde des entendant·es. La surdité me permet quant à elle d’être dans le monde des sourd·es. J’ai toujours dû m’adapter encore et encore et le son que j’ai toujours entendu était un son artificiel, donc je sentais qu’on était inégaux tous les deux. J’ai toujours fantasmé les sons. Je ne savais pas vraiment ce qu’ils étaient. Je ne pouvais pas contrôler les sons. C’est pour ça que j’ai pu créer une espèce de méthode d’accessibilité, transformer le son, y mettre de l’affectif, quelque part. J’entretiens une espèce de relation platonique avec le son parce que je ne peux pas le toucher. Je me demande souvent quel genre de relation je pourrais avoir avec lui, et notamment avec les objets du quotidien, des objets classiques tels qu’une bouilloire. Pour préparer un thé, l’eau se met à chauffer et à 100 degrés, elle boue. Sauf que si je ne veux pas que ça aille jusqu’à 100 degrés, vous, vous pouvez entendre la bouilloire qui commence à faire du bruit alors que moi, je ne peux pas. Et donc, il faut que je puisse toucher pour savoir à quel moment mon eau est chaude. Et donc, c’est ça, en fait. C’est grâce à ce toucher que je peux avoir une espèce de relation avec le son. Et aussi à tout ce qui est visuel. Quand, dans le métro, je vois des personnes qui se mettent à courir, par exemple, je me dis « Le métro ne doit pas être loin ou le signal vient de s’enclencher. » Et donc je les suis. Et justement, tout ce son qui était là, je n’y ai pas accès complètement. Je ne peux pas dire que j’entende à 100% avec les appareils. Je prends cette chose comme s’il y avait des pixels dedans et j’essaie de dépixéliser le son pour pouvoir le reconstruire avec mon point de vue, ma position et pour pouvoir aussi le gérer, ce son. J’ai l’impression que c’est le son qui me contrôle et j’ai envie, moi, de pouvoir le contrôler. Par exemple, le mot « ouïe » vient du mot « obéir » et justement, ça, j’ai voulu le transformer et en faire quelque chose d’autre.

Camille Bardin

Mais ce qui est intéressant, c’est que tu ne romps pas la relation. C’est qu’il y a cet objet là qui existe encore et tu vois comment relationner avec cet objet lui.

Marine Comte

Oui, c’est ça. Justement, je le transforme en visuel, je le transforme en matière. C’est comme une espèce de thérapie. Parce que le monde des sourds, souvent est traumatisé, car on se focus sur l’oreille. On ne pense qu’à l’oreille, on ne pense qu’à prendre soin de l’oreille. Même le mot « son », le signe « son » est près de l’oreille. Par exemple, pour « écouter », nous, on ne l’a pas mis près de l’oreille. En langue des signes, on l’a mis près de l’œil pour montrer notre point de vue. Et pour nous, écouter c’est à côté de l’œil.

Camille Bardin

Très bien. Merci Marine ! À ton tour, Laura. Ça y est hahah ! Dans ton travail, Laura, toi, tu tentes de nous amener à reconsidérer notre façon d’être au monde. Tu nous invites à changer d’échelle et de perspective. Pour cela, tu te saisis notamment du saxifrage. (J’avais fait l’erreur en préparation, j’avais dit sacrifage, que je trouvais pas mal aussi d’ailleurs. hahaha) Mais non, ce sont les saxifrages ! Une plante qui pousse entre les roches. Ton travail nous montre sa puissance insoupçonnée… Est ce que tu peux nous parler un peu de cette plante ? Nous la présenter !

