Camille Bardin
Bonjour à toutes et à tous. J’espère que vous allez bien. Je m’appelle Camille Bardin, je suis critique d’art et curatrice indépendante et depuis 2020, je produis PRÉSENT.E, un podcast dans lequel je reçois des artistes pour parler de leurs œuvres, mais surtout de toutes les réflexions et les doutes qui se cachent derrière celles-ci. Dans le cadre de L’Expo 100% qui se tient du 5 au 23 avril 2023 à La Villette, j’ai pensé un hors-série en partenariat avec l’événement, qui réunit quelques artistes de l’exposition. Vous écoutez le premier épisode consacré aux récits post-apocalyptiques, dans lequel je reçois trois artistes. Lou Faurou, bonjour Lou.
Lou Fauroux
Bonjour.
Camille Bardin
Liên Hoàng-Xuân, bonjour Liên.
Liên Hoàng-Xuân
Bonjour.
Camille Bardin
Et Mona Cara, bonjour Mona…
Mona Cara
Bonjour !
Camille Bardin
Aujourd’hui, on va parler des formes que pourrait prendre notre monde une fois l’apocalypse venue ou alors une fois qu’il ait été annoncé. Car chacune à votre manière, vous tentez d’anticiper les récits et de dessiner les contours de nos sociétés lorsqu’elles seront dépourvues de technologie, quand elles auront des géographies nouvelles ou que le désastre écologique sera arrivé à son paroxysme. Tout cela avec — peut-être étonnamment — avec beaucoup d’humour et d’absurdité, je trouve, mais on en parlera. Du coup, Lou, dans le travail que tu vas montrer à La Villette, tu proposes un récit dystopique dans lequel Google posséderait la quasi totalité de la Terre et serait également détenteur d’un logiciel d’immortalité digitale, évidemment réservé, (on s’en doute), à une élite exclusivement composée d’hommes cisgenres. Heureusement pour nous, ton récit ne s’arrête pas là. Est-ce que tu peux nous raconter un petit peu ce qui se passe ?
Lou Fauroux
Pour recontextualiser, ce projet, ça s’appelle What Remains ? C’est un écosystème qui démarre par cette histoire que t’as commencé. Ça s’amorce par un film, c’est le début du synopsis qui s’appelle Genesis, dans lequel effectivement, Mark Zuckerberg est immortel et il y a une bande de hackereuses qui découvrent qu’il est immortel en faisant des recherches sur lui et qui spéculent autour de ça et qui se mettent en quête de le hacker pour récupérer le code source de cette immortalité et la rendre open source pour que tout le monde puisse s’uplauder dans ce genre de métavers dans lequel on pourrait poursuivre sa vie terrestre, mais depuis un support digital. En faisant ça, tout le monde tente de se télécharger, mais les inégalités systémiques d’accès à Internet et aux supports comme les disques durs, etc, font qu’il y a peu de gens qui parviennent à arriver à ça et que l’humanité s’effondre dans un entre deux d’hybridité digitale dans lequel les humains ont fait le pari d’être immortels et donc de se digitaliser. Mais finalement, les data centers pètent à cause des pénuries et des saturations. L’humanité disparaît comme ça. Ça, c’est la genèse. Tout ce qui va autour de ça ensuite, explore des spéculations de qu’est ce qu’il peut avoir après ça et prendre des interstices de cet effondrement et des points de vue de différents personnages dans cet effondrement et comment ils se confrontent à ces pénuries.
Camille Bardin
Justement, t’as un groupe de hackereuses qui débarquent et qui fout un peu le dawa dans tout ça, tout simplement.
Lou Fauroux
Oui, les hackereuses, c’est là la subtilité de l’histoire, c’est qu’elles, elles ont une mission qu’Ingrid Luquet Gad a appelée « data communiste », que j’aime bien.
Camille Bardin
Oui, pas mal.
Lou Fauroux
Elles ont une mission sociale de redistribution qui ne se passe pas forcément comme elles veulent. Ça met en exergue des contrastes et des subtilités aussi dans cette idéologie là. Ça reprend aussi les recherches et la représentation des femmes et des minorités de genre dans le ethical hacking…
Camille Bardin
Ne spoile pas trop les réponses parce que j’ai une question là dessus justement et je pense qu’on prendra un temps spécifique pour ça. Du coup, je vais me permettre de passer directement à Mona pour pas qu’on déborde trop, parce que c’est un sujet qui est vraiment très intéressant et j’aimerais bien qu’on prenne le temps un peu pour en parler. Toi, en l’occurrence, Mona, ton travail se base sur un environnement précis et bien réel. Le site Salin d’Hyères, dans le Var, à côté de Toulon. À partir de cet espace, tu as imaginé des protagonistes et tissé un récit fictif, bien que malheureusement pas si éloigné, finalement, de notre réalité et de notre présent. Comment tu l’as écrit, cette histoire ?
