CONTEMPORAINES

Camille Bardin
Bonjour à toutes et tous, j’espère que vous allez bien. Je suis ravie de vous retrouver aujourd’hui pour le premier épisode de PRÉSENT.E consacré aux inégalités dans les mondes de l’art et produit en partenariat avec l’association Contemporaines. [Jingle] PRÉSENT.E est un podcast dans lequel je souhaite porter au jour ce qui vient en amont puis en aval de l’art contemporain. Mes questions portent donc rarement sur les œuvres en elles-mêmes mais davantage sur toutes les réflexions et les doutes qui gravitent autour de celles-ci. Car ici je m’intéresse d’abord à la manière dont la vie de mon invité.e impacte son travail puis à l’inverse à la façon dont son travail vient impacter sa vie. Dans PRÉSENT.E j’essaie de mener les conversations comme j’ai l’habitude de le faire en tant que critique d’art dans les ateliers d’artistes ou à la terrasse des cafés. Sauf qu’ici nous sommes enregistré.e.s et vous avez la possibilité de tout écouter. Mais aujourd’hui exceptionnellement, je ne me suis pas rendue dans l’atelier d’un ou d’une artiste pour discuter de son travail mais j’ai partagé mon micro avec Flora Fettah et Mathilde Rouiller, qui au delà d’être deux de mes très bonnes amies, sont aussi des bénévoles au sein de Contemporaines. Contemporaines, c’est une association composée d’une trentaine de membres qui lutte pour offrir les mêmes opportunités, une meilleure représentation et une rémunération équivalente pour les artistes contemporaines dans un cadre bienveillant. L’association se déploie entre Paris et Marseille et propose des accompagnements, des formations, des tables rondes ou encore des expositions. À force d’échanger toutes les trois sur ces sujets, nous avons souhaité penser une série de podcasts qui porte le nom d’un cycle de recherche par la pratique que Mathilde et Flora ont fondé au sein de leur asso. La série s’appelle “Féminismes intersectionnels et territoires artistiques” et elle est composée de quatre épisodes ! Le premier, que vous écoutez actuellement se concentre sur la question de la carrière artistique et des spécificités de sa construction lorsque l’on est issue d’une minorité de genre et/ou que l’on subit d’autres discrimination relatives à notre origine sociale ou géographique, au racisme et / ou au validisme. Pour ce faire, nous avons choisi d’inviter deux spécialistes des carrières artistiques, si je puis dire : Olivia Hernaiz, qui est une artiste qui vit et travaille à Bruxelles. En 2020, elle a créé le jeu de société L’Art & Ma Carrière qui aborde la question de la sous représentation des femmes et des minorités de genre dans le monde de l’art contemporain et Mathilde Provansal, sociologue et autrice d’une thèse intitulée « Artistes mais femmes. Formation, carrière et réputation dans l’art contemporain. » Et qui mène actuellement un projet de recherche sur les « Violences de genre dans les écoles d’art : entre reproduction et dénonciation » !

Flora Fettah
Aujourd’hui on s’attaque à l’un des grands paradoxes de l’art contemporain : milieu présenté comme vertueux et ouvert, politisé, mais qui est en réalité le théâtre de violences et de discriminations. Aujourd’hui, les inégalités de genre au sein des mondes de l’art sont de plus en plus adressées : des articles sont écrits, des initiatives se créent, une prise de conscience a lieu. Cependant, ça reste limité. En effet, en 2019, 67% des étudiants en école d’art sont des étudiantes ; pourtant seuls 20% d’entre elles sont soutenus par des fonds publics, contre 80% pour les hommes et leur revenu est 24% inférieur à celui de leurs collègues. Les raisons de ces écarts sont nombreuses, multifactorielles et profondes. D’abord parce qu’elles reposent sur deux millénaires de patriarcat, ce qui fait pas mal de retard et un système bien établi qui n’entend pas se laisser démonter aisément. Pour lutter contre ça, des associations et des individus se sont attaqué.e.s à la réécriture d’une histoire de l’art écrite par et pour des hommes et aux notions qu’ils ont construit pour la légitimer – celle de génie notamment, on y reviendra. Prendre conscience est une première étape qui, je pense a été franchie, mais ça ne suffit pas. Pourtant, comme l’explique Marie Buscatto, sociologue au CNRS et à Paris 1, « ce phénomène inégalitaire a pour caractéristique de se poursuivre malgré la conscience de son caractère problématique » et a un impact concret et quotidien, qui se traduit par tout une série de violences et de discrimination. En effet, la question se pose de qui prend conscience et de quoi… Qui : les individus au travers d’initiatives militantes ou de pratiques privées ? les institutions ? les instances politiques ? Quoi (de quoi parle-t-on?) : disparité de représentation des artistes femmes au sein des programmations et des expositions ? discrimination au sein d’un champ professionnel qui est loin d’être neutre ? et plus largement, plafond de verre, déterminismes sociaux et auto-sélection ? Si bien sûr, on ne peut nier une reconnaissance par les pouvoirs publics du problème, avec notamment la Feuille de Route Égalité 2019-2022 du ministère de la culture, une réponse politique doit être apportée. Sans ça, on continuera à assister à une « évaporation » des artistes contemporaines après leur sortie des écoles d’art. Il y a en effet de nombreux freins : ils sont, par bien des aspects similaires à d’autres secteurs et résulte à la fois de discriminations directes et d’un cumul de facteur socioéconomiques qui font que les trajectoires entre artistes hommes cisgenre et artistes s’identifiant et perçu.e.s comme femme divergent. La précarité économique des artistes a un effet d’autant plus grand sur les personnes s’identifiant comme femmes et/ou issu.e.s des autres minorités (classes populaires, personnes racisées, etc…) Le fait que la reconnaissance d’un artiste ne va pas seulement dépendre de la reconnaissance de ses œuvres et de son travail mais aussi de sa capacité à s’insérer dans des réseaux professionnels et de se mettre en avant. Ce qui est davantage valorisé chez les hommes, que l’on va qualifier d’ambitieux, que chez les femmes, pour qui ce sont aussi des comportements souvent plus compliqués à assumer, à cause d’un système éducatif empreint de sexisme. Il y a donc une grande part de subjectivité et une mise en compétition des individus très forte, pas toujours compatible avec l’idéal sororal qu’on se plaît à défendre.Tout ceci a pour conséquence : auto-éviction / auto sélection (orientation travail salarié / travailleur.se indépendant, poids de la parentalité et conjugalité, maternité). Et bien sûr les discriminations que je qualifierais de directe, cad, celles touchant à la considération du travail artistique (le préjugé d’un travail ‘féminin’ par exemple affilié ou pas à certains médiums) ou concrètement à la carrière (harcèlement sexuel, discrimination maternité, etc…) qui vient du fait qu’on est encore dans un milieu encore très fortement masculin, blanc, âgé et bourgeois (au niveau des instances de décisions). C’est en partant de ces constants, que Contemporaines a été fondée, et c’est pour en parler que nous avons invité Olivia Hernaiz et Mathilde Provensal

Camille Bardin
Avant de vous laisser complètement driver cette conversation. Petit parenthèse… Il nous semblait important de préciser que dans le cadre de ce podcast, le terme de “femmes” va souvent revenir car les enquêtées de nos invitées sont très largement des femmes cisgenres. Il faut cependant bien garder en tête que les personnes non binaires ou transgenres sont d’autant plus invisibilisées et victimes de violences sexistes, que ce soit à l’école, sur le marché de l’art ou dans les expositions.

Mathilde Rouiller
Alors Olivia, Mathilde, je vous souhaite la bienvenue et pour commencer, on vous invite à présenter vos travaux respectifs et à vous situer dans vos pratiques. Je vais juste rappeler la notion de se situer… Donc nous parlons aujourd’hui depuis des positions de femmes blanches cisgenre comme l’a dit Camille. Et savoir « se situer » c’est une notion qui est définie par Donna Haraway en 1970, qui inclut qu’il n’y a pas de regard objectif ou universel. Et c’est déclarer ce qui nourrit notre point de vue. À la fois pour être claire sur nos biais et rendre visible et légitime les autres regards. Cela permet de rendre visible des points de vue invisibilisées. Pour Elsa Dorlin, par exemple, en 2008, il s’agit d’un point de vue à partir d’une situation vécue. L’idée refute l’existence d’un point de vue masculin généralisant et neutre. Et donc il n’y a pas de position ontologique, seulement des positions politiques à partir de situations que l’on vit et plus ou moins subies. L’idée est donc de revendiquer un savoir produit à partir d’un certain point de vue qu’on explicite, et de remettre un peu en cause cette question d’universel qui a souvent servi à imposer les points de vue des dominants. Il convient en fait de regarder ce que ce terme recouvre et à partir de là, de délimiter le point de vue à partir duquel le savoir est théorisé. Le fait même de se positionner permet déjà de transformer les conditions matérielles de production de notre pensée. Et donc ça c’est une source de l’article Effigie… Et je vais donc passer la parole à Mathilde que je laisse se présenter et donc se situer.