Marine Comte

Oui. Étymologiquement, saxifrage, ça signifie « briser les roches ». Ce sont des petites plantes qui ont la particularité d’investir les failles des pierres et qui, en grandissant, ont le potentiel de les briser. La saxifrage, j’en ai fait une analogie dans ma manière de créer, en partant d’expériences réelles à travers différents lieux, à travers différentes rencontres que j’ai pu avoir… Cette idée de la saxifrage, elle m’est d’abord venue lors d’un voyage au Japon où j’ai eu la chance d’habiter pendant un an, à Kyoto. Et je me suis rendu compte que les personnes portaient énormément d’attention aux choses qui poussaient dans les failles des architectures. Ce qui m’a étonnée, c’est quand je suis rentrée en France. Je me suis rendue compte qu’on n’avait pas du tout les mêmes rapports aux vivants. C’est à ce moment là que j’ai commencé à m’intéresser à la notion de milieu. Le milieu, pour expliquer un peu ce que c’est… C’est les relations techniques, symboliques et physiques que l’on va entretenir avec notre environnement. Selon ces relations, le paysage va se modifier et la culture va se construire. C’est à ce moment là que je me suis rendu compte qu’au Japon la culture ne s’était pas du tout construite de la même façon qu’en France. En faisant un peu de recherches philosophiques j’ai compris que l’être, en soi, n’est pas détaché de son environnement. Il se retrouve projeté dans toutes les choses qui l’entourent. Et nous, en Occident, c’est un peu l’inverse. On s’est détaché en créant une forme de hiérarchie et en plaçant l’humain en haut de la pyramide. Et ce qui était intéressant, c’est que dans la culture japonaise, il y a quand même une forme d’horizontalité entre les choses. À ce moment là, je me suis aussi intéressée à cette question du point de vue. C’est un jeu vidéo de David O’Reilly qui s’appelle Everything, qui m’a un peu amenée sur ces pistes là. Dans Everything, on se balade dans l’univers et il est possible d’interpréter n’importe quoi. On peut se retrouver à la place d’une fourmi ou d’une pierre, d’une montagne, d’une planète. Et notre regard est toujours placé au milieu des choses. On se retrouve au milieu de ce qui nous entoure. Et j’aimais bien cette idée là, de se projeter dans une forme pour comprendre comment elle se place dans un environnement. Aussi, j’ai une pratique du tissage depuis six ans maintenant. J’ai commencé aux Arts Déco et quand je suis allée au Japon, je suis partie dans les campagnes rencontrer des personnes, des artisans et artisanes du textile. Ma pratique du tissage, elle s’est donc faite de manière conceptuelle et de manière physique. C’est à dire que tout en questionnant ces rapports entre nature et culture, entre ce qui est naturel et artificiel, j’ai essayé de trouver des équilibres dans ma manière de construire les choses. C’est pour ça que toutes mes pièces vont être dans une forme de tension — en tout cas au niveau des matériaux. Plusieurs choses viennent se confronter ou en tout cas s’entrelacer. Enfin, pour revenir à la saxifrage, comme je disais, j’ai toujours été intéressée par ces plantes qui poussent dans les failles des pierres. J’aime beaucoup aller dans les ruines et parcourir ces lieux là parce que je trouve, en tout cas poétiquement, je trouve qu’il y a une idée très belle qui se dégage de ces lieux. Parce qu’on a des formes de vitalité et de délabrement qui coexistent entre eux. Ce sont des lieux qui nourissent énormément mon travail et toutes les plantes et les tissages qu’on retrouve dans mes sculptures proviennent de ces lieux là. Et la saxifrage, c’est ce qui fait le lien entre mes expériences dans ces lieux et des réflexions peut-être plus théoriques. 

Camille Bardin

Trop beau… Et du coup, Chloé, toi, il me semble que ce que tu proposes avec ton travail, ce n’est pas simplement de faire en sorte qu’on ait plus de considération pour la nature. (Et finalement, on le retrouve aussi dans votre travail à toutes les trois) C’est aussi de provoquer un total renversement épistémologique afin qu’on réenvisage le concept même de nature et qu’on arrête de percevoir le monde comme quelque chose d’extérieur à soi. Alors qu’on te connaît essentiellement en tant que photographe, tu présentes à La Villette une œuvre sonore. Est ce que tu veux bien nous en parler et nous dire si, en quelque sorte, ce n’était pas aussi une manière pour toi de bouleverser une fois de plus notre rapport au monde en mobilisant d’autres sens que celui de la vue ?