Mona Cara
La Grande Pêche foire, c’est une installation de quatre tapisseries Jacquart. Il y en a une centrale, c’est la Mer Poubelle qui se déploie dans toute sa déliquescence, avec des formes acidulées, des joints en plastique. C’est une vraie cacophonie. C’est un paysage très visuel, mais moi, j’imagine des sons, j’imagine plein de choses avec ces fils qui finissent par sortir du cadre. Et autour de cette mère poubelle gravite — comme des électrons autour — le Dictateur du haut de ces quatre mètres de haut, la Madonne du château de Clim et le bonhomme Ballon suspendu à sa canne à pêche dans une posture captive. On se rend compte d’ailleurs pas tout de suite forcément que c’est un bonhomme parce qu’il a deux faces. Et sur une de ces faces, il y a la tête et sur l’autre, un paquet de chips 3D. Des pièces recto verso. Toutes sont recto verso d’ailleurs, que ce soit la mer poubelle, le dictateur qui nous paraît grand mais qui est tout petit parce qu’il est perché…
Camille Bardin
Il est très frêle oui…
Mona Cara
Et qu’on se rend compte qu’il est perché sur des échasses et qu’il a un slip Superman. Il veut nous impressionner, mais en fait il n’est pas très crédible. La madone du château de Clim, elle a aussi un envers, mais qui est caché. Là, il faudrait soulever la cape pour s’en rendre compte. Ça, je pense que ça peut changer selon les accrochages, mais je n’hésite pas à changer un petit peu des choses selon ce que j’ai envie de montrer, parce qu’il y a différentes portes d’entrée dans mon travail, différents niveaux de lecture.
Camille Bardin
Justement, tu as travaillé, je le disais spécifiquement avec le site Salin d’Hyères, comment ton processus de travail s’est mis en place avec elleux là bas ? Comment ton histoire s’est déployée à partir d’un environnement très concret, il me semble…
Mona Cara
Déjà, moi, je viens d’Hyères. Je suis Hyéroise, j’ai grandi au bord de la mer et je me suis toujours posée la question un peu de… Comme on est sur une zone géographique magnifique, mais protégée, parce qu’elle est aussi vulnérable à la montée des eaux, à l’érosion des côtes… On s’en rend compte en en parlant avec les anciens sur le port avec n’importe qui, ce n’est pas un scoop… Mais donc, je suis particulièrement sensible à cette question là, à toutes ces questions autour de la mer et donc ça me paraissait assez naturel de venir implanter, de le montrer en tout cas dans le site des salins d’Hyères. Parce que même si à la base, ce n’était pas forcément prévu pour ce site là, l’opportunité que j’ai eue avec Monde Nouveau de choisir un site, là, je me suis dit : « Il faut que ça soit avec le Conservatoire du littoral. Il faut que ce soit dans une zone qui me touche, qui me parle et qui a un lien évident avec le projet. »
Camille Bardin
Trop bien. Donc, tu as vraiment travaillé en collaboration avec elleux, en quelque sorte. Il y a vraiment eu un temps de recherche là-bas, du coup ?
Mona Cara
Oui, et assez étonnamment, j’ai été quand même beaucoup plus à l’usine où j’ai tissé mes pièces. C’était des allers-retours constants entre tous ces mondes là, parce qu’entre l’usine qui est dans le fin fond de la Loire, le site des Salins d’Hyères, il y a des mondes qui n’ont rien à voir. Pour autant, même si le projet a été montré aux Salins d’Hyères, il pourrait être montré dans d’autres lieux du Conservatoire du Littoral, dans plein d’autres lieux différents. Et il s’est construit de tous ces échanges et de toutes ces opportunités que j’ai eues avec plein de personnes. C’est une construction progressive et tout n’était pas déterminé à la base, déjà.