Mathilde Provansal
Merci beaucoup Mathilde. Merci beaucoup en tout cas pour votre invitation. Je suis très contente de participer à ce podcast. Donc moi je suis chercheuse en sociologie et comme vous l’avez dit, j’ai travaillé dans ma thèse sur les inégalités de genre dans les carrières artistiques, dans l’art contemporain. Et pour ce qui est de ma position, je rajouterai aussi que j’avais une position un peu particulière puisque je suis extérieure au milieu de l’art contemporain. Je ne suis pas artiste, je n’ai pas une formation d’historienne de l’art, je ne suis pas curatrice, je ne suis pas commissaire. Et donc c’est vrai que c’est quelque chose qui a aussi joué, en fait, dans la manière dont j’ai construit mon enquête et mes résultats, ça a pu être un frein, ça a pu poser des difficultés et c’était aussi parfois un atout dans la conduite de mon terrain. Et je rajouterai aussi que mon travail, en tout cas dans ma thèse, dans mon enquête, j’ai rencontré des hommes et des femmes, parce qu’il me semblait important… Je pensais que pour pouvoir dire des choses sur comment le genre joue dans la construction des carrières, ça me paraissait difficile de le dire en regardant seulement les carrières des artistes femmes. Et pour moi, il était important de comparer avec des hommes et de montrer que ce qui se passe, c’est dû à l’appartenance de sexe. Et pour ça, il fallait comparer les parcours des hommes et des femmes.

Mathilde Rouiller
Donc du coup, Olivia, je t’invite également à te présenter.

Olivia Hernaïz
Merci Mathilde. Donc moi je suis artiste plasticienne, j’ai un parcours assez spécial parce que j’ai commencé par des études de droit qui m’ont menée à une carrière d’avocate et en parallèle j’ai commencé une carrière artistique. Donc ça je pense que c’est important à dire. Je vais sur ma 36e année, donc ça je trouve que c’est aussi important parce qu’on dit que je suis une artiste « émergente »… Mais plus ou moins quand même. Déjà j’ai 36 ans, je suis jeune mère depuis neuf mois et depuis deux ans maintenant, je suis retournée dans ma ville natale à Bruxelles après avoir passé cinq ans à Londres et quelques résidences par-ci par-là, dont Paris. Donc voilà, je voulais me situer dans le sens où j’ai eu la chance de pouvoir faire des études universitaires qui m’ont permis d’accéder à un savoir, une connaissance qui de nos jours est de plus en plus accessible à tout le monde. Mais ce n’est pas la chance de tout le monde. Et donc voilà, la double casquette d’ancienne avocate et d’artiste me mène souvent à poser des questions sur des problématiques sociopolitiques. J’utilise l’art pour faire passer des messages, prendre position. j’ai créé des œuvres d’art qui invitent le spectateur à discuter, à dialoguer. Des espaces confortables. On peut s’asseoir. Le but est pas vraiment de faire plaisir à l’œil dans le sens du plaisir oeclidien, mais vraiment de passer des connaissances, que l’exposition soit une création de savoirs. Et donc cela m’a amenée à cette forme la plus aboutie dans le sens interactif, qui est ce jeu de société, « l’art et ma carrière » qui était en même temps pour moi un espèce de coming-out parce que c’est la première fois où j’ai fait une œuvre féministe. Et féminisme n’est pas une mode, féministe est une nécessité. Donc je suis heureuse de dire oui, je suis une artiste femme et féministe et ce jeu de société est une occurrence de mes projets qui parlent spécifiquement de la problématique de genre dans le monde de l’art et qui prend le monde de l’art comme un exemple générique pour en fait malheureusement une problématique qu’on peut retrouver dans beaucoup d’autres domaines. Mais je trouvais, comme Flora l’a dit, que la précarité qu’on peut retrouver dans le monde de l’art et d’un autre côté l’idéalisation qu’on a du monde de l’art était un terreau très intéressant à développer pour parler de cette problématique de genre.

Flora Fettah
Merci Olivia, merci Mathilde. Pour continuer, on va du coup discuter un peu plus spécifiquement des sujets que vous abordez dans vos projets respectifs et notamment de l’enquête. Et je voulais vous demander d’abord comment vous étiez arrivées à ces sujets là et vos sujets respectifs, comment vous aviez construit vos méthodes d’enquête. Parce qu’il y a ce travail là qui est fait dans chacun de vos projets et finalement, quel impact cette enquête elle avait eu sur le cours de vos recherches, la forme finale et du coup, comment vous vous êtes situées dans votre propre performance de genre finalement, au sein de ces enquêtes là.

Mathilde Provansal
Donc, comment est ce que je suis arrivée à ce sujet ? Moi comme je l’ai dit, à la base, j’ai fait des études de sociologie et en fait l’idée de ma thèse, le questionnement, il est venu en fait pendant une année d’échange que j’ai fait pendant mes études dans une université américaine au nord de Chicago, où en fait j’avais décidé de choisir. Enfin, j’ai choisi de suivre un séminaire ou des cours que j’aurais pas forcément eu l’opportunité de suivre en France. Et il y avait un séminaire qui s’appelait Théorie féministe dans l’histoire de l’art. Et donc c’est pendant ce séminaire que j’ai découvert que les artistes femmes étaient invisibilisées dans l’histoire de l’art, dans les musées et pas seulement les artistes femmes, mais aussi des artistes racisées. Donc c’était un peu une découverte pour moi et c’était un séminaire où on lisait beaucoup d’historiennes de l’art qui ont fait ce qu’on appelle une histoire additionnelle, donc qui redécouvre des artistes femmes qui les incluent dans le canon de l’histoire de l’art et des historiennes de l’art qui sont allées plus loin que ces travaux et qui ont dit « En fait, il ne s’agit pas seulement d’ajouter des femmes au canon, mais il faudrait peut être aussi réfléchir à la manière dont est construit l’histoire de l’art, réfléchir aux notions qu’on mobilise, la question du génie, comment est ce qu’on écrit et comment est ce qu’on construit cette histoire, quel concept on utilise ? » Donc on lisait aussi beaucoup de travaux plus critiques, qui déconstruisent l’histoire de l’art et beaucoup de psychanalyse. Mais finalement, en fait, on parlait peu de la situation des artistes les plus contemporaines, des artistes « émergentes » comme tu le disais tout à l’heure Olivia. Et je constatais qu’aujourd’hui encore là – donc là j’étais aux États-Unis – mais je voyais bien que, que ce soit aux États- Unis ou en France, aujourd’hui encore, les artistes femmes restent sous représentées, pas seulement au Centre Pompidou ou dans les endroits les plus prestigieux, mais aussi dans les centres d’art, dans les FRAC… Tout à l’heure, tu parlais des subventions publiques aussi. Et finalement, je crois que le séminaire posait des questions était hyper intéressantes, mais la manière d’y répondre et les réponses apportées… Moi voilà… J’avais envie d’aller plus loin. Et donc ma thèse, elle est vraiment née de l’envie de comprendre ce paradoxe, de cette sous représentation des artistes femmes sur le marché de l’art, dans les institutions de l’art contemporain, alors qu’elles sont majoritaires dans les écoles et qu’elles représentent en France presque la moitié de la population des artistes plasticiens. Et donc, j’avais vraiment envie de comprendre ce paradoxe à partir d’une approche sociologique.

