Camille Bardin
Bonjour à toutes et à tous. J’espère que vous allez bien. Je m’appelle Camille Bardin, je suis critique d’art et curatrice indépendante. Et depuis 2020, je produis PRÉSENT.E. Un podcast dans lequel je reçois des artistes pour parler de leurs œuvres, mais surtout de toutes les réflexions et les doutes qui se cachent derrière celles-ci. Dans le cadre de L’Expo 100 %, qui se tient du 5 au 23 avril 2023 à La Villette, j’ai pensé à un hors-série en partenariat avec l’événement qui réunit quelques artistes de l’exposition. Vous écoutez le premier épisode consacré aux archives et à l’écriture de l’histoire dans lequel je reçois trois artistes. Léna Hervé, bonjour Léna.
Lena Hervé
Bonjour Camille.
Camille Bardin
Chedly Attalah, bonjour Chedly…
Chedly Attalah
Bonjour Camille.
Camille Bardin
Et Rayan Yasmineh. Bonjour Ryan !
Rayan Yasmineh
Bonjour.
Camille Bardin
Je suis ravie d’être avec vous trois aujourd’hui. J’ai souhaité vous faire échanger parce qu’il m’a semblé que dans vos travaux, vous montrez tous les trois de manière plus ou moins frontale la façon dont les récits historiques et mythologiques impactent notre manière d’appréhender notre époque contemporaine. Vos œuvres réunissent des histoires intimes, parfois même familiales, et des récits historiques qui sont tantôt les fruits de romans nationaux, tantôt des histoires qu’on a voulu taire ou enfouir. Léna, on va commencer avec toi. Par exemple, ta recherche se base sur la découverte d’archives, de photos et de documents liés à un homme, Félix Hervé, dit le bienheureux. Pour commencer, j’avais simplement envie que tu nous présentes cet homme et que tu nous expliques la nature des documents que tu as découvert.
Lena Hervé
Félix Hervé, c’est mon grand père paternel, qui est une figure que j’ai connue, qui est mort maintenant. C’est une figure qui a beaucoup marqué mon enfance d’une manière un peu mitigée, dans le sens où j’ai grandi dans une famille de femmes. C’était le seul homme de cette famille et c’est un homme qui, je pense, on pourrait dire, incarne beaucoup les valeurs du XXème siècle. Il était instituteur, donc très passionné d’histoire. Il collectait beaucoup les archives. Il avait une grande admiration pour la République et toute l’histoire militaire, notamment. Après sa mort, au moment de vider sa maison, j’ai découvert dans la cave une boîte avec énormément de photos et de documents qu’il avait collectés pendant la guerre d’Indochine. Il a participé à la guerre d’Indochine. C’était assez intéressant pour moi parce que je savais qu’il avait combattu en Indochine, mais il nous en a jamais vraiment parlé. C’est un peu une histoire qui n’a pas été transmise. Finalement, en découvrant tous ces documents, il y avait tout et n’importe quoi. Il y avait son livret militaire avec ses notes, des documents collectés. Il avait tendance à… Il collectait tous les tracts qu’il trouvait par terre, etc. Des photos qui étaient sans doute des photos qui circulaient, qu’il a achetées, mais aussi énormément de photos qu’il a prises lui même et des photos de lui notamment. En fait, dans cette boîte, j’ai découvert, en tout cas, j’ai interprété et vu un homme qui était très, très loin de l’image que j’en avais. Je l’ai connu toujours très… Dans cette représentation un peu du patriarche de la famille, très distant émotionnellement, très virile et dans cette admiration totale pour, comme je l’ai dit, la République, l’armée, etc. Finalement, j’ai vu sur les photos un jeune homme de 18 ans, très doux, qui avait l’air avec toutes ses attitudes, ses positions sur les photos, quelqu’un de très doux, très efféminé. Et dans toutes ces photos aussi, j’ai commencé à y voir toute une histoire extrêmement différente de celle que j’aurais pu imaginer sans ces documents. Et notamment, ça ressemblait presque à des photos de vacances, ce qui était très perturbant pour moi. J’imaginais tout cet espace de guerre, de conflit et finalement, je voyais des jeunes hommes qui avaient presque l’air d’être en camp. Et aussi, il y avait tout un espèce d’érotisme latant dans toutes ces photos, dans les attitudes, les positions, les manières de se regarder les uns les autres. Ça a été le début d’un projet où j’ai commencé par beaucoup écrire et commencer à imaginer ce qu’avait été cette histoire que, du coup, je ne connaissais pas. J’y ai un peu transposé tout ce que moi, j’aurais aimé projeter sur lui, essayer de le comprendre et de comprendre ses motivations. J’ai eu l’impression de voir un homme qui, finalement, avait essayé de se conformer à quelque chose, mais qui était toujours un petit peu à côté, peut être, de l’idéal qu’on lui mettait dans la tête et qui aurait été l’image qu’il a essayé de garder après dans sa vie. Moi, j’y ai projeté une forme de souffrance, peut-être, dans le fait de s’être fait écrasé par les idéaux d’un siècle, d’une certaine manière.
Camille Bardin
Chedly, comme Léna, c’est l’histoire de ton grand-père qui a surgi dans ta vie. En 2016, tu as fait la découverte de ses mémoires. Ses journaux intimes sont traversés par toute l’actualité du monde arabe de 1924 à 1981. Je n’imagine même pas ce que tu as pu ressentir en tombant sur ces mémoires là… En tout cas, à partir de ces mots, tu as déployé toute une partie de ta recherche. Tu as notamment choisi de concentrer ton travail autour de deux notions clés, le dédoublement et l’aveuglement. Déjà, est ce que tu veux bien nous raconter comment est ce que cela s’est passé ? Et aussi nous expliquer pourquoi ce sont ces deux notions que tu as choisi de mobiliser dans ton travail.