Camille Bardin
Et toi, en l’occurrence, Liên… À ton tour, ça y est ! Haha ! On ne t’a pas encore entendu. Liên, j’avais aussi envie de te poser plein de questions. Du coup, je vais un peu te poser deux questions en une… Tu m’excuseras pour ça… Parce que dans ton travail, j’ai l’impression qu’il y a deux axes majeurs. D’abord, on peut parler du fait que ton travail propose des va et vient entre le destin individuel et l’histoire avec un grand H. Tu tentes finalement de montrer comment les grandes dynamiques contemporaines peuvent impacter notre intimité. Et dans un second temps, on peut aussi parler de l’ancrage géographique de tes projets et de tes réflexions. Car dans ta pratique, trois villes finissent par se confondre en une même entité que tu nommes le « Sud de nulle part ». Je trouve la formule vraiment très, très juste. Ma question est un peu monstrueuse, mais est ce que tu peux… Tu veux bien, nous expliquer un peu ces deux pans de ta recherche ?
Liên Hoàng-Xuân
Je pense que par rapport au premier axe dont tu parles, qui effectivement est très important dans ma pratique, qui est cette rencontre ou parfois, j’aime bien dire, ce crash comme un crash de voiture entre les grandes dynamiques, les grands événements de l’histoire avec un grand H et la manière dont elle va venir impacter, modifier le destin individuel, où souvent, je fais plutôt un focus sur même la dimension sentimentale de ce destin individuel…
Camille Bardin
Les histoires d’amour…
Liên Hoàng-Xuân
Voilà, ça va plutôt être la rencontre, le point de rencontre entre l’histoire avec un grand H et la petite histoire d’amour. Je pense que, ça a commencé à m’intéresser à partir du moment où progressivement avec l’enseignement de l’histoire au niveau vraiment scolaire et où, très jeune, j’ai eu un problème d’identification avec cette discipline où, en fait, ce que je voyais écrit ou enseigné à l’école ne correspondait pas du tout à la vision que je pouvais en avoir par les récits familiaux. Où, par exemple, à l’école, on va quand même, tout au long du parcours scolaire, on va quand même être plutôt centré sur la France. De par l’histoire de ma famille, qui a un destin très lié à la France, de par l’histoire coloniale de la France, certains événements qui se passent sur le territoire français ont impacté et déterminé le destin de ma famille. Mais au final, ça ne se passait pas forcément sur le territoire français. Ou dans ma famille, il y a eu des déplacements, des migrations, qui fait que, par exemple, deux de mes grands-parents se sont rencontrés en France. Mon grand père tunisien, ma grand mère polonaise, et puis ils sont repartis en Tunisie, et où on avait une sorte de rencontre de différents événements historiques, que ce soit la Seconde Guerre mondiale avec la colonisation de la Tunisie, etc. Et en fait, du coup, dans l’enseignement de l’histoire de la France, il y avait quelque chose qui me manquait. Je n’arrivais pas à me dire que…
Camille Bardin
Il y avait un dissonance entre ce que tu avais vécu ou ce que ta famille avait vécu et ce qu’on te demandait d’apprendre en plus à l’école.
Liên Hoàng-Xuân
Oui ! Et quand bien même on parlerait, par exemple, de la Seconde Guerre mondiale, ma grand-mère, par exemple, a été en camp de concentration… Par rapport au récit familial, à ce qu’on transmet comme souvenir dans la famille et ce qu’il en reste… C’est-à-dire, quelque chose de très froid, très factuel dans la retranscription académique de l’histoire… Ça n’avait pas du tout la charge de récits, tout le côté vécu, émotionnel, physique, même traumatique. Ça grossissait un petit peu comme un sentiment chez moi. Et puis aussi parce que l’histoire m’apparaissait pas liée à un territoire. C’est quelque chose qui était traversé par plusieurs zones géographiques, etc. Et aussi parce que c’est les histoires d’amour qui… Si je suis là aujourd’hui finalement c’est grâce à cela… Mon père est vietnamien, ma mère est tunisienne et polonaise, mais elle a grandi en Tunisie. Mes parents se sont rencontrés en Tunisie, ils sont tombés amoureux là-bas, puis ils sont partis en France. En fait, c’est ce moment là où je me posais la question « Qu’est ce qui détermine un destin ? Est-ce que c’est l’histoire ou est-ce que c’est l’histoire d’amour qui vient ensuite surfer sur l’histoire ? Donc ça, c’est une des premières origines de ce questionnement sur l’histoire avec un grand H ou un petit H. Ensuite, j’ai envie de citer une œuvre qui a été très importante pour moi, c’est l’œuvre de Svetlana Alexievich, qui est une écrivaine biélorusse, qui a eu le prix Nobel de littérature, je crois, en 2015 et qui traite de différents moments catastrophiques de l’histoire du bloc soviétique. Elle passe dix ans à interviewer des gens. C’est comment ces grands événements majeurs historiques vont ensuite être racontés au niveau du vécu émotionnel. C’est là où ça m’a énormément marquée quand j’ai rencontré son œuvre, parce que je me suis dit « C’est cette charge qu’encore une fois, on ne trouve pas dans le récit de l’histoire académique ou officielle, on va dire, institutionnelle. » Vraiment, ça m’a chamboulée. Ça a fait écho à cette recherche…
Camille Bardin
Et du coup, s’ajoute à ça cette autre notion dont on parlait qui est le « Sud de nulle part »…
Liên Hoàng-Xuân
Oui !