Olivia Hernaïz
De mon côté, j’ai en fait j’ai longtemps fermé les yeux sur le fait que j’étais une femme. Pour moi, être artiste femme, c’était faire de l’art comme un homme et le sexe, le genre n’importait pas. Donc je pensais que j’étais féministe en niant ma féminité en fait. Je m’en suis rendu compte il y a trois ans et là, j’ai décidé qu’il était peut-être temps que je partage ma découverte avec d’autres gens. Et j’ai vu vite un engouement quand j’ai lancé ce projet d’adapter un jeu de société qui s’appelle « Carrières » – « Careers » en anglais – à la carrière des femmes, des femmes artistes de nos jours. Et au départ, j’avais créé le jeu toute seule, mais j’avais l’impression que j’avais exagéré les exemples, que c’était trop stéréotypé et que j’en avais rajouté une couche. Et donc, c’est là où j’ai commencé un petit travail de sociologue. D’abord envoyer des mails à deux ou trois potes artistes… J’étais en résidence en Espagne à ce moment là, et puis ça a vraiment eu un effet boule de neige très très très très très rapide. Et c’est là où je me suis rendue compte qu’il y avait une nécessité de développer ce projet. Et c’est comme si ce projet, dès le départ, ne m’appartenait plus et c’était moi qui portait le contenu et les voix de ces centaines d’artistes qui ont accepté de répondre à cette enquête. Au début, c’était que des artistes. Et puis je me suis rendu compte que s’il n’y avait pas que la carrière d’artiste qui subissait des discriminations. Et donc j’ai vraiment ouvert l’enquête à des curatrice, des femmes travaillant dans des musées, des chercheuses dans des universités, des professeurs dans les écoles d’art, des galeristes, des médiatrices culturelles. Et donc c’est là où j’en suis venue au fur et à mesure, à créer ces sept huit carrières qu’on peut retrouver dans le jeu. C’est pas ultra académique… C’est sûr. Je n’ai pas la vérité scientifique, mais elle est sincère. Tous les témoignages sont sincères. Les gens qui ont partagé leur vie avec moi, ils ont vraiment été très généreux. Moi, j’ai un côté très logique dans mes projets et là, je me suis retrouvée devant mon ordinateur à lire des témoignages et en fait j’étais en pleurs. Mais je me suis surprise moi même à être tellement dans le projet. Mais je pouvais pas autrement, les gens étaient tellement honnêtes avec moi que voilà. Et je pense que ça se ressent dans le jeu, cette authenticité et cette envie de partager que les personnes ont eues pour pouvoir en fait éviter les mêmes erreurs pour d’autres personnes.

Mathilde Provansal
Moi justement, j’ai pris le parti de travailler dans ma thèse sur les parcours des diplômé·es d’une école des beaux arts en France que j’ai choisi d’anonymiser, donc que j’ai appelé « l’école des arts plastiques ». Et effectivement, à première vue, l’entrée par l’école, c’est à dire travailler sur les diplômés d’une école d’art, elle paraissait pas forcément évidente puisqu’il n’y a pas de barrières à l’entrée de la profession. N’importe qui peut se déclarer artiste, c’est pas comme. Voilà, c’est pas comme avocat. On n’a pas besoin d’avoir un diplôme ou une licence pour devenir artiste. Et donc pour moi, il y avait plusieurs raisons à ce choix de travailler sur les parcours des diplômé·es d’une école d’art. La première raison, c’est que l’accès au diplôme, l’accès à la formation, ça a été un des ressorts de la féminisation de la profession de plasticien·ne. Et ça, ça, cette entrée par par l’école et notamment une entrée par une école prestigieuse. Ça m’a permis aussi de centrer mon analyse sur des hommes et des femmes qui avaient le plus de chances d’entrer dans la profession et qui avaient le plus de chances d’accéder à des niveaux élevés de réussite ou de réputation. Donc, cette entrée par le haut, elle m’a permis de montrer que même les femmes les mieux dotées, même ces femmes là, elles rencontrent des obstacles qui freinent leur progression dans la carrière artistique. Et c’est une entrée aussi face à ce choix méthodologique qui m’a aussi permis de travailler sur des artistes qui étaient similaires du point de vue de la formation et du coup, dans mon analyse, de mieux travailler sur les logiques du système de genre. S’il y avait des différences dans les parcours, déjà, j’avais neutralisé le critère de la formation. Ce n’était pas dû au fait que telle personne était diplômée à l’école et telle personne était passée par telle autre école. Et après le deuxième choix méthodologique que j’ai adopté pour construire mon objet de recherche dans ma thèse, ça a été d’adopter une perspective processuelle et de travailler sur les carrières de ces diplômés. Et la raison, c’est que ma thèse, elle s’inscrit dans le champ d’études, dans toute la littérature de la sociologie du travail et de la sociologie des professions, sur le plafond de verre, sur la féminisation des professions supérieures. Et donc j’ai fait l’hypothèse que les obstacles rencontrés pour accéder au plus haut niveau de la réputation artistique et de la réputation économique, ces obstacles se concentrent pas au plus haut niveau de la hiérarchie professionnelle, mais ces obstacles se cumulent tout au long de carrière artistique. Donc pour moi, l’objet, ce n’était pas d’étudier comment est ce qu’on accède. Enfin, comment est ce qu’on obtient une exposition au Centre Pompidou, comment est ce qu’on accède au plus haut niveau de réputation économique ou marchande dans les ventes aux enchères, ou comment est ce qu’on accède par exemple aux 100 premières places d’un palmarès artistique super prestigieux ? Mais c’était vraiment là de comprendre comment se construisent ces inégalités tout au long des carrières artistiques. Et donc, dans ma thèse, j’ai analysé tous les processus informels et cumulatifs qui jouent à différents moments, à différentes étapes de la carrière et qui vont produire des inégalités de genre dans l’art contemporain.

Olivia Hernaïz
Mathilde, moi j’ai lu tes articles et je trouvais ça intéressant et à chaque fois j’étais là. « Ah mais oui, mais ça c’est une case du jeu et ça je retrouve et ça dans le jeu » et en fait j’ai l’impression qu’on a vraiment fait des enquêtes parallèles. Je trouvais intéressant quand tu disais « quels sont les obstacles ? » Et ces obstacles sont souvent liés aux stéréotypes qu’on peut avoir. Donc par exemple être régisseur dans une galerie. Mais la plupart du temps, les galeries ne vont pas engager un régisseuse parce qu’ils vont dire « oui, elle pas assez maladroite, elle va pas bien car elle ne peut pas porter des poids, et cetera ». Et ça se retrouve dans le jeu, là, j’ai décidé que non : la femme pouvait être régisseuse dans une galerie et ça lui ouvrait des opportunités. Au lieu d’avoir des métiers plus liés au care comme médiatrice culturelle, qui vont être des métiers, souvent pour des ateliers avec les enfants, etc. On va de nouveau retrouver la place traditionnelle de la femme, la femme et le côté maternel. Et donc c’est vraiment amusant et je pense que c’est intéressant que tu nous expliques quelques exemples qui sont aussi anonymisés sortis de tes articles. On pense que c’est des anecdotes, mais c’est l’accumulation de ces petites histoires qui créent la grande histoire qui crée cette situation de statu quo en fait.

Mathilde Provansal
Ouais bah du coup je vais peut être revenir sur… Enfin justement, comment est ce que j’ai accumulé tous ces témoignages et comment est ce que j’ai rencontré ces personnes ? Et je reprends, j’ai pas, quand je dis que j’ai travaillé sur les parcours des diplômé·es d’une école d’art, moi je les ai rencontrés après l’école en fait, et au début quand j’ai commencé, quand j’ai fait les premiers entretiens donc avec ces diplômés qui étaient enfin qui avaient une pratique artistique ou qui n’en avait plus en fait, qui faisaient autre chose, moi je pensais pas m’intéresser à ce qui se passait dans l’école, je me disais je vais regarder ce qui se passe après et je me disais ben en fait voilà, c’est la maternité, c’est des stéréotypes, c’est comment fonctionne ce milieu, c’est ça qui doit jouer, c’est là que sont les obstacles. Et en fait, très vite, je me suis rendu compte en faisant les entretiens, que, en fait, pour comprendre ce qui se passait après, j’avais quand même besoin de regarder ce qui se passait dans l’école, de poser des questions aussi sur leur parcours dans l’école. Donc dans mes entretiens, qui sont des entretiens biographiques où vraiment je reviens sur tout leur parcours, j’ai aussi conduit donc comme toi, j’ai aussi rencontré en fait des personnes qui travaillent dans le milieu de l’art contemporain parce que je me rendais compte que pour comprendre aussi comment fonctionne ce milieu là, j’avais aussi besoin de comprendre ce que faisaient les personnes qui accompagnent les artistes, qui promeuvent leur travail, qui les défendent, mais aussi qui évaluent et qui sélectionnent en fait les artistes à différents moments. Enfin, quand on accepte un artiste dans une galerie, ben d’une certaine manière, c’est une évaluation, c’est un processus de sélection, même s’il n’est pas toujours formalisé. Donc j’ai rencontré des galeristes, des commissaires, des curateurices, des conservateurices, des membres du ministère de la Culture et des collectionneurses. Aussi avec un fort pouvoir de prescription. Et ces personnes là m’ont aussi permis de rencontrer des artistes et m’ont donné d’autres contacts. Et j’ai aussi travaillé avec des données, des données quantitatives, des données statistiques. J’ai construit en fait une base de données. Pour objectiver en fait le parcours de ces diplômés. Donc j’ai utilisé un palmarès d’artiste qui s’appelle Art Fax, qui est une énorme base de données en fait de la visibilité des artistes dans l’art contemporain. Et j’ai regardé, j’ai fait une première base de données de tous les diplômé·es de l’école depuis 1995 et je suis allé·e voir qui apparaissait dans art fax. Et après donc j’ai construit une base de données à partir de ça pour avoir des informations sur la réputation et pour comprendre comment se construisait la visibilité et la réputation dans l’art contemporain.