Chedly Attalah
Oui, merci Camille. En effet, en 2016, c’était à la veille d’un début de projet avec Emmanuel Saulnier et Maha Keis, un projet autour du Liban que je suis tombé sur des dizaines de cartons en Tunisie remplis de carnets, des carnets dont j’ignorais l’existence et que je ne connaissais pas. Des carnets dont j’ignorais ce qui avait à l’intérieur, des carnets aux couvertures noires, rouges, ocres qui s’effritent avec le temps. Et en les ouvrant, je découvre des journaux intimes de mon grand père qui vont de 1924 à 1981 et qui vont raconter sa vie de tous les jours. Son quotidien, ses amours, mais aussi il va venir archiver ce qui se passait à l’époque, particulièrement en Tunisie, pendant l’époque coloniale, après l’époque coloniale et pendant l’indépendance. Mais aussi, parce qu’il faisait partie de ces gens qui rêvaient d’une sorte d’utopie d’un monde arabe uni. Il va raconter l’actualité dans le monde arabe en général, ce qui se passe au Liban, ce qui se passe en Égypte, ce qui se passe en Algérie, en Irak, en Syrie et beaucoup en Palestine. À travers ces carnets, quand je commence un peu à les arpenter, je commence à connaître mon grand père. À l’inverse, c’est quelqu’un que je n’ai pas connu parce qu’il va mourir quelques jours avant que je vienne au monde. Je vais ainsi vraiment apprendre son quotidien. En 1924, il avait 25 ans. En 1981, il a 82 ans. Pour le présenter un peu aussi… Dire qui était ce personnage…
Camille Bardin
Oui, parce que c’était une personne importante. C’était une personnalité en tout cas qui avait du pouvoir, si je puis dire. Il me semble qu’il était imam, ton grand-père, non ?
Chedly Attalah
C’est ça. C’était quelqu’un avec deux casquettes, un peu doubles. C’est quelqu’un qui était à la fois imam et militant pour la cause de l’indépendance en Tunisie, qui était un orateur dans les mosquées, mais en même temps, il était vendeur de tissus. Au fil des années, il va écrire beaucoup sur deux notions qui l’intéressaient à l’époque, c’est le militantisme et l’humanisme. Au fil des années, il va rejoindre un camp de militants pour l’indépendance de la Tunisie qui va lui valoir son arrestation en 1943 dans l’artillerie coloniale de Montauban, à Sousse, en Tunisie, par l’armée française. Moi, ce qui m’intéressait dans tous ses écrits, c’est cette accumulation d’histoires aussi personnelles que collectives, tunisiennes mais aussi du monde arabe, mais aussi autres. Je prends comme exemple 1969, où il va suivre jour pour jour la mission Apollo, par exemple. Et au même moment, il y a ce qu’on va appeler la catastrophe climatique en Tunisie, où la Tunisie est inondée sur tout le territoire. Il y a eu deux millions de sans abris suite à ces inondations. C’était le déluge. Et ça arrive au même moment. Donc dans les carnets, dans les pages, on passe de Apollo sur les territoires lunaires à un déluge en Tunisie… Ce qui m’intéressait aussi beaucoup dans ces carnets, c’est qu’ils étaient hyper détaillés, très minutieusement écrits, avec un sommaire des dates, des titres, parfois même des notes de bas de page.
Camille Bardin
Ah oui ! Donc vraiment des mémoires à proprement parlé, même au delà des journaux intimes finalement…
Chedly Attalah
Exactement. Ce qui m’intéressait aussi, c’était la part du détail dans ce qu’il écrit, où on se demande si c’est vraiment de l’archivage ou parfois c’est de la fiction. Quand il va décrire une infirmière qui arrive dans la chambre 612 de l’hôpital américain à Beyrouth avec le patient avec qui elle va parler, sachant qu’il n’a jamais été au Liban. Il décrit la guerre au Liban avec des détails aussi précis qu’on se demande si c’est de la fiction ou si c’est un récit qui est rapporté des journaux ou de la radio. À partir de là, je pars de ces deux notions qui sont l’aveuglement et le dédoublement. Je commence par l’aveuglement parce qu’au fil de ses écrits, on voit sa calligraphie et son écriture se détériorer, parce qu’il va devenir aveugle au fur et à mesure de ses écrits. Il est touché par la rétinopathie qui est une maladie auto immune qui génère des vaisseaux sanguins qui s’amplifient au dessus de la rétine, qui embaume l’œil et par manque d’oxygénation, vont commencer à saigner en nappe devant la rétine et donner petit à petit une perte de la vision progressive et totale. Cette question de la rétinopathie m’intéressait beaucoup sur l’accumulation de vaisseaux sanguins qui embaume l’œil comme l’accumulation de l’histoire qui va venir créer une sorte d’aveuglement que j’appelle la rétinopathie urbaine dans mon travail. Par exemple, pour moi, quand je parle d’aveuglement, ce n’est pas la perte de la vision, mais c’est la perte de la vue à travers la rétine. Du coup, je m’intéresse beaucoup à cette question de voir sans l’œil et de percevoir autrement. C’est là que je commence à m’intéresser à Jacques Lusseyran, à des figures comme Borges. Et Borges va ramener le dédoublement dans mon travail. Borges, avec Le Livre de Sable, quand il va se rencontrer avec lui même, jeune, et qu’il va lui faire un peu un topo de ce qui va se passer dans le futur, toutes les guerres, toutes les histoires, toutes les dictatures qui vont se mettre en place. En finissant cette histoire, en disant à lui même, jeune, que dans le futur, petit à petit, il va perdre la vue à cause d’une rétinopathie. Ce parallèle, je l’aimais beaucoup et je suis arrivé à cette idée du dédoublement dans mon travail, du dédoublement entre comment projeter toutes ces histoires de mon grand père sur le présent, parce que c’est des archives que je trouve encore d’actualité, mais aussi tout ce dédoublement qu’il raconte entre… Je ne sais pas si c’est quelque chose d’actualité encore ou pas, parce que je pense qu’il faut penser la chose de façon plus humaniste que ce que je vais dire. Mais il décrivait beaucoup cette dualité de l’Orient et de l’Occident et de l’Orient qui est une sorte de miroir d’un alter ego de l’Occident qui se détériore à travers les mains de l’Occident. C’est là que j’ai commencé à m’intéresser à la question de l’aveuglement et du dédoublement dans les carnets de mon grand père.