Camille Bardin
Et c’est trop bien parce que c’est vraiment réussir à décoreler, finalement, ce qu’on appelle « les Sud » de l’Occident, finalement. Et du coup, tu déconstruis ainsi cette notion… Ce rapport de force aussi qui a été mis en place.
Liên Hoàng-Xuân
En tout cas, j’essaie ! (Elle rit) Déjà, je donne les crédits… La formule, elle est de Bukowski, qui a écrit un recueil de nouvelles qui s’appelle « South of No North. » Pour ma part, je la réinterprète totalement. En tout cas, cette notion d’Occident ou de culture occidentale, son impérialisme, etc, elle est tellement arbitraire alors qu’elle a été proposée comme neutre complètement… Le Sud de quoi ? L’occident ? Mais du coup, on est l’Orient de quoi ? Je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire…
Camille Bardin
Oui, mais c’est très clair et c’est comme quand on parle d’exotisme… Ça veut dire que c’est extérieur à toi. J’avais reçu dans Iel Présente, l’artiste Naomi Lulendo qui justement disait « Pour moi, l’exotique, c’est la pomme. Parce que pour moi, c’est la pomme qui est extèrieure à moi et pas le fruit de la passion. »
Liên Hoàng-Xuân
Tout à fait.
Camille Bardin
C’est bien que tu parles de cette déconstruction de cette fable qui est la neutralité, parce que finalement, c’est aussi un processus qu’on retrouve dans ton travail Lou. Il me semble que travailler sur l’apocalypse, c’est aussi s’autoriser à aller au delà d’une lecture hégémonique du monde et tenter de proposer de nouvelles narrations. En l’occurrence, toi Lou, tu fais pas mal de recherches sur le queer gaze. Comment est-ce que tu dirais que ça a impacté ton travail, ces recherches là ? Comment ça s’illustre aussi dans ton travail ?
Lou Fauroux
Je dirais que ça a démarré il y a quelques années. Moi, j’ai commencé à faire des films il y a cinq, six ans et c’était avec le porno. J’ai ma première rencontre amoureuse qui était Cassie, elle s’appelle, qui est une porn star américaine avec qui j’ai un peu vécu. J’ai pas mal filmé des pornos avec elle, pour elle ou avec d’autres performerses avec lesquels on travaillait là bas. J’ai aussi fait un film à l’issue de ça qui était un documentaire qui oscille entre des produits finis, c’est à dire des pornos postés sur Internet et la construction de ces scènes là et le backstage de comment on fait ces images là, qui dialogue un peu entre cette performance… Parce que toutes et tous, performent des codes de genre souvent, qui sont… C’est une loi d’offre et de demande. C’est beaucoup de discussions qu’on a eues, c’est : « qu’est ce que les gens veulent voir et qu’est ce qu’on donne aux gens qui leur donne envie de voir quoi ? » C’est un peu un cercle vicieux, mais ce qui se dégage dans cette recherche, là, avec ce documentaire et ces films là, c’était de voir des personnes qui sont pour la plupart queers, qui performent un genre extrêmement binaire, extrêmement hétéronormé pour des sous. Pour moi, ça a été comme un joyau de « Mais tout prend sens ! » entre les livres que je lisais de Baudrillard quand j’avais 15 ans et le fait que j’étais hyper mal dans mon genre dans toute mon enfance, dans toute mon adolescence. Je me retrouvais dans aucune représentation. Moi, j’ai grandi à Morschwiller-le-Bas, donc à côté de Mulhouse. J’avais que des hétéros autour de moi… J’avais juste… Ben accès à Internet ! Ça a été la porte ouverte à tout et ça m’a permis de rencontrer des gens sur jeuxvideo.com et d’explorer un peu ça d’une manière détournée, parce qu’il n’y avait pas de terme, mais ça pouvait être en faisant des sims avec lesquels je me sentais à l’aise ou m’approprier les persos, les gros bougs de GTA et en faire ce que je veux. J’ai pris des chemins de traverse avec ça, mais le porno, ça a été un moment assez… Ça a posé des bases pour moi. En même temps que le porno, j’ai passé pas mal de temps avec une femme avec qui j’ai eu une relation un peu platonique et physique aussi, mais c’était comme un mélange entre une amie et plein de choses. Et elle, elle était agente hollywoodienne, donc elle était manager