Olivia Hernaïz
Et moi je me suis rendu compte en fait en interviewant toutes ces travailleuses du monde de l’art. Je veux aussi rappeler que j’ai interviewé des hommes aussi. Donc on dirait plutôt 20 % d’hommes à qui j’ai demandé de partager les expériences aussi de discriminations qu’ils ont pu vivre. Ils m’ont surtout donné les exemples en tant que témoin de situations, parce que, à un moment donné, quand je faisais le jeu, je pensais peut être parler de la carrière d’artiste travailleur, du monde de l’art en général. Et puis, au fur et à mesure des interviews, j’ai senti qu’il y avait encore vraiment une urgence dans la carrière de femmes. Je croyais qu’il y en avait plus tellement, par exemple au Royaume-Uni, où j’étais basée pendant cinq ans. Mais en fait, si c’est juste que les Anglais sont plus polis, on en parle moins. Mais il y a aussi encore une énorme urgence, là. Même s’il y a une représentation plus grande des artistes dans les grandes institutions. Donc c’est un petit peu une façade. Parfois, on a l’impression qu’ils sont plus loin dans le processus, mais pas tellement plus loin. Et en faisant ces interviews. En fait, la chose contre laquelle je trouve qu’on devrait tous lutter et c’est pour ça que quand j’organise des parties, j’ai insisté auprès de Flora pour avoir des gens de toutes générations, de tous horizons, de différents genres. Donc avoir aussi des hommes qui jouent. Est ce que je me suis rendu compte que la plupart des stratégies des artistes et curatrice, médiatrice culturelle qui avaient vécu trop de situations de discriminations, trop de situations d’agression qui n’en pouvaient plus de lutter dans l’écosystème global du monde de l’art, avait décidé de se recréer une bulle de personnes bienveillantes qui pensent comme elles, qui ont les mêmes valeurs qu’elle. Et je le comprends tout à fait. Et c’est pour ça que dans les sessions, j’essaie vraiment le plus possible, déjà en interne, quand je joue dans une institution, de jouer avec l’équipe, de la stagiaire jusqu’à la directrice ou au directeur pour comprendre si cette institution a une atmosphère où tout le monde se sent bien. La dernière chose que je veux, c’est que ce jeu que j’ai créé pour lutter contre la discrimination soit instrumentalisé lui même. Et donc ça, c’est une de mes conditions. Et après j’essaie vraiment dans la communication de dire voilà, ce jeu s’adresse aux hommes et aux femmes, pas seulement aux femmes. Ça parle de la carrière de femmes et l’idée c’est de se mettre dans la peau des femmes pour essayer de recréer un espace public, une police, là où les gens n’ont pas les mêmes points de vue. Les gens ont des expériences différentes et c’est quand le débat naît qu’on peut avancer ensemble et réfléchir à la structure, le paradigme, le cadre dans lequel on vit tous. Et ce jeu de société, pour moi, c’est vraiment prendre un recul sur la bulle dans laquelle on est tous et de l’observer de l’extérieur. C’est ça que j’ai essayé de créer en faisant ce jeu.

Flora Fettah
Je trouve ça hyper intéressant ce que tu dis sur ces sphères séparées et qui se font en fait qui se rencontrent plus parce que moi je me retrouve évidemment là dedans en tant que jeune femme œuvrant dans cet écosystème complexe. Et pour moi en fait, je trouve que le fait de se recréer des communautés qui sont sécurisantes, elle est assez précieuse. Mais pour moi il y a quand même quelque chose qui continue à faire ce rôle d’interface qui est nécessaire pour que justement ça ne soit pas complètement des sphères parallèles qui ne se rencontrent jamais. C’est le rôle de l’allié. Et ça, je pense que c’est quelque chose qui est assez important. Tu as mentionné hyper brièvement le rôle de la présence de ces personnes masculine, cisgenre qui sont féministes. Leur rôle est aussi de médier nos combats sans que l’on soit obligé de se mettre en permanence en danger dans des situations de violences potentielles. Et donc c’est ce rôle là et le rôle de l’allié. On est censé toutes et tous à un moment donné l’incarner sur d’autres sujets comme moi, mais pas que, en tant que personnes blanches avoir un rôle de discussion au sein de nos communautés et notamment de communautés blanches qui parfois ne sont pas sensibles à ces sujets là. Ça fait partie de notre rôle parce que ce n’est pas aux personnes concernées et qui subissent des violences et des discriminations, de se taper toute la charge mentale d’éduquer les autres.

Mathilde Rouiller
Merci Flora pour ton commentaire qui enchaine très bien avec notre prochaine question autour des autres facteurs de discriminations qui peuvent s’ajouter aux questions de facteurs de genre et des discriminations de genre qui sont très présents dans vos travaux mais qui ne sont pas les seuls. Et je sais que vous insistez également toutes les deux sur la question de la classe sociale comme facteur de discrimination et que c’est très important dans votre enquête, mais qu’il y a aussi d’autres facteurs, comme Flora le disait comme la race ou également l’âge aussi, dont on a un peu parlé. Je pense qu’il peut être un facteur de discrimination. Et qu’est ce que ça induit comme limite aussi dans vos enquêtes et comment aujourd’hui ça peut permettre… On peut aussi rentrer dans une autre dynamique aussi pour faire avancer en mettant en relation en fait ces différents facteurs de discriminations ensemble. Donc Mathilde, je te laisse commencer si tu veux.

Mathilde Provansal
Alors c’est vrai que l’effet de la classe sociale et de la race, c’est aussi quelque chose que j’ai essayé de prendre en compte dans mon analyse et d’avoir une analyse intersectionnelle, mais c’est quelque chose que j’ai pu saisir et travailler à partir de mes données qualitatives. Et tu parlais des limites de l’enquête. Moi c’est peut être une limite, mais c’est aussi un regret, c’est que j’ai pas pu saisir en fait avec des… J’aurais bien aimé avoir dans mes données quantitatives la classe sociale, enfin l’origine sociale. Je sais que ces données là existent dans l’école sur laquelle j’ai travaillé, c’est une information qui existe dans les données administratives de l’école, mais à laquelle je n’ai pas eu accès. Donc voilà un petit regret. Après, quand on a pas accès à une donnée, on essaie de trouver d’autres moyens de travailler à partir d’autres enquêtes, le ministère de la culture a quand même produit des enquêtes aussi qui nous informent là-dessus. Et donc j’ai essayé de travailler sur ça aussi à partir de mon matériau qualitatif, et notamment avec les observations. Quand j’ai travaillé aussi dans ma thèse sur ce qui se passait dans l’école et je me suis intéressée aux concours d’entrée dans l’école sur laquelle j’ai travaillé et j’ai pu observer en fait… Donc les entretiens avec le jury et les délibérations du jury et donc, dans dans mon matériau, dans ces entretiens, ces échanges, ces délibérations, j’ai remarqué que la classe sociale, la race, ça pouvait être quelque chose qui pouvait accentuer ou à l’inverse, atténuer la disqualification liée à l’appartenance de sexe. Ça joue dans le concours d’entrée. Par exemple, j’ai remarqué qu’une grande partie des admis avait suivi une préparation dans une classe préparatoire aux écoles d’art et ce sont des écoles. En tout cas, il y en avait deux d’entre elles qui sont des écoles privées qui ont des frais d’inscription très élevés, plus de 6 000 € l’année. Donc, on voit que ces écoles, déjà en amont, elles opèrent une sélection. En fait, il y a une sélection en amont des candidats qui sont bien dotées en capital social, en capital économique, en capital culturel. Et donc il y a déjà une pré sélection en quelque sorte. Et puis donc ces candidats et candidates ont plus de chances d’entrer dans l’école. Et après, pendant les délibérations, j’ai remarqué que les membres du jury pouvaient, au sujet d’un ou d’une candidate, mobiliser les catégories de race ou de classe sociale pour justifier ou pour discréditer les compétences artistiques d’un ou d’une candidate. Par exemple, on met en avant une origine sociale favorisée ou une nationalité ou un parcours migratoire qui évoque, qui pouvait évoquer des artistes renommés ou parfois qui pouvaient évoquer les migrations artistiques dans la première moitié du XXe siècle en Europe, donc plutôt d’Europe de l’Est vers l’Europe de l’Ouest. Et on faisait référence à ces parcours migratoires. On le mettait en parallèle avec le parcours du ou de la candidate pour sélectionner un ou une candidate avec un parcours cosmopolite. Et à l’inverse, la racisation de candidates issus de milieux plus populaires pouvait conduire à invisibiliser ou à essentiliser leur travail, à naturaliser leur travail, donc à invisibiliser leurs compétences artistiques. J’ai aussi remarqué qu’il y avait des stéréotypes et des préjugés qui jouaient très fortement contre l’admission, enfin la sélection des candidats d’origine asiatique. C’est un des exemples de comment est ce que la classe sociale ou comment est ce que la race peut jouer pour, dans certains cas, favoriser ou atténuer la disqualification liée au sexe et dans d’autres cas, à l’inverse, accentuer cette disqualification.