Camille Bardin
Tu fais un peu une transition parfaite vers le travail de Rayan, parce que chez toi, Rayan, ce sont plus spécifiquement les mythes qui retiennent ton attention. Dans tes peintures, se côtoient des références aux miniatures persanes, à la philosophie platonicienne, à l’iconographie mésopotamienne et j’en passe. Est-ce que – comme l’ont fait Léna et Chedly – est ce que tu peux nous expliquer ta méthodologie de travail et nous dire ce qui, selon toi, peut jaillir de cette mise en relation, justement ?
Rayan Yasmineh
Merci Camille avant tout. Moi, ma démarche, elle va se construire progressivement. Comme tu le dis dans ta question, il y a des références à la miniature persane, à la philosophie platonicienne, à une iconographie occidentale aussi. Évidemment, la question du mythe est centrale et primordiale dans mon travail, mais de la même manière que moi, je peins en accumulation de couches, mon discours et ma méthodologie de travail se fait de la sorte. C’est à dire par une accumulation de couches et de discours. Le premier discours que va apporter ma pratique, c’est celui de la peinture, puisqu’en général, elle se matérialise sous cette forme et la peinture va devenir un petit peu le primat de mon discours et donc, à travers ça, des problématiques purement picturales. Par exemple, à travers la miniature persane ou même arabe, la question de la planéité. Moi, j’ai commencé mes études à la Villa Arson. Et à la Villa Arson, j’entre dans l’atelier de peinture de l’École qui est véritablement portée par tous ces postulats modernes de la peinture, puisque la question de la planéité, c’est peut être le grand mot d’ordre de la modernité picturale occidentale. Et cette question de la planéité qui va traverser toute la modernité, on la retrouve également dans un orient médiéval et également progressivement dans tout le développement de l’art de la miniature persane. La question de la planéité va être également primordiale dans ces arts là, pour des raisons différentes. C’est à dire que dans la modernité occidentale, on a une planéité qui est là pour finalement rompre avec la question de la surface illusionniste. Il y a Maurice Denis qui tient cette phrase très célèbre de dire : « qu’une peinture avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou bien une quelconque anecdote, c’est avant tout une surface plane avec des couleurs en un certain ordre assemblées. » Pour la miniature arabe et perse, la question était différente, c’est à dire que la planéité s’intègre pour des raisons peut-être même d’ordre théologique. On est quand même dans des pays et dans des sociétés qui étaient très attachées aux arts de la représentation. Et l’iconoclasme n’est pas une idée nouvelle, mais elle prend aussi de l’importance avec l’émergence de l’islam, qui s’impose aussi à des sociétés qui étaient jusqu’alors attachées à cet art de la représentation et qui conduit donc à développer une esthétique qui rentre en accord, finalement, avec cette notion d’iconoclasme. Mais donc, comment considérer l’iconoclasme ? Comment l’ont considéré plutôt les peintres et les poètes arabes et perses du Moyen Âge ? Ils ont décidé de le voir non pas comme un interdit de la représentation, mais plutôt comme seulement un interdit de la mimésis, c’est-à-dire que la représentation est possible, mais pas l’illusion. Et donc, on représente le réel tout en assumant, finalement, la planéité de la surface sur laquelle on représente ce réel. Là, le réel est représenté en deux dimensions. Donc moi, dans mon travail, j’arrive dans une école où on me confronte à ces problématiques et j’en fais forcément le parallèle avec toute une iconographie que je connais aussi liée à mes origines. Et donc, cet aller retour que je vais faire dans ma peinture entre miniatures arabes, miniatures persanes notamment, et peinture occidentale, c’est aussi un aller retour qui se manifeste chez moi, un aller retour culturel évidemment, entre mes origines arabes et ma culture occidentale, ayant grandi ici. C’est là que justement, on arrive à un second aspect de ma pratique, c’est à dire un discours qui va se politiser un petit peu plus. J’ai été véritablement marqué un été par la lecture de L’Orientalisme d’Edward Saïd, qui est un livre assez important et qui va d’ailleurs être parmi les… Enfin, qui va être un livre assez précurseur sur toutes les questions postcoloniales, etc. Et donc, pour vraiment faire bref et synthétiser un petit peu la pensée de l’auteur et sa rhétorique sur laquelle je m’aligne ici aujourd’hui. C’est que finalement, Orient comme Occident seraient des concepts, des constructions qui ont permis de justifier des différences. Ces différences permettent, par exemple, la colonisation, la domination de l’un par l’autre. Il va faire des allers retours dans l’histoire. C’est évidemment plus subtil que simplement cela, mais on va faire bref. L’idée de différencier ces concepts Orient comme Occident va être presque un instrument politique. C’est