d’auteur et d’auteurice. Elle lit des textes et des essais ou n’importe quoi et elle cherche la production la plus adaptée pour en faire une série, un show-télé, un film. Elle est derrière Le Diable s’habille en Prada, par exemple, d’autres blockbusters hollywoodiens. J’ai passé pas mal de temps avec elle. Et elle, elle a organisé des orgies. Je me suis retrouvée entre des discussions sur la construction des films. « Non, on veut pas ce producteur, on veut cet acteur là. » Pour ci, pour ça, non, c’est machin qui s’est mis sur… Enfin les potins hollywoodiens et ces orgies là. Et du coup j’ai écrit un essai qui oscille entre les images avec lesquelles j’ai grandi, moi, depuis mon ordi à Morschwiller-le-Bas et la façon dont je me les suis appropriées. Je fais des parallèles entre des scènes de films et des scènes de vie à Hollywood dans ce contexte là, pour parler de la représentation, surtout des gouines dans ces images là. Comment faire sienne avec ces images ? Comment j’ai fait sienne et quelle est ma place dans… Même là, à Hollywood et les orgies, etc, d’un point de vue du genre, d’un point de vue des échanges sociaux, plein de points. Et ma dernière étape, c’était une ouverture sur la possibilité… Enfin… J’avais besoin d’ archiver ça en faisant cet essai sur la représentation et sur le gaze pour que justement, ce soit plus un sujet dans mon travail. La fin de mon récit, ça ouvre justement sur la possibilité de représenter sans en faire un sujet, la possibilité d’incarner ces qestions. Que les personnages et que le récit est tel qu’il soit, qu’il fasse partie de l’histoire sans être au cœur de l’arc narratif.
Camille Bardin
C’est trop intéressant parce que justement, on est un peu dans une phase où il est plus juste question de se dire « Trop cool, on a mis des personnes LGBT dans un truc et c’est bon. » C’est que là, ton travail, il va beaucoup plus loin. C’est pour ça que je tournais ma question comme ça, c’est que là où on se rend compte qu’effectivement, on parle de « gaze » à proprement parler, c’est que cette question, elle est plus dans l’arc narratif effectivement, mais elle est dans la méthodologie de travail. C’est ça que je trouve trop bien.
Lou Fauroux
Oui, c’est ce qu’il y a sur le set, c’est la personne qui compose la musique, c’est chaque élément qui fait partie d’une pièce, d’une œuvre, d’un film, d’une décision politique, de n’importe quoi, même d’un objet. Elle est constituée de tous ces éléments et tous les éléments comptent. Du coup, après, je me suis beaucoup plus autorisée, après avoir fait ça, à retravailler avec la technologie. Je pense qu’il y a un truc de pouvoir, vraiment, de pouvoir avec la technologie.
Camille Bardin
Clairement !
Lou Fauroux
La technologie, c’est le pouvoir. C’est une domination sociale, que ce soit la façon dont les métaux sont pompés en Afrique pour faire des iPhones, jusqu’au capitalisme de surveillance… Shoshana Zuboff, elle a écrit le meilleur livre là dessus qui s’appelle « Le capitalisme de surveillance », qui reprend la chute des tours et le début de la surveillance et du coup des réseaux sociaux et des GAFAM et de l’impact que ça a sur l’humain. Et moi, ça m’intéresse toujours de faire ces allers-retours là dans le temps aussi, de voir que finalement ça a mon âge à peu-près, 25 ans. Et quand on fait un dézoom sur l’histoire du monde, c’est quelques années, mais les conséquences anthropologiques et naturelles, elles sont énormes. Donc m’autoriser à parler de et avec la technologie, sans plus centrer le corps et l’identité au cœur des arcs narratifs, c’est une manière pour moi d’ empouvoirer ma propre carrière, mes propres axes de recherche et mes personnages. Mes personnages, c’est que des gens que j’ai autour de moi, c’est que les gens que j’aime, mes copains, des copines, mes ex, mes amours. J’ai pas d’acteurices qui jouent dans mes films. C’est beaucoup aussi les persos que j’ai autour de moi, à proprement parler, qui font les films et la façon dont ils et elles m’influencent, surtout, ils et elles, au quotidien.