Olivia Hernaïz
De mon côté, j’ai aussi évidemment essayé de refléter la complexité du monde de l’art contemporain, du monde tout court. Donc le jeu de société de carrière dont je me suis inspiré au départ est très américain. Tout le monde commence avec le même salaire, tout le monde a la même chance dans la vie. Donc ça, hop, j’ai tout de suite cassé. On lance le dé chacun à un niveau de salaire différent. Il y en a qui ont beaucoup plus de chance et qui commencent avec un super bon salaire, d’autres qui sont à zéro. Et puis j’ai évidemment dans certaines cases, tu peux faire un stage parce que tes parents te soutiennent, tu dois pas payer ton loyer parce que tu peux encore vivre chez tes parents ou bien tu as un prêt universitaire que tu dois rembourser, ou pas. La classe sociale est présente dans toutes les carrières. On la ressent au fur et à mesure du jeu. La carrière d’artiste est la seule carrière qui ne passe pas par le jour de paye. Donc j’ai voulu montrer qu’elle était encore la plus précaire. Les personnes de couleur sont présentes dans le jeu, évidemment. J’ai choisi en fait chaque carrière représentée par une figurine qui est inspirée par une personne que je connais qui a souvent répondu au questionnaire et donc la Carière d’historienne de l’art, chercheuse à l’université et une amie qui travaille en Angleterre et qui se fait inviter à un symposium « art et féminisme » parce qu’elle est la personne de couleur et qu’on a besoin d’une personne de couleur. Donc elle gagne quatre points de gloire, mais elle perd des cœur parce qu’elle sent que voilà, il y a un souci, on l’invite pour ses capacités ou on l’invite parce qu’on a besoin de remplir un quota. Donc c’est aussi ça le souci, je pense, dans beaucoup d’institutions, cette idée de discrimination. On a besoin d’un quota de femmes, mais on a aussi besoin d’un quota de femmes racisées. Évidemment, je n’ai pas pu aller de façon super approfondie dans ce thème là et j’ai décidé que c’était une femme qui vivait en Occident. Donc c’est pas une femme qui vient d’un pays, d’un pays émergeant qui a dû vraiment lutter pour avoir le plus de bourses possibles, des visas, etc. Pour venir faire une éducation ici. Donc une femme qui a pu avoir un niveau universitaire. La plupart des gens qui ont répondu au questionnaire et je leur demandais jusqu’à quel niveau universitaire vous avez été, Est ce que vous avez un job fixe ? Est ce que vous êtes soutenue par une galerie ? Est ce que vous avez des subsides ? Est ce que vous avez un travail salarié ? Donc toutes les données, on va dire des conditions de vie, étaient assez claires dans mes réponses et la plupart des gens qui ont répondu ont eu la chance d’avoir accès à un niveau universitaire. Donc, c’est une classe sociale moyenne qui a qui a pu, qui a pu s’éduquer grâce aux infrastructures des universités en France, en Belgique, en Angleterre. Et comme tu disais Mathilde, l’idée de cette session du suivi d’un workshop, c’est justement de vider le jeu de son contenu et de proposer aux joueurs et aux joueuse de se réapproprier ce thème en mettant en input de leur propre vie. Et comme je dis toujours, j’ai fait une enquête à un moment donné sur trois pays. Mais l’idée c’est vraiment d’utiliser ce squelette de jeu pour se réapproprier et pour donner l’occasion à des artistes transgenres, à des artistes racisé·es qui ont et qui ont envie de peut être de faire un jeu. Ce serait super intéressant, mais moi j’avais pas la voix pour ça et à un moment donné je me suis dit ok, il faut que je reste focus sur une spécificité parce que sinon ça va, ça va se diluer et ça va perdre de sa force. Et donc l’idée que j’ai maintenant, c’est plutôt d’offrir ce modèle pour développer d’autres versions et pour permettre à d’autres communautés de se l’approprier et de l’utiliser. Et évidemment, dans quelques mois, quand la première édition sera épuisée, je mettrai à disposition sur le site internet une version papier qu’on peut imprimer chez soi et qu’on peut jouer. J’ai déjà, je suis déjà assez contente. C’était une lutte en soi évidemment de pouvoir trouver des subsides pour imprimer 1000 exemplaires, pour avoir un jeu qui est abordable pour des associations, pour des individus. Ça reste un prix, c’est sûr. Et donc l’idée de la gratuité est toujours là et elle sera là dans quelques mois. Et trouver des subsides n’a pas toujours été facile parce que de plus en plus, les instances considèrent que proposer un projet qui est au cœur du féminisme est devenu une mode. Ils ont l’impression qu’on propose un projet comme ça parce qu’on se dit « Oh, grâce à ça, on va avoir des subsides ». Non ! On propose un projet comme ça parce qu’on sait qu’il y a une nécessité. Et donc ça a pas été toujours facile de trouver des subsides pour ce projet là. Et je suis assez content d’avoir pour finir mixer des projets de subsides publics avec un crowfunding.

Flora Fettah
Donc pour les non belgophones, subsides ces subventions pour les francophones. Du coup, pour enchaîner avec la question, d’après ce que je trouvais intéressant dans ce que tu disais Olivia, sur les institutions qui ont décrété que maintenant c’était une mode le féminisme et qui du coup se servent de ça pour discréditer des projets comme le tien ou comme le nôtre, je pense que ça vaut le coup de rappeler que les institutions, elles, sont encore dirigées majoritairement par des hommes blancs d’un certain milieu social qui n’ont absolument aucun intérêt à laisser la place et donc que ça arrange bien que pour eux ça soit une mode parce qu’ils se disent que ça va passer et que les choses vont ensuite revenir à la normale et on va tous redevenir raisonnables et leur laisser le pouvoir. Ça n’arrivera pas, on va vraiment vous dégager. Et donc, pour parler de questions qui ne les concernent pas, on va passer au sujet de la maternité qui est un fort vecteur de discrimination pour les artistes et les travailleuses de l’art. Et j’aimerais qu’on en discute ensemble. Olivia tu disais que tu es jeune mère et du coup j’aurais aimé avoir vos avis respectifs à la fois d’un point de vue peut-être personnel si vous le souhaitez, mais aussi par rapport aux personnes que vous avez rencontrées dans le cadre de vos travaux. Mathilde, je te laisse commencer.

Mathilde Provansal
Oui alors la question de la maternité, donc la maternité pour moi. Du coup je vais parler pour les artistes puisque c’est ce sur quoi j’ai travaillé. Donc la maternité, c’est vraiment un moment qui est révélateur des normes de genre qui sont portées par les intermédiaires ou les travailleurs dans les professionnels du milieu de l’art contemporain. Parce que donc la pratique artistique, c’est vraiment une pratique vocationnelle qui est censée requérir un dévouement total de la part de l’artiste. On sait aussi que c’est des milieux où la frontière entre vie privée et vie professionnelle est assez ténue. Il y a beaucoup d’événements qui se passent le soir ou le weekend comme aujourd’hui, et donc une vie familiale apparaît difficilement compatible ou conciliable avec un tel ou un tel engagement. Et pourtant, c’est bien la figure de la maternité, la figure de mère. Enfin, le statut de mère est fortement dévalorisé dans le milieu de l’art contemporain et c’est un stigmate qui se décline pas vraiment au masculin. Et cette insistance sur l’incompatibilité entre l’activité artistique et la maternité dans les entretiens que j’ai conduis, je remarquais que cette insistance sur cette incompatibilité, elle intervient très tôt dans la carrière artistique. Dès l’école par exemple, il y a des mises en garde de la part de professeurs ou des personnes qui interviennent dans les écoles d’art. Voilà, les étudiantes me racontaient certaines mises en garde de professeurs qui anticipent un retrait professionnel éventuel qui serait lié à la maternité, à la parentalité. Et ils acceptent plus facilement qu’une étudiante plutôt qu’un étudiant se désengage du milieu de l’art contemporain et ne les mettent pas, par exemple, en relation avec des intermédiaires qui pourraient faciliter leur entrée et leur maintien dans l’art contemporain. Il y a aussi des conseils, par exemple, de reculer la première grossesse. Donc la maternité, par les contraintes physiques qu’elle fait peser sur le corps des femmes et du fait de l’inégal partage des activités parentales, elle conduit certaines artistes à se mettre en retrait de la création, à se mettre en retrait des lieux de diffusion des lieux de sociabilité professionnelle. De tous ces événements de sociabilité professionnelle qui ont lieu souvent le week end ou le soir. Et donc ça conduit finalement à réduire leur visibilité et leur insertion dans des réseaux professionnels. Et cette maternité, elle aussi, la maternité, est elle aussi coûteuse pour les femmes sur le marché de l’art contemporain, avec par exemple des questions de collectionneurs qui voilà, qui veulent vraiment s’assurer auprès des artistes de leur engagement, de leur investissement dans leur carrière. Il y a une artiste par exemple, qui m’a raconté qu’un collectionneur était venu voir le travail de son compagnon, donc elle partageait le même atelier avec son compagnon. À l’époque, il avait un enfant et le soir, le collectionneur a rappelé l’artiste en lui demandant si elle prévoyait d’avoir d’autres enfants, mais il n’a pas posé la question à son compagnon. Donc il y avait vraiment l’idée de s’assurer de l’investissement de l’artiste dans sa carrière. La maternité elle est couteuse sur le marché de l’art contemporain parce que parfois certaines galeries arrêtent aussi de travailler avec des artistes au moment de la naissance de l’enfant. Et il y a aussi la question, enfin, l’idée que, alors c’est pas quelque chose que j’ai retrouvé dans le discours des intermédiaires, mais certains des artistes en tout cas, me relataient des témoignages de professionnels qui partagent l’idée que la maternité ferait courir le risque d’un déclin de la créativité des femmes. En gros, l’enfant serait leur plus belle œuvre et leur travail est alors considéré à l’aune de la maternité. On considère que si elles travaillent sur telle ou telle question, c’est parce qu’elles ont eu un enfant. Donc finalement, il y a une naturalisation du potentiel artistique des femmes et c’est une manière aussi de ne pas reconnaître leurs compétences et leur créativité.