là que je rejoins la pensée d’un autre auteur qui est Jean Bottéro, qui est un très grand assyriologue français, qui va écrire un livre d’une importance capitale pour toutes les études d’assyriologie, c’est Mésopotamie. Dans Mésopotamie, il va évidemment aussi définir que la Mésopotamie comprend tout ce qu’il y a aujourd’hui d’Orient et d’Occident. C’est vrai que la Mésopotamie nous a fourni un lot incalculable de mythes, de légendes, de signes et de symboles qui continuent de nourrir autant l’Orient que l’Occident, entre guillemets. C’est vrai que même aujourd’hui, on ne s’en rend pas compte, mais on a vraiment l’habitude de composer avec plein de signes, de symboles, de codes culturels qui nous sont hérités de cette Mésopotamie ancienne. Et donc, je vais là m’intéresser à ces mythes de la Mésopotamie. Par exemple, dans la peinture Le songe de Gilgamesh, la figure de Gilgamesh, qui est donc un roi presque demi-dieu, etc, qui va être un petit peu despotique…
Camille Bardin
Chedly devra nous expliquer aussi parce qu’on en reparlera aussi tout à l’heure. Tu peux lui laisser des devoirs si tu veux.
Rayan Yasmineh
Je vais lui laisser la chance de développer un petit peu plus autour de cette figure…
Camille Bardin
Tu peux aussi développer si c’est une chance plus qu’une lourde tache !
Rayan Yasmineh
Non, mais de toute façon, c’est ce que je vais dire, c’est que les mythes, c’est aussi… Par exemple, les mythes, c’est une forme de philosophie en images. Les mythes, en fait, nous véhiculent de la pensée par l’image et ils permettent une largesse d’interprétation qui est toujours très enrichissante. Et donc, le fait que Chedly puisse en parler aussi, ce sera peut-être à travers une interprétation différente de la mienne et qui va nourrir aussi… Enfin, j’espère qu’on pourra ainsi nourrir nos interprétations du mythe. Et ce que je voulais dire aussi par là, c’est qu’au delà de simplement Gilgamesh, d’abord, je me passionne pour les mythes de la Mésopotamie ancienne, mais ensuite, c’est la question du mythe qui va me passionner et qui va être un petit peu un pivot central dans ma pratique. Et je vais notamment relier la question du mythe à celle de la peinture. On arrive donc là dans la troisième étape de mon travail et cette fois-ci, plus portée par des primats de l’art conceptuel. L’art conceptuel, c’est une forme artistique qui va elle se nourrir, notamment de linguistique. Et en linguistique, on a un concept très simple, celui de signifiant et signifié, avec un signifiant qui tient toujours une distance particulière à celui du signifié. Donc là, on rentre dans l’aspect plus platonicien, on va dire, de mon travail. Pour moi donc, les mythes entretiennent une certaine distance au réel. La peinture également entretient une distance au réel. Et la distance qu’entretiennent les mythes et la peinture est plus ou moins similaire, par opposition à une distance qu’entretiendrait la photographie et l’histoire qui, elle, serait similaire aussi. Et donc, il y a un croisement entre mythologie, histoire, peinture et photographie que j’entretiens volontairement dans mon travail. Je vais m’expliquer parce que ça peut paraître un petit peu abstrait… Par exemple, prenons une photographie. Une photographie, c’est un signifiant, un signifiant du réel. On dit souvent que la photographie s’indexe à celui-ci, tandis que la peinture, elle, l’iconographie. L’index, c’est une forme de signifiant qui entretient plus de proximité au réel que l’icône. Si on veut plus abstrait encore, il y a le symbole, donc l’écriture. Par exemple, si je prends en photographie un hibou et qu’il a une tache marron sur l’aile, dans ma photographie, a priori, il aura une tache marron sur l’aile. Si je le représente en peinture, pas forcément. On peut en faire abstraction. Cette proximité au réel qu’a la photographie, c’est ce qui lui permet aussi de devenir un document. Elle a pris en fait à la peinture le devant de place documentaire. C’est Roland Barthes qui disait d’ailleurs de la photographie « Ça a été. » Le « Ça a été. » c’est véritablement cette question du témoignage. « Ça a été. » « Ça a été. »« Ce fut. » Pour la peinture, il est beaucoup plus difficile de dire ça. Et même si on tombe devant une peinture qui se veut plus ou moins documentaire, je peux citer, par exemple, La Liberté guidant le peuple de Delacroix, qui documente un certain événement précis de l’histoire politique française. On est tout de même face à une mise en scène, c’est à dire qu’il y a une distance entre la façon de documenter le réel et l’image qu’on a devant nos yeux. On s’y projette, on fait semblant d’y croire, mais on n’y croit pas comme on peut croire à une photographie. Évidemment, la photographie, c’est dangereux puisqu’une photographie, ça peut aussi être truqué, ça peut être détourné. C’est justement sa proximité au réel qui la rend plus ou moins dangereuse. L’histoire, c’est pareil. Lorsque l’on lit l’essai d’un historien… Tout à l’heure, je citais Mésopotamie