Camille Bardin
Trop bien. Je suis trop contente. Toi, Mona, c’est un véritable conte que tu déploies dans ton travail avec des protagonistes également et un récit. J’avais envie de t’interroger sur le ton que tu as choisi d’employer, parce que même si tu bases ton histoire sur le désastre écologique, il m’a semblé qu’il y avait quand même beaucoup d’humour dans ton travail et finalement dans le vôtre à toutes les trois. En tout cas, il nous arrive de croiser des personnages dans ton travail, Mona, qui sont assez loufoques. Je pense par exemple au bonhomme ballon dont tu parlais, qui est en fait un gros paquet de chips 3D ou même le dictateur avec son slip Superman. Enfin, il y a beaucoup d’éléments de la culture mainstream qui se croisent aussi avec des motifs que tu empruntes à l’histoire de l’art, notamment comme la dame à la licorne. Est ce que tu dirais que tu te saisis de ce procédé pour nous remettre en question et nous faire nous interroger sur notre échelle de valeur et notre manière de consommer également ? Peut-être aussi, pour préciser, je pense que quand je parle d’échelle de valeur, c’est aussi quand tu fais des associations comme le GIEC avec Barbie ou ce genre de choses.
Mona Cara
Déjà, le ton que je souhaite employer et je pense que c’est assez clair, c’est le tragique-comique. Finalement, c’est pas si éloigné pour moi qui ai fait du spectacle de cirque où on passe en quelques minutes par toutes les émotions et parfois c’est un peu toutes les émotions à la fois. Ce côté très grimaçant, c’est drôle, mais à la fois, on a envie de pleurer. Même si mon travail n’est pas revendiqué comme militant, c’est une prise de température assez clairement de tout ce que je perçois et c’est un rapport sensible, tout simplement. Si je dessine, si je tisse des formes pas si réalistes, elles expriment une instabilité bien réelle. Faire aussi des passerelles entre les différentes périodes de l’histoire, prendre comme inspiration autant le packaging chips 3D que La Vierge de Miséricorde du XVe siècle, c’est ancrer mon récit dans une temporalité assez longue. Les agissements humains, au fond, sont toujours un peu les mêmes, on suppose qu’il y a une sorte de récurrence dans l’histoire aux gros détails près que maintenant on est très nombreuxses sur Terre et qu’on a encore plus conscience que notre habitat est super délimité et qu’on n’est pas grand chose sans notre armada de machines, d’extensions, de prothèses qui font de nous des super héros. Cet environnement là que j’exploite, ce n’est pas forcément dans le sens unique « écologie », mais notre environnement global, ce que les humains font dedans, ce qui me saute aux yeux et tout ce qui va nourrir mon imaginaire, c’est tout ce que j’identifie comme des incohérences, des bêtises de l’homme contemporain. Les causes sont tellement multiples que ça ne m’intéresse pas forcément d’en cibler, même si la catastrophe écologique revient, mais ce n’est pas la seule chose dont j’ai envie de parler. Certes, mon travail est nourri par l’actualité, par les mauvaises nouvelles, par les torts humains, mais ce n’est pas un travail engagé à proprement parler.
Camille Bardin
Peut-être que tu peux aussi raconter, pour qu’on comprenne bien comment se déploie ton travail… Peut être que tu peux nous raconter aussi ce qui se trouve justement sur ce… Comment on appelle ça… Moi, j’ai envie de parler presque de la tapisserie de Bayeux. Il y a vraiment un truc de narration comme ça aussi. C’est l’exemple qui me vient en tête, mais peut être que tu peux nous parler de cette fameuse narration qu’il y a sur cette tapisserie. Je ne sais pas comment tu l’appelles exactement…
Mona Cara
C’est une tapisserie Jacquart ! Oui, on peut parler de tapisserie et à la fois c’est produit avec l’aide d’un ordinateur. Même si ça paraît… Enfin, ce sont des formes assez éclatées, avec des fils dans tous les sens. Derrière, il y a une rigueur mathématique, c’est celle du codage informatique. Ce qui m’intéresse, c’est de dépasser cette rigueur là en proposant des formes éclatées où on oublie la machine qui pourtant est très présente. Tu parlais de ça tout à l’heure aussi, Lou, de t’emparer aussi de la technologie et qu’il y a une forme de puissance.
Camille Bardin
Sur cette tapisserie, on voit un petit garçon qui est posé sur une plage, il me semble, et qui regarde au loin ce qui se passe dans cette mer. En fait, cette tapisserie représente la mer, finalement… Qu’est ce qu’il y a dans cette mer ?
Mona Cara
Dans cette mer, il y a un monde très artificiel, parce qu’à y regarder de plus près, les poissons ne sont pas des poissons. On est nous même leurrés par leur apparence, alors qu’en fait, ce sont des leurres de pêche. Tout est artificiel, tout est trop beau, trop acidulé, comme les packagings qu’on nous propose, qui nous font à la fois envie, mais qui nous répulsent.