Mathilde Rouiller
Et toi Olivia, du coup, comment tu interprètes cette question de la maternité dans ton travail mais aussi dans le jeu en tant qu’artiste ?

Olivia Hernaïz
Quand j’ai créé le questionnaire, au fur et à mesure des réponses des artistes et des travailleuses de l’art, je l’ai adapté et évidemment, la maternité est venue assez rapidement. Et on peut dire que un des exemples personnels que j’ai mis dans le jeu, c’est exactement ce que tu disais Mathilde. C’est une mise en garde un avertissement d’un de mes professeurs qui m’a dit « ah mais toi, de toute façon tu vas te marier et avoir des enfants. » Et ce n’était pas du tout une remarque méchante. En fait, il constatait ce qui se passait et il avait l’air même triste de dire ok, encore une artiste qui a du talent et qui va disparaître parce que le système n’est pas fait pour des artistes femmes qui veulent aussi créer des familles. Et donc dans le jeu, on est souvent confronté à ce phénomène d’autoéviction ou ce n’est pas qu’on nous rejette, c’est qu’on n’a pas les infrastructures pour, on n’a pas les ressources pour et donc on décide. Voilà où il y a deux chemins et soit c’est la maternité, soit c’est essayer de continuer à se battre pour devenir une artiste et de pouvoir en vivre. Et donc c’est vraiment, c’est vraiment ça que je veux aborder dans le jeu. Pas une personne en particulier. Ce n’est pas les hommes sont méchants, les femmes en souffrent. Non, c’est beaucoup plus complexe que ça. Il y a la question de la solidarité entre femmes. Comment est ce qu’une femme qui décide d’être mère va se faire juger par sa boss ou pas, ou par la galerie avec laquelle elle travaille ? Parce que ce n’est pas non plus que des hommes qui vont décider de ne plus travailler avec des artistes femmes qui ont eu, qui ont décidé d’avoir un enfant. C’est la figure même du galeriste qui se dit ok, le système est compétitif, je ne peux pas parier sur une femme qui va avoir un enfant parce que ça veut dire que pendant deux ans, elle ne va pas avoir les structures qui vont la soutenir. Elle va devoir vraiment se consacrer à ça. Et donc c’est vraiment cette question de comment améliorer le système lui même pour pouvoir donner des chances aux femmes de ne pas renoncer à la maternité si elles le veulent. Évidemment, il n’y a pas du tout de pression. Est ce que notre système est créé de façon optimale, devoir jongler tout le temps entre une carrière professionnelle et une vie de famille ? Pour beaucoup de métiers, c’est vraiment très compliqué. On a tout le temps la frustration de être au mauvais endroit au mauvais moment. Et quand on est trop mère, on se dit qu’on n’est pas assez artiste, qu’on est trop artiste, on dit qu’on n’est pas assez mère et donc ça crée beaucoup de frustrations. Donc voilà, j’enjoins aussi dans les conversations à réfléchir à comment est ce qu’on pourrait trouver plus de flexibilité pour avoir un équilibre qui oui, qui permet au système de ne pas éjecter des gens de façon automatique. Et donc dans le jeu, il y a beaucoup de carrières, pas toutes les carrières qui abordent la question de la maternité, qui abordent les questions aussi, comme tu disais, est-ce qu’on peut être mère et garder un potentiel de création, de réflexion, euh une capacité intellectuelle optimale. Et là ça se reflète plus dans la carrière de chercheuse académique qui est un exemple tiré à nouveau de la réalité où ton collègue te dit « ton cerveau a plongé dans ton utérus, que veux tu ? Que veux tu faire ? » Et donc dans le jeu, tu passes ton tour parce que t’es tellement abasourdie que tu ne sais pas quoi dire. Voilà, tu passes ton tour et tu pers deux points de coeur. Voilà, c’est ça qui se passe toujours malheureusement. En réalité, c’est associé le fait qu’on ne peut pas mener les deux de front. Et à un moment donné, une femme qui est enceinte perd son potentiel intellectuel. Donc c’était violent. Et la personne qui m’a partagée ce témoignage, je pense que elle, elle en est ressortie un peu traumatisée, c’est sûr. Donc le jeu ne parle pas du tout que des problèmes de sexisme, de harcèlement sexuel, etc. C’est beaucoup plus complexe dans la réalité. C’est vraiment cette accumulation de petites remarques au fur et à mesure qui sont pas tout le temps consciente de la part de l’interlocuteur et qui répète en fait ce qu’il a vu ou ce qu’il a entendu, et c’est vraiment ces schémas desquels je propose de sortir.

Mathilde Rouiller
Du coup, voilà, on va revenir sur ces questions de rapport femme/femme et du machisme intégré. Vous avez déjà commencé à en parler toutes les deux et ce sont des choses qui sont très présentes dans vos travaux respectifs. Nous, c’est des enjeux dont on s’empare avec Contemporaines en essayant de développer un cadre propice à la sororité et l’adelphité, par exemple avec le programme Passerelle. Je vous propose qu’on revienne là dessus et qu’on évoque ensuite les différentes stratégies qui sont développées par les femmes pour survivre et mener les combats féministes ensemble. Mathilde, je te laisse commencer.

Mathilde Provansal
Euh oui. Alors moi je vais peut être un peu en contrepoint d’abord, peut être pour rappeler quand même que ce n’est pas parce qu’on est une femme qu’on va soutenir les femmes, en fait. Parce qu’il y a aussi. Voilà, il y a aussi beaucoup de femmes qui ne soutiennent pas, ou qui peuvent partager aussi des préjugés ou des stéréotypes, et que les tous les mécanismes informels de discrimination qui ne sont pas forcément aussi conscients, c’est pas juste les hommes en fait. Il y a aussi des femmes. Tout à l’heure, tu disais que beaucoup de structures étaient dirigées par des hommes blancs, mais c’est les structures les plus prestigieuses. Il y a aussi beaucoup de structures dans le milieu de l’art contemporain où les femmes sont majoritaires. Après, les femmes effectivement peuvent aussi être des ressources. Moi quand je travaillais sur la construction, la manière dont on construit un réseau et dont on accumule des ressources professionnelles quand on est une artiste, je remarquais que les artistes que j’avais interviewés soit certaines s’appuyaient justement sur des intermédiaires féminines parce qu’elles pouvaient partager la même expérience ou il pouvait y avoir une compréhension de certains enjeux.