Chloé Sassi

Oui, en effet. Déjà, je pense que même si les images sont peut-être la chose que je rends la plus visible, notamment sur les réseaux sociaux, je ne me situe pas du tout d’abord en tant que photographe. J’ai l’impression que mon travail, c’est plutôt de la mise en scène dans un sens élargi où l’improvisation peut intervenir. J’utilise le terme de mise en scène parce que je crois que mon rôle artistique ou peut-être la chose que je sais le mieux faire, c’est de proposer des agencements de relations. C’est le même axe dans tout ce que je fais, qu’il s’agisse de travail visuel, photo, vidéo ou d’art vivant. Par agencement de relations, je veux dire créer des situations d’ouverture et de contact entre des personnes et des lieux. Ma manière d’aborder la mise en scène, c’est d’emmener mes protagonistes à sentir ensemble qu’on peut toujours rentrer en immersion dans le monde et ce, à tous les instants et qu’on est toujours traversé par ces forces vivantes que j’évoquais avant. C’est aussi cela que je cherche à faire entendre dans l’installation sonore que je présente à La Villette. En fait, j’avais envie de créer une nouvelle pièce pour 100% parce que lorsqu’on m’a proposée de présenter ma série d’archives écosensuelles, je n’avais pas envie qu’il y ait juste la photographie qui intervienne. Je crois que je voulais que les images créent un espace et pas juste la représentation de quelque chose et que pour les approcher, on doive les écouter et qu’on puisse même s’allonger pour le faire. Mais surtout qu’on puisse comprendre que derrière chacune de ces images, il y a d’abord une situation vécue, un moment d’intensité, une quête de relation. J’ai cherché à entrelacer l’écriture de cette pièce avec certaines de mes lectures récentes, avec, entre autres, Les émotions de la Terre, qui est un très bel ouvrage de l’éco-philosophe australien Glenn Albrecht. Dans cet essai, il propose de nouveaux mots pour introduire ce qu’il appelle symbiocène, donc une nouvelle ère dédiée à la symbiose pour succéder à l’anthropocène que nous sommes en train de traverser. C’est mon ami Clément Piétron qui prête sa voix pour reprendre certaines de ses définitions. Sinon, à part ça, je voulais aussi créer un contact avec l’audience parce que c’est un axe très important dans ma recherche artistique. Pour cela, il y a la belle voix grecque de mon ami Danae Gageou qui vient proposer aux spectatrices une mise en présence en s’adressant à eux et à elles directement. Sinon, la dimension musicale était aussi très importante. J’ai écrit des récits autour des images sur un mode polyphonique pour deux voix. La mienne est celle de Karia Manier, avec qui j’aime beaucoup explorer le son. C’était aussi une ouverture pour qu’on puisse ensuite improviser ensemble à partir de certaines phrases. L’improvisation est également centrale dans ma pratique parce qu’elle permet d’acter le fait qu’on est vraiment dans cet état de réceptivité. D’ailleurs, dans cette même démarche, il y a certains passages musicaux qui ont été improvisés à la clarinette par Rebecca Minton, qui est une excellente clarinettiste suisse. Enfin, Fred Avrig a accompagné tout ça