Camille Bardin
C’est qu’à la fois, au début, ça semble très sucré, etc, et ça finit assez acide, finalement. Si on déploie un peu cette métaphore du goût… Il y a vraiment ce truc de « il y a cette tapisserie qui se déploie devant nous, qui est très avec des couleurs primaires, très pop, etc. » Ensuite, quand on se rapproche, on voit que finalement, il y a une espèce de dissonance dans tout ça. Je trouve que quand tu parles du cirque, c’est vrai que c’est assez troublant. C’est vraiment ça, c’est vraiment le tragi-comique du cirque où tu te sens un peu mal à l’aise à plein d’endroits et en même temps, tu ne sais pas s’il faut rire ou pleurer, en quelque sorte.
Mona Cara
Oui, c’est ça, les émotions bousculées dans tous les sens. Il y a une colonne vertébrale narrative, mais en même temps, il y a plein de passerelles entre les sujets. Tout à l’heure, Liên, tu parlais de faire un lien entre la grande histoire et la petite histoire. Il est aussi question de ça dans mon travail, parce que bien que je parle de thématiques de société, finalement, les échelles, tu peux les comprendre à différents niveaux. On pourrait aussi bien penser à un pays, un cirque, une configuration plus familiale, parce qu’en effet, il y a trois personnages aussi. C’est le dictateur, la madone, le ballon. C’est comme une sorte de Sainte famille un peu détraquée. C’est ça. En plus, ça aussi, c’est lié à un fait vécu assez rigolo parce que j’ai un peu campé à l’usine pour produire ces pièces là. Chez mes ami·es de l’usine, on avait comme rituel d’aller dans la pleine campagne et on allait régulièrement et à chaque saison, on montait à la colline et en haut de la colline, au beau milieu de nulle part, dans les champs de vache, il y a une statue d’une sainte famille avec le Jésus qui a apparemment eu la tête arrachée à je ne sais plus quelle occasion… Elle a été remplacée par un sculpteur visiblement bien moins habile.
Camille Bardin
Ça doit être tellement cringe !
Mona Cara
On l’a vu par toutes les saisons. On y est allé sous la neige, avec les petits boutons d’or sur la colline, les herbes qui nous arrivaient presque jusqu’au cou et toujours assez absurde. Il n’y a pas forcément de grandes raisons, mais ça m’a beaucoup inspiré pour ces trois personnages.
Camille Bardin
Très bien. Je n’avais pas vu effectivement cette trinité là… Ce que je disais sur le travail de Mona, je crois qu’on pourrait finalement le dire de chacune de vos pratiques. Par exemple, toi, dans ton travail, Liên, tu emploies l’absurde sans modération. Ton film a d’ailleurs un côté proche de « Don’t Look Up », je trouve. Désolée pour la ref, en vrai, le film est pas terrible.
Liên Hoàng-Xuân
Je l’ai pas vu en fait.
Camille Bardin
T’as trop rien loupé… Mais c’est juste des gens qui sont… On leur dit « Putain, cette catastrophe, elle est là, elle est là », et ils la regardent mais non, ça monte pas au cerveau ! Du coup, je trouve qu’on le retrouve un petit peu dans ton film comme si la veille de l’apocalypse, on serait toutes et tous devant notre post à regarder le dernier Grand TV Show. Ce que tu as fait finalement, c’est le dernier Grand TV Show que tu présentes…
Liên Hoàng-Xuân
Effectivement. Le synopsis, c’est comme tu le disais, le dernier show télé de l’humanité parce qu’à l’aube, l’apocalypse est supposée arriver. Elle est prédite, c’est sûr. Et en fait, le dernier show de l’humanité, c’est une compétition, une ultime compétition entre les deux plus grands voyants du monde pour savoir qui sera celui ou celle qui fera la prédiction la plus précise sur l’apocalypse à venir. C’est un show qui est rythmé aussi par des entractes dansés et chantés hyper kitsch.
Camille Bardin
Trop belle aussi ! J’avoue qu’elles sont vraiment belles quand même.