Olivia Hernaïz
Donc Mathilde, tu disais la rivalité entre femmes, évidemment, c’est pas parce qu’on est une femme qu’on aide les femmes. Et ça je m’en suis rendu compte assez rapidement dans les témoignages que j’ai reçu. Personnellement, je ne l’avais pas vécu et c’était plutôt des témoignages par rapport à des travailleuses dans des institutions. En fait, là on le retrouve dans la carrière de conservatrice de musée. La première case est la directrice qui t’interviewe, doute que tu aies les épaules pour le poste et donc elle décide quand même de t’engager. Et pendant toute ta carrière, elle te rend la vie beaucoup plus dure que tes collègues masculins. Parce qu’elle et elle, comme tu dis, elle en a bavé et elle a dû servir le café alors qu’elle avait fait un diplôme universitaire pendant cinq ans. Et elle veut pas que toi t’aies la vie facile. Et donc c’est vraiment c’est vraiment intéressant de parler de cette intégration de système de valeurs, de masculin, de compétition et de rivalité que le jeu enjoint à ne pas répéter. Évidemment, si on veut changer les valeurs de ce monde de l’art comme tu dis, sororité, solidarité, etc. Il faut aussi faire face à des femmes qui sont maintenant encore dans des systèmes, dans des institutions et des systèmes de pouvoir. Moi le jeu, clairement, c’est vrai que la plupart des enquêtes, c’est des artistes qui viennent de sortir des écoles d’art et qui sont dans des carrières établies, émergentes, mais ayant un peu plus de mal à avoir des artistes et des directrices de musée d’une génération plus haute. J’en ai eu quelques unes, mais c’est clair que les discriminations sur l’agisme font moins partie du jeu. Les carrières sont chronologiques dont tu commences en tant que jeune artiste ou jeune dans une institution. Et puis tu termines avec un poste avec un peu plus de pouvoir dans les cas où ça se passe bien. Mais c’est sûr que dans les idées d’appropriation du jeu, je pense que là, maintenant, bientôt bientôt, je vais rentrer dans la middle carrière et je vais faire face à des discriminations d’une autre sorte. Donc c’est intéressant dans cette idée d’intersectionnalité, ce n’est pas seulement le genre, c’est pas seulement la race, là aussi c’est très important. Et donc le côté, le côté rivalité entre femmes qui a dû s’adapter à un système qu’on essaye maintenant de détruire, c’est les convaincre elles aussi de changer d’attitude et de se rendre compte qu’elles ne servent pas le système à le reproduire comme si elles étaient des hommes.

Mathilde Provansal
Oui, sur la question de l’âge, il y a aussi des barrières objectives entre guillemets, avec le fait que beaucoup de prix, de bourses, voire parfois de résidences ont une limite d’âge. En fait, il y a beaucoup de choses qui sont réservées aux moins de 40 ans. Et puis en fait après il y a pas forcément des choses pour les plus de 40 ans, ou alors il y a certains prix aussi après 40 ans ou 50 ans, mais avec un niveau de réputation très très élevée. Et du coup, c’est vrai que quand on arrive, il y a cette barrière des 40 ans où si on n’a pas accumulé un certain nombre de ressources économiques, sociales, symboliques et qu’on ne fait pas partie, tu disais tu vas rentrer dans la partie middle carrière. Il faut confirmer l’essai, entre guillemets pour devenir un artiste, une artiste confirmée. Et après, la question c’est comment est ce qu’on continue son parcours si on est pas rentré dedans, si on n’est pas reconnu comme une artiste confirmé ? Et voilà. Comment est ce qu’on se maintient dans la carrière ? Comment est ce qu’on maintient son niveau de réputation quand en plus il y a plus forcément de subventions publiques ou de ressources réservées à des artistes de cette catégorie d’âge là ?

Olivia Hernaïz
Oui et pour revenir à la maternité, la plupart des résidences ne prévoient pas de logement spécifique pour un artiste ou une artiste qui viendrait avec des enfants. Et donc on a l’impression de devoir accumuler des résidences avec cette horloge biologique en disant « Là, j’ai ma fille, je ne peux pas parce je ne peux pas aller trois mois en Italie, elle est pas encore scolarisée. Donc avec mon conjoint, je pourrais essayer de m’arranger pour quand même y aller. » Mais à un moment donné, on est bloqué. Les résidences, c’est sûr que cette vie nomade d’artiste, quand on a des enfants, ça nous bloque et on a vraiment cette pression. Et on avait eu cette conversation la semaine passée par rapport aux chercheuses dans le milieu académique où en France, apparemment, il n’y a pas de barrière d’âge. Mais en Angleterre, avant 37 ans, il faut avoir fait son doctorat et donc de nouveau dans une institution parallèle qui est aussi le monde de l’art, il y a la pression de nouveau entre l’horloge biologique et le fait que sans doctorat, tu n’as pas de poste de professeur dans l’université, etc. Et donc ça pousse les gens à faire des choix. Et ça, de nouveau, on revient à des systèmes, à des décisions qui ont été prises et qui doivent complètement être négociées, rediscuter.

Flora Fettah
Mais justement on parle de cet enjeu de rivalité femme/femme et de reproduction de la violence. Pour moi, c’est quelque chose qui en fait quand tu te construis dans un système qui est violent, qui reproduit cette violence là, que ce soit une violence sexiste, raciste, qu’on parle plus simplement de harcèlement moral au travail, comme on parle beaucoup en ce moment. Et ça, en fait, ça met l’accent sur le fait qu’on a besoin de développer des cadres de travail et des stratégies alternatives. Nous, c’est ça qu’on fait à Contemporaines, qu’on essaie de faire avec le super programme passerelle monté par Camille Kingué et Anna Bordenave qui est de proposer un autre cadre de travail qui permet de ne pas mettre les artistes en compétition, mais plutôt de créer des formes de solidarité entre elles et d’échange également entre générations. Du coup, je propose qu’on refasse le lien là dessus en discutant ensemble des différentes stratégies qui sont développées par ces personnes que vous avez rencontrées pour vos projets, pour survivre, trouver des voies de contournement et mener des combats féministes. Tout à l’heure tu parlais du fait de dissimuler sa grossesse et d’arriver à avoir une expo. Je pense que ça, ça entame bien les choses hahaha