avec la musique et le sound design. En ce sens, je pense qu’on peut dire que cette pièce aussi, c’est vraiment un agencement relationnel parce qu’in fine, j’ai fait appel à beaucoup de gens pour la construire. Mais c’était aussi un moyen d’exporter mon travail poétique qui est peut-être la seule chose que je fais de manière complètement solitaire pour le coup. C’était un peu comme un défi de retranscrire par le langage des souvenirs qui sont très sensoriels. Comment est ce qu’on peut témoigner de la rencontre d’un fleuve ou d’une rivière ou bien de la sensation de perdre les contours de son corps dans un désert polonais ? J’avais l’impression que le point de convergence entre tous ces récits, il se trouve dans ce qu’on pourrait qualifier de sentiment océanique. Le sentiment océanique, pour celles et ceux qui n’ont jamais entendu parler, c’est une notion de psychologie dans laquelle on retrouve trois qualités. Il y a une impression d’unité avec l’entour, une perte des frontières de l’ego, donc on oublie qui on est, et enfin une sensation d’éternité. C’est un ressenti très particulier où on fait littéralement corps avec le monde. Ça fait aussi écho à ta notion de milieu (elle regarde Laura.) Pour moi, c’est un peu le dernier stade de l’immersion. D’ailleurs, dans une approche un peu similaire aussi, pour reprendre ta question, construire cette pièce sonore, ça m’a aussi permis de commencer une pratique de feed recording. Je cherchais à développer d’autres modes d’attention et de présence et d’aller enregistrer le paysage, de vraiment prendre le temps de capter les oiseaux ou les rivières. Ça m’a permis de me mettre à l’écoute du vivant et comme ça, j’ai pu investiguer aussi d’autres sens, parce que cette démarche multisensorielle, elle est aussi au centre de ma recherche artistique depuis plusieurs années. C’est entre autres pour cette raison que j’ai voulu créer le projet collectif Sommes Sensibles, parce que j’avais l’urgence de trouver des espaces où se relationner différemment et de chercher autre chose avec l’audience. Je voulais qu’on puisse inventer ensemble des instants d’hyper contact, d’abord avec notre propre corps, mais ensuite avec l’altérité humaine ou autre qu’humaine. Et dans Sommes Sensibles, on propose à l’audience une mise en présence par la mobilisation de tous les sens et on crée comme ça des espaces de soins et d’exploration collectives. Et pour soi, on convoque toutes les disciplines en même temps. J’en parle aussi parce que les coussins sur lesquels on s’assoit au centre de l’installation ont été créés par le collectif. Je les ai empruntés à la scénographie qu’on a fait pendant une résidence à la Maison des Arts de Malakoff. Ça a été fait collectivement à partir de teintures naturelles et de différentes choses recyclées. Il s’agit aussi de créer la rencontre autour du fer et du partage de compétences. C’est un projet très expérimental où on cherche à rentrer en immersion ensemble et à construire une forme de symbiose avec toutes les personnes présentes. Et comme pour le feed recording et comme pour l’improvisation, il s’agit aussi de se mettre à l’écoute de ce qui est en train d’advenir.