par exemple… On essaye de lire quelque chose qui tout de même témoigne du réel, c’est-à-dire que l’essai d’un historien qui est plein d’éthiques et fait avec une bonne déontologie, s’essaie en tout cas à restituer au mieux des faits. Évidemment, tout comme la photographie, l’histoire n’est pas une vérité absolue et elle peut être en tout cas utilisée aussi à des fins politiques, justifiée, transformée. Malgré tout, si on lit un essai d’historien, on essaye de lire quelque chose qui nous documente un fait. Lorsque l’on lit un mythe, par exemple, si on lit l’Iliade et l’Odyssée, on se retrouve à lire quelque chose auquel on fait plutôt semblant de croire. Le mythe nous véhicule des informations, des idées, une forme de philosophie aussi, mais par l’image. On ne croit pas à un mythe, on ne croit pas à un mythe comme on croit à ce qu’on lit dans un essai d’historien. La peinture, c’est un petit peu pareil. C’est que la peinture, on fait semblant d’y croire du fait que c’est une construction, c’est une mise en scène. Tout comme le mythe, elle nous véhicule des informations par l’image. Dans mon travail, j’entretiens constamment ce croisement en faisant des parallèles parfois entre, par exemple, des événements historiques et des mythes anciens. Je développe ces parallèles à travers la figure de personnages qui vont me servir de modèles, qui seront portraitisés eux et en même temps, c’est toujours des doubles portraits. Il y a une question de dualité dans ce travail là, puisque ce sera d’abord le portrait du modèle et également le portrait du personnage incarné, du personnage mythique, par exemple de Gilgamesh dans le fameux Songe de Gilgamesh. Je ne sais pas si c’est clair…
Camille Bardin
Merci. Non, non, non c’est hyper clair et hyper référencé. Donc merci beaucoup. Ça me permet de dire aussi que l’ensemble des références qui sont citées dans ce podcast sont en description. Donc prenez le temps d’aller voir aussi. On parlait justement de mythes et de légendes et c’est finalement ce qu’on retrouve aussi dans ton travail, Léna. D’ailleurs, le titre de ton installation s’appelle Le Bienheureux, un conte breton. Je pense que ça a son importance parce que finalement, ce que montrent tes recherches, c’est que l’histoire de ton grand-père est celle d’un héros fantasmé et qu’elle est le produit, finalement, de la France du XXème siècle. Ton but ici, c’est aussi, dans un sens, de déconstruire cette idée du héros patriote et finalement, le récit national qui l’accompagne ?
Lena Hervé
Oui, oui, complètement. Sur cette question du mythe, il y a aussi toute la question du mythe familial presque. Je me suis retrouvée avec ça, qui est finalement mon héritage, qui a été… Il y a eu des trous dans la transmission, mais ça reste quand même quelque chose dont j’ai hérite. La question c’était qu’est ce que j’en fais. Quand j’ai commencé ce projet, j’ai passé six mois au Brésil où j’ai fait un projet qui s’appelle Barravento, les solitudes collectives. Où là, je m’étais intéressée aux religions afro-brésiliennes. C’était accompagné de tout un travail d’écriture où je réfléchissais à ces espaces qui sont devenus dans la société brésilienne aussi des espaces de lutte et de convergence de luttes dans le Brésil. En plus, j’étais dans le Brésil de Bolsonaro, donc voilà…
Camille Bardin
Ah plaisir !
Lena Hervé
Aussi exactement haha ! De résistance à un État complètement, je pense qu’on peut dire fasciste.
Camille Bardin
Mmh…
Lena Hervé
Et donc je suis rentrée et je pense que ce projet et cette expérience aussi de déplacement m’a fait me rendre compte aussi de tout ce que je portais avec moi et de tout ce que je représentais en tant que Française blanche au XXIème siècle. Et du coup, je me suis un peu attaquée à ma propre mythologie familiale, mon propre héritage, qui est aussi hyper liée à cette histoire de la France du XXème siècle. Et même, je peux penser à ce que j’ai appris à l’école aussi. On n’a quasiment pas vu les guerres coloniales. Toutes ces questions étaient très légèrement abordées et c’était un peu l’occasion de déconstruire tout cet imaginaire là. Et en même temps, je pense qu’en fait… Le « conte », le titre de ce projet là, il vient du fait que toute ma famille est bretonne. Le Bienheureux, parce que mon grand-père s’appelait Félix et il y a eu aussi toute cette mythologie sur ce personnage qui… C’est un homme qui a fait face à la mort plusieurs fois dans sa vie et qui s’en est toujours sorti. L’étymologie de Félix, c’est aussi l’heureux, le bienheureux, celui qui a de la chance. Et vu que je traitais aussi de cette histoire qui se passe en Asie, en Indochine pendant les guerres coloniales, j’ai voulu faire un parallèle, établir un parallèle plus ou moins lointain avec le bienheureux, la figure du Bouddha, qui est un espèce de rappel. En fait, oui, ce mythe, je pense aussi que là, je peux rebondir sur ce que tu dis Rayane. Tout ce projet, c’est un projet de photographies…
Camille Bardin
Oui, effectivement !