Liên Hoàng-Xuân
D’ailleurs, c’est que mes amies dans le film, c’est un hommage à tout le monde. J’aime bien aussi filmer les vrais couples. Il y a des couples qui sont vraiment amoureux dans le film. Il y a quelque chose d’absurde, on pourrait dire, et en même temps, des fois, je trouve que le réel rattrape un peu la réalité. Cette vidéo, elle a pour origine un vrai show télé qui est au Liban, qui s’appelle le show de Michel Hayek, qui est un voyant et qui, chaque année, au 31 décembre, a une prédiction sur une chaîne nationale genre M6, ici. Quand j’ai découvert ça, j’étais en mode « what ? » Avec le temps, justement, je me suis trop habituée et c’est là où c’est aussi des questions de perspectives et où, par exemple, même tout le kitsch des décors, tout le kitsch de l’esthétique des costumes. Par exemple, pour la théâtralité des entrées et des sorties des personnages… Je me suis inspirée de choses assez réelles qui viennent de quand j’étais enfant et que je faisais de la danse vietnamienne avec mes cousins et ma sœur. La théâtralité ou les costumes ou les pitch tels que « on est des oiseaux, on est des fleurs ». Les décors, c’est que des fausses fleurs et tout, c’est pas si loin de la manière dont j’ai essayé de faire avancer l’intrigue dans ce film. Après, effectivement, je voulais sortir d’une logique très rationnelle, aussi par rapport à tout ce qu’on disait tout à l’heure, par rapport à ce qui est neutre, des logiques qui seraient héritées, etc. Et par exemple, j’ai décidé que les personnages parlent tous une langue différente. Ça, c’était aussi inspiré du mythe de la Tour de Babel. Mais aussi, ils se comprennent, ils se parlent, ils se clashent un peu…
Camille Bardin
Au sujet des langues, d’ailleurs !
Liên Hoàng-Xuân
Oui. Et d’ailleurs, par exemple, des questions qu’on pourrait dire absurdes, parce qu’à un moment, c’est court, mais il y a les deux voyants qui se clashent indirectement sur quelle est la meilleure langue pour parler de la fin du monde. Ça, je trouve que c’est des questions qui sont, par rapport aux sujets de la catastrophe de l’apocalypse, qui sont en mode what the fuck, mais qui m’intéressaient de tous les voir sur un même plan, une même logique qui n’est pas la nôtre et du coup, de nous forcer à nous laisser aller. Sachant que je l’ai aussi un peu construit visuellement comme une sorte de trip. C’est un peu une longue séance d’hypnose comme ça où je n’avais pas envie qu’on soit en contrôl rationnellement. On est obligé de se laisser bombarder un peu visuellement par cette histoire. D’ailleurs, les prédictions n’en sont pas. C’est que des poèmes d’amour.
Camille Bardin
Oui, c’est ça !
Liên Hoàng-Xuân
Celle qui joue la voyante, Emma, qui est une de mes meilleures amies, elle avait résumé le film après avoir lu le synopsis. Elle m’avait dit un truc qu’il résumait trop bien. Elle m’avait dit « En fait, ça dit juste que le plus triste, si il y a la fin du monde, c’est qu’on ne pourra plus faire l’amour et être amoureux. » C’est une façon de le voir, mais c’était aussi cette logique, pas logique que je voulais essayer de transmettre, tout en essayant de contrebalancer les côtés absurdes et comiques du film avec quelque chose de plus crépusculaire dans l’atmosphère, notamment par la musique et où, pour le coup, vraiment, j’ai eu la chance de travailler avec un musicien incroyable qui m’a fait toutes les musiques originales qui s’appelle Kid14 et qui me permet d’avoir une ambiguïté, justement, pour pas être trop dans le lol alors qu’on parle de quelque chose de plus, peut-être inquiétant. D’essayer de rester toujours sur la limite et même quand il y a des éléments absurdes ou drôles, d’avoir toujours une sorte, pas de malaise… Mais de zone où on ne sait pas trop dans quel registre on est.
Camille Bardin
C’est trop bien. C’est trop bien et surtout, ça me va très bien de finir sur le fait de dire que le plus triste, si l’apocalypse venait, c’est qu’on ne pourrait plus faire l’amour. Je trouve que ça résume assez bien notre épisode, finalement, si ça vous convient. En tout cas, merci à toutes les trois d’avoir pris le temps de répondre à mes questions et d’avoir accepté de répondre présente à cette invitation. Vos travaux sont donc à retrouver à La Grande Halle de la Villette dans 100% L’Expo du 5 au 23 avril 2023. Je remercie également les équipes de La Villette pour leur confiance et notamment Inès Geoffroy, Pauline Lorferon, Irène Gellec et Léa Faydide. Merci à vous trois.
Liên Hoàng-Xuân
Merci à toi.
Lou Fauroux
Merci pour l’invitation.
Mona Cara
Merciiiii !
Camille Bardin
Avec plaisir. Merci à vous !