Camille Bardin

Merci Chloé. Marine, toi, tu as choisi de travailler avec le verre pour ses propriétés insonorisantes. À La Villette, tu montres cette œuvre, Le Silence amplifié, dans laquelle tu mets en tension le silence et le flux invisible qu’est le son. Tu nous invites en quelque sorte à prendre conscience de ce couple son / silence et finalement, tu nous motive à écouter autrement. (Là, pour tout vous dire, je reprends le titre de l’exposition que tu présentais aux Beaux Arts de Marseille l’année dernière.) Ici, il me semble que tu fais une vraie distinction entre le fait de pouvoir entendre et le fait de savoir écouter. Est-ce que tu veux bien nous parler tout simplement de cette pièce, nous l’expliquer un petit peu ?

Marine Comte

Oui. Déjà, le mot silence, il y a plusieurs définitions, il y a plusieurs interprétations et plusieurs points de vue sur ça. Nous, les sourds et les personnes entendantes, on a déjà deux points de vue. Et même chez les sourds eux-mêmes, ils ont des définitions différentes du mot silence. Ça dépend si on est appareillés ou pas. Il y a des sourds qui ont été dans le silence absolu toute leur vie. C’est comme le bruit. Qu’est-ce que c’est vraiment ? Et je vous le dis, il y a des sourds qui sont nés sourds profonds, qui n’ont aucune idée du bruit et ils ne savent pas du tout ce que c’est. Et il y a des entendants, au contraire, qui eux ne savent pas du tout ce que c’est le silence. Parce qu’en tant qu’entendant·e, on est jamais dans le silence absolu. On s’entend toujours respirer ou on entend les palpitations du cœur.  Donc, les entendant·es fantasment le silence et les sourd·es fantasment le bruit. Bien sûr, il y a des personnes entendantes qui ont peur du silence, qui ont besoin d’être toujours accompagnées du bruit. Ça les rassure, ça les calme. C’est pour ça que finalement, le son bat le silence. Il prend la main sur le silence. Dans l’oeuvre que je présente à La Villette, le verre permet de bloquer le bruit alors que tout ce qui est visuel passe à travers le verre. Pour une fois, c’est la vue qui bat le son, si je puis dire. Et aussi, cette forme arrondie, ça permet de canaliser le son dans un seul endroit. Et il se trouve que sur mes œuvres, il y a des petites vaguelettes parce que lorsque le verre a été soufflé, il est rentré en contact avec un moule en métal et ça a créé des ondulations. La texture est devenue un peu granuleuse, un peu ondulée. Cette matière, pour moi, elle est en lien avec le mot synesthésie. Ce mot signifie qu’il y a plusieurs sens qui s’activent en même temps. Justement, la matière et le son, pour moi… Enfin le visuel et le son ! C’est créé à ce moment là. C’est comme le mot inclusion, par exemple. Justement, je cherche à créer des ponts entre le son et le silence… C’est ça ma création en ce moment, mon déroulé, mon parcours.

Camille Bardin

Ce qui est intéressant aussi, et du coup, on le voit dans tout ce que tu expliques depuis le début, c’est que finalement, dans ton travail, le son va devenir vraiment une matière à part entière…

Marine Comte

Le son, on voit qu’il est organique. On ne peut pas le contrôler. Il est diffusé partout. On ne peut pas le maintenir. Pour moi, le son est en 2D. Je suis appareillée que d’un côté et les sons sont souvent représentés en 2D, pour moi, jamais autrement. Aussi, il y a des couleurs qui peuvent être représentées dans le son et ce qui me donne un son totalement artificiel. Quand le son est brut, notamment. Aussi, lorsque j’ai voulu enregistrer un son, il y avait des vibrations et je sentais que c’était agréable, que c’était bon. J’ai rencontré une personne spécialiste du son et lui, il m’a dit que non, ce son n’était pas beau, que ce n’était pas de son goût, qu’il n’aimait pas ça. Moi, je ne comprenais pas. J’ai voulu rester sur ma position parce que pour moi, je l’entendais d’une certaine manière et en même temps, effectivement, le son ne peut pas être touché, donc on ne peut pas vraiment savoir ce que l’autre ressent. Par exemple, lorsqu’il y a du bruit, quelque chose de très fort, des tambours ou quoi ou qu’est-ce, parfois, c’est agréable et parfois ça ne l’est pas. Ça peut même être angoissant pour certaines personnes. Ça, moi, je l’avais pris comme idée de départ pour mes œuvres. Aussi, pour moi, le son est organique, parce que le son est diffusé partout, il va partout. C’est comme une sensation que j’ai voulu transformer en matière. Mon but, ce n’était pas d’objectiver, de créer une matière pour représenter le son. Non. J’ai voulu créer quelque chose de transparent. Aussi, souvent, les matières, c’est comme l’eau. L’eau est une matière qu’on ne peut pas vraiment toucher, qu’on ne peut pas vraiment avoir et pareil, le son, on ne peut pas vraiment l’avoir dans nos mains. Ça glisse, ça coule et on peut, dans ce sens là, comparer l’eau et le son.