Lena Hervé
Voilà, je ne l’ai pas encore dit… Mais c’est un projet que j’ai construit dans un dialogue perpétuel entre les archives que j’avais, qui sont des photos en effet qui ont été prises et qui témoignent d’un moment historique, et en même temps, ces archives, je les ai manipulées. Il y a aussi ce qui n’apparaîtra pas à La Villette, mais dans le projet, dans un plus grand ensemble, on va dire, comporte aussi du texte. Toute la part fictionnelle que moi, j’ai rajoutée… Il y avait toute cette question de jouer sur la limite entre le vrai, le faux, le conte. En parallèle des archives, j’ai aussi fait mes propres photos où là, j’ai joué justement sur l’idée de recréer une espèce d’Asie fantasmée qui, je pense, était aussi un peu l’Asie, l’Indochine en l’occurrence, que mon grand père a vue d’une certaine manière. J’ai fait beaucoup de photos, notamment en Bretagne, mais aussi à Paris, en allant un peu chercher toutes les choses qui pouvaient évoquer l’Asie dans un imaginaire collectif qui est un imaginaire…
Camille Bardin
Exotisant ?
Lena Hervé
Aussi exotisant aussi. Exotisant complètement et très européen. Toutes les photos, c’est quelque chose d’ailleurs, je pense qu’il y a beaucoup de gens qui m’ont posé la question en voyant le projet, « mais où est ce que c’est ? » C’est presque devenu un pays imaginaire, une histoire imaginaire où il y a toute cette question du vrai, du faux, de jouer pareil sur l’histoire de cet homme. Le héros fantasmé, c’est à la fois le fantasme du XXème siècle, mais c’est aussi mon propre fantasme projeté sur l’histoire de ce héros qui est une histoire que j’ai complètement inventée, que j’essaye de retraduire en photographie en utilisant des archives et en même temps, en les détournant, en introduisant mon propre regard aussi et en créant tous ces espaces qui sont aussi… Voilà, il y a beaucoup, il y a presque une dimension un petit peu symbolique, je pense, dans certaines photos, même si elles jouent aussi beaucoup sur un côté très banal où, par exemple, j’ai pris beaucoup de photos d’espaces naturels qui sont aussi des espaces de projection et de réflexion qui sont devenus non pas des illustrations, mais plutôt un espèce de cadre comme ça dans lequel pouvait s’inscrire ce récit imaginaire.
Camille Bardin
C’est un projet inédit que tu montres à 100 % à l’expo à la Villette Chedly. Cette fois-ci, tu t’es plus spécifiquement intéressé à la figure, comme on le disait, de Gilgamesh, un personnage qui aurait vécu en Mésopotamie 2 500 ans avant Jésus-Christ. Est-ce que tu peux nous raconter tout ce projet qui, comme tu le disais, sort un petit peu de ce que tu as l’habitude de faire et de tout ce travail que tu déploies autour de la figure de ton grand père et de ses mémoires.
Chedly Attalah
Oui, exactement. C’est un projet qui sort un peu de toutes mes recherches personnelles, mais qui s’inscrit complètement dans cette superposition d’histoires qui m’intéresse, de mythologie à travers l’histoire. Qu’est ce qui est réel ? Qu’est ce qui est fictif ? Et je m’intéresse beaucoup à ces strates de l’histoire. Un jour, j’ai vu une pièce au Théâtre de la Colline de Joséphine Serre qui s’appelle Data Mossoul, qui m’a beaucoup marquée. Il me semble que c’était il y a peut-être huit ans. Data Mossoul vient raconter l’histoire d’un Mossoul qui est en train de s’effriter à travers l’histoire dans une fiction à trois temps qui se passe simultanément. On est pendant le grand incendie de La Bibliothèque d’Assurbanipal. Ensuite, on est dans la période de la guerre et de la naissance, petit à petit, plus tard, mais qui est dans le même laps de temps de Daech. Et un troisième temps fictif de data scientists qui ont décidé d’effacer d’Internet, pour des raisons écologiques et pour laisser de l’espace sur Internet, d’effacer tout ce qui ne nous sert plus et tout ce que l’humanité ne cherche plus sur Internet. Cette data scientists s’est rendu compte que Mossoul ne figure plus dans les recherches Internet et dans cette fiction, ils ont décidé d’effacer toutes les archives autour de Mossoul des data centers. Ce qui m’intéressait, c’était ces parallèles d’histoires de comment cette ville Mossoul… Comment le lien, va venir s’effriter à travers le temps et à travers l’histoire. Là, je fais un peu un bond, une sorte de lien aussi avec ce que je disais tout à l’heure par rapport à mon travail, c’est que ce qui m’intéresse aussi, c’est la question de l’écriture et de la langue. Et dans la mémoire, étymologiquement, l’humain en arabe, c’est « al’insan » et l’oubli, c’est « al’nesian » et l’oubli et l’humain sont étymologiquement liés. L’humain, c’est celui qui oublie. Ce qui m’intéressait dans cette mythologie de Gilgamesh, c’est que ça soit le pilier, le fondement même de l’histoire de notre humanité et qui est aujourd’hui, à mon sens, peut être que je me trompe, une histoire qui est très méconnue, très occultée. Quand j’arrive en France, je ne connais pas Ovid et c’était un peu quelque chose qu’on me reprochait. J’avais très honte de ne pas connaître Ovid. Ensuite, je me rends compte qu’en fait, les mythologies traversent les frontières et il y a des frontières où elles s’arrêtent. Il y a des mythologies qui vont s’estomper dans le temps et être occultées. Moi, naïvement, quand on m’a proposé l’exposition 100% à La Villette. J’avais ce projet que j’avais envie de faire, que j’avais envie de réaliser, de travailler sur cette figure de Gilgamesh que naïvement, je vais reparler de l’épopée de Gilgamesh, mais non dans une quête d’immortalité comme elle pourrait l’être en première lecture. Mais j’ai été hyper fasciné par cette ode à l’amour qu’il y avait dans l’histoire de Gilgamesh et à cette histoire d’amour qui va naître entre Gilgamesh et Enkidu et de raconter naïvement une des premières histoires d’amour possibles entre deux hommes de l’histoire de l’humanité. À travers cela, quand on me dit « C’est à la Villette », tout de suite, je pense au lieu même de La Villette, les anciens abattoirs de la Villette. Et cette figure de Gilgamesh à deux tiers Dieu, à un tiers humain qui est décrit dans certaines traductions comme ayant la force d’un taureau sauvage qui, quand il va commencer à se battre avec Enkidu, leur première rencontre, Enkidu créé pour combattre Gilgamesh, mais à force égale, ils vont se combattre et comme des taureaux vont mugir. Et ça m’intéressait de raconter toujours, encore une fois, vraiment très naïvement cette histoire d’amour entre ces deux hommes à la figure presque bovine dans ces anciens abattoirs de La Villette et de dresser comme ça une sorte de portrait très fluide d’un amour autrefois possible avec une accumulation d’histoires où je représente… Par exemple, il y a une des sculptures qui sera présentée, c’est une reproduction des tablettes de Gilgamesh qui va être changée d’échelle, agrandie, semblable à un météore. L’œuvre que je présente à La Villette s’appelle Météore, parce que Gilgamesh, il va faire ce rêve d’une étoile qui va tomber, l’écraser. Cette étoile est une sorte de prémonition de l’arrivée de quelqu’un à force égale qui va venir l’accompagner dans sa vie. C’est Enkidu. Ce météore, il est un peu le cœur de la pièce que je vais présenter à 100% L’Expo et qui raconte une superposition de strates avec des tablettes d’argile qui vont cuire lors de l’ incendie, qui va être pillée et en ce moment restituée. Avec toutes les strates d’histoire de « qu’est ce qui reste après tous ces événements qui vont traverser cette histoire mythologique ? »
Camille Bardin
Très bien. J’ai vraiment trop hâte de voir ce que vous allez montrer. Rayan, toi, pour 100% L’Expo à la Villette, tu montres un tout nouveau travail. Cette fois-ci, tu t’es intéressé à un célèbre poème, Majnoun Leïla. Une histoire qui met en scène un poète bédouin et sa cousine qui est connue en Asie centrale, en Afrique du Nord, en Inde, etc. Comment cette histoire, elle se déploie dans ta peinture ?
Rayan Yasmineh
Alors… Ok.
Camille Bardin
Hahah Gros morceau !
Rayan Yasmineh
Merci pour ta question. C’est un tout nouveau travail. Il est d’ailleurs à l’heure actuelle même pas encore terminé. Je suis encore en train de travailler dessus.
Camille Bardin
Courage !
Rayan Yasmineh
Ouais… J’y retourne après.
Camille Bardin
Oui, j’imagine !
Rayan Yasmineh
Comme je disais tout à l’heure, je m’intéressais beaucoup aux mythes, aux rapports entre mythes et histoire, etc. Et Majnoun Leïla, c’est un poème, c’est un poème raconté, c’est une histoire finalement. Et donc les histoires comme les mythes, elles nous véhiculent de la pensée par l’image. Moi, si je me suis intéressé à Majnoun Leïla, évidemment, c’est par l’intermédiaire des mythes… À quel point parfois des histoires peuvent prendre telle importance qu’elles en deviennent presque un mythe dans une région complète. Majnoun Leïla, c’est l’équivalent de Romeo et Juliette, par exemple.
Camille Bardin
Oui, justement… Je n’osais pas la comparaison.
Rayan Yasmineh
Non, c’est une comparaison tout à fait valable à beaucoup d’histoires d’amour en général dramatiques, parce que c’est une véritable tragédie. À cela près que finalement, le principal obstacle à l’amour entre Majnoun et Laïla, c’est Majnoun lui même, qui s’appelle Kaïs, en fait. Kaïs avant de se faire appeler Majnoun, c’est à dire « le fou de Laïla ». Et cette histoire, il paraît qu’elle naît parmi des Bedouins arabes du VIIème siècle en Irak. Et évidemment, elle va avoir une importance prépondérante dans toute l’Asie centrale, en Afrique du Nord aussi, jusqu’en Inde Moghol. C’est un classique de la représentation dans la miniature persane, dans la miniature Moghol également. Donc, c’est un sujet que je traite qui est, comme je disais, un classique de la représentation dans des iconographies orientales, entre guillemets. Finalement, ce que je fais, c’est que je reprends un canon, comme par exemple, j’aurais pu représenter une histoire classique de la peinture occidentale. Judith et Holopherne, par exemple. Ici, c’est Majnoun Laïla. Il faut savoir que cette histoire, plus qu’une simple histoire d’amour, elle a ses particularités. Cette histoire de Majnoun Laila va être sujette à de nombreuses interprétations, dont celle de l’islam soufi, qui est un petit peu la branche mystique de cette religion et qui va voir en l’amour que porte Kaïs à Laila, un amour à Dieu, finalement, une ode à la foi, où Laila va devenir plus ou moins la manifestation de la beauté divine. Ce