Camille Bardin

Oui… En quelques sortes, je te vois presque comme une espèce de sculptrice du son… Du coup, merci d’avoir précisé tout ça ! Pour finir, Laura, comme Chloé et Marine, ton travail consiste à établir des liens physiques et émotionnels avec nos environnements. Cela passe notamment par l’apprentissage de gestes et de savoirs-faire artisanaux. Tu commençais à nous en parler, mais selon toi, comment le toucher peut accroître notre empathie ? Et comment est-ce que cela s’est-il passées pour toi, justement, ces rencontres avec ces artisans ? Au Japon donc, comme tu commençais à nous en parler un petit peu…

Laura Bartier

Oui ! J’ai fait la rencontre d’un couple d’artisans avec lesquels je suis restée à peu près cinq mois. J’allais les voir régulièrement. Juste pour raconter un peu leur histoire, ils habitaient à Tokyo, donc dans la plus grande mégalopole du monde ! Et ils ont décidé de tout plaquer pour aller vivre dans la forêt et réapprendre à vivre avec la forêt. Donc, ils sont restés cinq ans à étudier le comportement des animaux, le comportement des arbres, de la météo, tout ce qui influait sur leur mode de vie. Et dès qu’ils ont eu des enfants, ils se sont installés dans un petit village. Et ces personnes, il faut savoir qu’elles font un kimono par an. C’est à dire que tout le processus du kimono va se faire au fur et à mesure des saisons. Ça m’avait assez impressionnée de voir comment le rapport au temps est complètement à l’opposé de ce qu’ils ont quitté. Encore une fois, on retrouve un peu cette idée de ces plantes qui viennent se mettre en marge de nos sociétés un peu immuables, en tout cas de ce qu’on a construit et essayé de mettre en place. Ce couple là fait beaucoup d’expérimentations avec ce qui les entoure. J’ai peu apprendre aux côtés d’eux… Mais on ne parlait pas la même langue, on n’avait pas la même culture. Donc ce qui était intéressant, c’était de trouver d’autres formes de langage dans la transmission. Tout ça, c’est passé par l’apprentissage de gestes. On a aussi parcouru les lieux autour de l’atelier et on est allé cherché… On était un peu comme dans un rôle de pistage, on essayait de comprendre ce qui fonctionnait pour faire les teintures. Par exemple, une expérience très concrète pour faire évoluer les couleurs des teintures : on a disposé les tissus au soleil et selon l’intensité des rayons du soleil, les couleurs vont évoluer. Encore une fois, je reviens sur cette notion de milieu, on se rend compte qu’à partir du moment où on décide de créer avec ce qui nous entoure, il y a tout une…

Camille Bardin

Tout a un impact ! Oui, tout est interdépendant.

Laura Bartier

Voilà, c’est ça. En tout cas, cette expérience là m’a permis de retrouver et de trouver des sensations que la Terre produit. Au sein de ma pratique du tissage ou dans ma manière de creer mes pièces, je pense à tout ce qui m’entoure. Quand je vais rencontrer ces personnes là, ce n’est pas forcément les techniques que j’apprend qui m’intéresse en soi. Mais c’est tout ce que ça implique au sein d’un environnement. Mon travail, en tout cas, va parler de tout ce que j’ai appris de ces rencontres là et questionner un peu cette question du point de vue, de notre place au sein d’un environnement et de montrer des formes d’interdépendance avec ce qui nous entoure.

Camille Bardin

Ça vous va de finir sur l’interdépendance ? Je trouve que c’est un beau mot pour finir cet épisode !

Laura Bartier

Hahaha ! Oui ça me va. 

Camille Bardin

Trop bien… Merci à toutes les trois d’avoir accepté de répondre présentes à mon invitation. Merci également à Victoria Patricot pour son travail d’interprète. Vos travaux sont à retrouver à la Grande Halle de la Villette dans 100% L’Expo, du 5 au 23 avril 2023. Je remercie également les équipes de La Villette pour leur confiance et Inès Geoffroy, Pauline Loferon, Irène Gellec et Léa Faydide, qui nous a également accompagnées à la caméra aujourd’hui. Donc merci à toutes les quatre, même cinq ! Merci beaucoup.

Chloé Sassi

Merci.

Laura Bartier

Merci à toi.

Marine Comte

Merci.

Publié par Camille Bardin

Critique d'art indépendante, membre de Jeunes Critiques d'Art.

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