refus de Kaïs, justement, va faire couler beaucoup d’encre. Puisque lui qui va être véritablement omnubilé par cette Laila, au point de s’isoler. Je peux peut être expliquer un petit peu l’histoire, mais en gros… Kaïs, c’est un jeune Bédouin, arabe, noble, assez beau d’ailleurs, qui a un petit peu tout pour lui et c’est surtout un très grand poète qui manie les vers à la perfection. Il va tomber fou amoureux et réciproquement d’ailleurs, d’une cousine qu’il connaît depuis l’enfance. Et cet amour va devenir impossible parce que Majnoun, enfin, Kaïs du coup, récite son amour en poème, proclame son amour à Laila devant tout le monde, devant sa tribu, ce qui est une atteinte à la pudeur de sa cousine. Et donc évidemment, le père de Laila lui refuse la main de sa fille et va même plus loin en exigeant parfois même jusqu’à la mort de Kaïs. Il y a plusieurs histoires, il y a plusieurs versions. Dans certaines versions, le grand calife va convoquer Laila, va se rendre compte qu’elle n’est pas si belle que ça, va s’en étonner, va ensuite convoquer Kaïs. Il y a de nombreuses interprétations, mais dans toutes, finalement, l’amour est impossible et c’est toujours finalement de la faute de Kaïs. Finalement, Laila va un jour, dans l’une des versions que j’ai lues, donc va venir à sa porte, conduite par un ami qui lui dit « Kaïs, Kaïs, Laila est devant ta porte, elle est prête à t’épouser » et Kaïs lui dira « Non, je ne veux pas voir Laila. Laila m’empêcherait d’aimer, de proclamer l’amour de Laila.» C’est à dire qu’il fait le choix, plus que le choix de Laila. En réalité, il fait le choix de l’idéal. Il fait le choix de cet idéal divin. Il fait le choix de cet idéal amoureux, de cette passion finalement, plus que de cette relation vécue, puisque la relation vécue lui ferait perdre, finalement, l’inspiration de sa poésie aussi. J’en discutais avec une amie, par exemple, qui me faisait la comparaison entre Majnoun Laila et Orphée et Eurydice, puisque Orphée, en descendant aux enfers, fait le choix de regarder Eurydice. C’est plus qu’un choix bête, c’était peut-être un choix conscientisé aussi. C’était le choix de la poésie. C’était le choix de l’inspiration, puisque c’était Eurydice qui fournissait à ce poète absolu toute l’inspiration nécessaire à ses vers. Et donc le souvenir était là plus fort finalement que la réalité. Et c’est là que Majnoun aussi décide de ne pas épouser Laila et de continuer à vivre sa passion dans la douleur pour pouvoir développer sa prose. Il y a une multitude d’interprétations, évidemment des interprétations religieuses. Et dans ma peinture, ça se manifeste de façon assez particulière aussi, parce que comme je disais tout à l’heure, ma peinture parle avant toute peinture, avant de raconter des histoires, elle raconte ce qu’elle est, c’est à dire une surface plane avec des couleurs en un certain ordre assemblées. Et donc là, on aura justement des ruptures radicales dans l’image, etc. Une succession de motifs qui sont tout de même tous portés par une symbolique qui permet de faire rejaillir l’histoire. Il y a une multitude de signes et de symboles.
Camille Bardin
Donc tu n’as pas forcément fait de choix entre toutes ces interprétations et toutes ces histoires ?
Rayan Yasmineh
Alors moi, j’ai mon interprétation. Elle s’aligne plus ou moins à cette interprétation mystique, c’est à dire l’idée que Majnoun se refuse à l’amour et choisit l’idéal, finalement. Enfin, ne se refuse pas à l’amour, mais se refuse à la relation et se dédie à l’idéal de cet amour. Et j’y vois aussi un lien, c’est que, par exemple, en tant que peintre, parfois, je peux me retrouver en ce Majnoun, finalement, puisque pas seulement en peinture, mais comme beaucoup d’artistes, parfois, on va jusqu’à s’aliéner véritablement. Majnoun finit par… Kaïs avant de devenir majnoun, finit par s’exclure du reste de la société, vivre seule pour ne vivre que de son amour et de ses vers. Parfois, c’est là où l’artiste décide, petit à petit, parfois, s’alienne même au reste de la société pour ne vivre que de ça. C’est très romantique ce que je dis, mais on a quelque chose de cet ordre là et ma peinture, c’est un petit peu une peinture de l’idéal. On le voit par exemple dans mon choix aussi de représenter les choses tout en transparence, avec une multitude de couches de glacis, tout en référence évidemment à la peinture flamande ou italienne de la Renaissance. Il y a dans mon esthétique une esthétique de l’idéal, un choix du platonicien aussi, par exemple, la question de la transcendance qui va être importante. Oui, c’est un petit peu ce majnoun qui fait le choix de l’idéal plutôt que celui de la réalité, qui va porter un petit peu mon interprétation du poème.
Camille Bardin
Merci à vous trois d’avoir pris le temps d’échanger avec moi… Merci pour tous vos mots et pour tous ces récits que vous avez apportés jusqu’ici. Vos travaux sont donc à retrouver à La Grande Halle de La Villette dans 100% Expo du 5 au 23 avril 2023. Je remercie également les équipes de la Villette pour leur confiance et notamment Inès Geoffroy, Pauline Loferon, Irène Guellec et Léa Faydide. Merci beaucoup à vous trois.
Chedly Attalah
Merci Camille.
Lena Hervé
Merci !
Rayan Yasmineh
Merci à toi.