Mathilde Provansal
Alors du coup, je vais parler de ressources plutôt parce que ce n’est pas toujours quelque chose qui est fait dans l’école. On se dit pas ça va être ma stratégie, je vais réussir comme ça. Mais moi j’ai identifié plusieurs éléments qui seront soit des stratégies, soit des ressources qui permettent de contourner les difficultés d’entrée et de maintien dans le milieu de l’art contemporain. Une des premières ressources, c’est la formation. Alors, même si dans ma thèse je montre que l’école ça participe à fabriquer des inégalités de genre mais aussi de classe et de race, dans l’art contemporain, il vaut mieux être passé par une école d’art que de ne pas être passé par une école d’art parce que ça légitime. Il y a le diplôme qui est de plus en plus validé aussi par les professionnels du milieu de l’art contemporain. Et ça, ça dote aussi les étudiantes de ressources relationnelles et ça leur permet de s’insérer dans des réseaux, dans des réseaux marchands, dans des réseaux institutionnels. Mais ces ressources ne suffisent pas. En fait, ça facilite l’entrée, mais ça ne suffit pas sur le long terme pour mener une carrière sur le long terme. Une deuxième ressource aussi que j’avais identifiée, c’est les appuis masculins. Donc certaines, par exemple certaines étudiantes, ont bénéficié de la cooptation masculine et du soutien d’un mentor, leur chef d’atelier, par exemple, au moment d’entrer dans l’art contemporain. Le conjoint artiste peut aussi être un point d’entrée dans un réseau professionnel parce qu’en étant un homme, il a bénéficié de cette cooptation masculine, mais sa conjointe peut aussi en bénéficier. Le conjoint non artiste peut aussi être être en appui, notamment lorsqu’il reconnaît la vocation de sa compagne. C’est sur que s’il considère que sa compagne est une artiste du dimanche, ça ne va pas l’aider. Mais s’il reconnaît sa vocation et qu’il peut aussi avoir un soutien moral mais aussi parfois un soutien matériel, un autre ressort de la transgression. Mais en fait ça rejoint ce que tu disais, mais ça repose sur des arrangements conjugaux et familiaux particuliers… C’est le parcours cosmopolite. Donc certaines artistes, pour contourner en fait les obstacles qu’elles rencontrent en France notamment, postulent à des bourses, à des résidences à l’étranger pour contourner justement ces obstacles et pour passer aussi par des procédures de sélection et d’évaluation qui sont plus formalisées en fait que sur le marché de l’art où beaucoup de choses se font dans l’informel, dans les réseaux de sociabilité. Mais par contre, il y avait des artistes que j’avais rencontré, que j’ai qualifiés d’hyper mobiles, qui par exemple, n’ont pas d’atelier, travaillent toujours dans la mobilité, passent d’une résidence à une autre. Et tout leur projet, toute leur démarche artistique se construit dans la mobilité. Mais ce sont des artistes qui n’ont pas d’enfant, qui sont célibataires. Une des valeurs de dernier ressort de la transgression ou une autre ressource que j’ai pu identifier relève en fait des politiques culturelles et des politiques publiques. Et ça a été en fait la mise en place d’une politique publique de soutien aux arts plastiques à partir des années 80, qui a entraîné la création d’un très grand nombre de lieux d’exposition, avec notamment la création des FRAC, mais aussi la création de centres d’art, la création d’artothèque, la création de départements d’art contemporain, dont les musées, donc toute la création de cette politique de soutien aux arts plastiques elle a permis d’augmenter la demande en quelque sorte sur le marché de l’exposition en institution. Et ça a permis de multiplier les instances de légitimation et les instances de consécration artistique dans une période où, dans les années 90, on avait en même temps une crise du marché de l’art qui a conduit à la fermeture d’un certain nombre de galeries. Et donc cette politique publique, cette politique culturelle, elle a créé un appel d’air et donc l’essor des opportunités d’exposition dans les institutions publiques et l’augmentation des instances de légitimation des instances de consécration artistique. Ça a permis finalement de diminuer la compétition entre artistes sur le marché de l’exposition, dans les institutions, et ça a permis de limiter le poids des stéréotypes sexuels et des stéréotypes de genre. Et ça a permis de limiter le poids des réseaux professionnels pour accéder à ces opportunités d’exposition dans les institutions. Et ce que j’ai constaté aussi, c’est que cet appel d’air, finalement, il a quand même été temporaire. Il a bénéficié aux artistes femmes qui sont entrés sur le marché du travail dans les années 90 et au début des années 2000 dont les artistes que j’ai interviewé. Il y en a plusieurs qui ont pu être achetées, par exemple par des FRAC ou par le FNAC, donc, par des fonds régionaux d’art contemporain ou par le Fonds national d’art contemporain. Elles ont été achetées par ces collections publiques dans les années 90, alors qu’elles n’étaient pas représentées par des galeries. Pour les artistes rencontrées qui sont entrées sur le marché du travail à partir du milieu des années 2000. Il y en a aucune que j’ai rencontré qui a été achetée par ces fonds publics sans être représentée par une galerie. Et donc on voit vraiment que cet appel d’art, il a été temporaire et aujourd’hui on a à nouveau un renversement, une inversion à nouveau des cercles de reconnaissance où les intermédiaires qui sont liés au marché de l’art sont prépondérants. En fait, et c’est aussi lié en fait au désengagement de l’Etat à partir du milieu des années 2000 et à la baisse des financements publics qui se sont donc accompagnés face à ce désengagement de l’Etat et s’accompagner d’un retrait des intermédiaires qui sont liés aux institutions de l’art contemporain, donc d’un retrait de ces intermédiaires dans le travail de prospection, de découverte et de soutien des jeunes artistes et donc finalement la discrimination des femmes sur le marché de l’art contemporain, elle n’est plus compensée par un soutien des institutions publiques, ce qui freine leur accès et leur maintien au plus haut niveau de la hiérarchie artistique. Donc cette question des politiques publiques et de la politique culturelle, c’est une question importante aussi. Il me semble que c’est une question qui est peut être plus prise en charge par d’autres milieux artistiques, notamment le cinéma par exemple, ou le spectacle vivant, qui sont aussi des milieux qui sont plus structurés en fait, où bon, parce qu’il y a le statut des intermittents, qu’il y a une tradition de mobilisation, il y a des syndicats et c’est un secteur qui est plus structuré, avec des collectifs qui prennent aussi en charge ces questions. Mais ce qui est peut être pour l’instant un peu moins le cas dans l’art contemporain.

Olivia Hernaïz
Donc évidemment, le jeu à la fin, on le gagne. Donc ça veut dire qu’on a trouvé des solutions pour surmonter tous ces obstacles. Et on le gagne souvent parce que les joueurs ou les joueuses ont été solidaires entre eux. Donc je dirais pas que c’est de la stratégie ou c’est de la tactique, mais c’est juste recréer du lien social, sortir de cette idée. De compétition. Qu’on sorte de l’école d’art déjà on y a été accepté sur concours. Après on parle que de concours, on doit être le premier pour sortir du lot etc. Et donc vraiment c’est l’idée de solidarité ou on a fait une belle rencontre avec un curateur, une curatrice. A la fin on lui dit ah bah en fait j’ai cet artiste là à Paris et c’est sur que le jeu parle du réseau. Le monde de l’art c’est un réseau comme dans beaucoup de métiers. Pour rester dedans faut rester dans le réseau. On parlait d’éloignement géographique, etc. D’une manière ou d’une autre, il faut rester en connexion. Parce que moi, si j’ai survécu, c’est sûr que c’est grâce à mes amis et amies artistes. J’ai décidé de faire une école d’art pour la seule raison au départ de vouloir rencontrer ma génération d’artistes. Je me sentais un peu isolée dans mon atelier, toute seule en tant qu’autodidacte. Et puis je me suis vite rendu compte que c’est vrai que ça permettait de rencontrer des profs d’art qui étaient aussi curateurs, etc. Donc c’est sûr que l’entrée en école d’art, c’est une tactique un peu imparable pour se faciliter les contacts. Mais après je dirais vraiment tout simplement s’entourer de gens bienveillants qui sont compréhensifs de nos situations familiales et qui, entre guillemets, veulent créer un monde où la vie personnelle doit pas être un tabou. Si on devient mère, on peut en être fier, on doit pas le cacher. Sinon si on décide de se lancer sur une thèse sur, comme toi tu as fait, sur le genre dans le monde de l’art, c’est pas parce que c’est à la mode, c’est parce qu’il a des nécessités. Et je crois que, ouais, le mot tactique me dérange un peu parce que c’est juste une façon de vivre, une façon de voir, de voir le monde. Et si le monde de l’art ne peut pas être l’éclaireur au bout du triangle bleu, que j’adore… Ou l’éclaireuse plutôt. On est dans un monde de l’art qui est fake, qui est superficiel, qui est idéalisé et qui en fait est problématique. Donc je dirais que les stratégies c’est surtout d’accepter de se dévoiler aux autres et peut être de prendre le risque de ne pas avoir des collaborations avec tout le monde. C’est sûr que ça conviendra pas à tout le monde et tout le côté de soutien des institutions publiques, évidemment, sur les trois pays que j’ai interrogé, est différent de l’un à l’autre. Mais on voit quand même que les soutiens se sont un peu diminués comme tu dis, et que le marché de l’art prend une grande partie de la place et que le marché de l’art veut la créativité dans le sens productivité. Il faut avoir une exposition tous les ans, tous les ans et demi parce que le galeriste veut pouvoir vivre de son business aussi. Et donc c’est un problème structurel aussi et je trouve ça intéressant les galeries qui se présentent un peu comme ici, comme un mélange entre artiste runspaces, book shop, des éditions limitées où on n’est pas toujours dans la sacralisation de l’œuvre d’art unique qui sort d’un atelier et est idéalisée d’un artiste qui n’a pas de vie personnelle à revendiquer à côté. Donc c’est juste sortir du carcan et se confronter au monde réel. C’est ça que je conseillerais. Et une dernière chose que je voulais rajouter, c’est que ce jeu, je l’ai fait en premier parce que j’aurais aimé le jouer quand j’étais étudiante dans une école d’art. Donc je vais faire un appel aux professeurs dans les écoles d’art qui aimeraient bien organiser une session de jeu. Cela est tout à fait faisable. Je serais ravie de venir organiser des sessions avec vos étudiants et vos étudiantes parce que c’est vraiment dans cette formation là qu’il faut attaquer le gros du morceau et espérer qu’au fur et à mesure des années, ce jeu soit obsolète et que j’espère, si deux ou trois ans, plus personne qui a envie de le jouer parce qu’il n’y a plus du tout d’intérêt.

Mathilde Provansal
Et faire jouer les professeurs et le personnel administratif aussi.

Flora Fettah
Donc en fait ton jeu nous montre que c’est en changeant la structure et les rapports de force qui existent, en arrêtant d’idéaliser le milieu dans lequel on est, et on se distanciant aussi de la figure du génie seul contre tous. En fait, on peut toutes gagner, on peut tous gagner.

Camille Bardin
Je ne sais pas vous, mais à titre personnel, ça me va très bien de finir là dessus. On a vu. Les carrières des artistes minorisées sont jalonnées d’une multitude d’obstacles. Dans les deux prochains épisodes de cette série de podcasts intitulé « Féminismes intersectionnels et territoires artistiques » on a décidé de se concentrer sur deux d’entre eux la maternité et les violences sexuelles et sexistes. Je vous donne donc rendez vous très vite pour découvrir ces prochains sujets, les autres membres du contemporain avec qui je mènerai les futurs entretiens. Enfin, parce qu’après les constats, il est nécessaire de réfléchir à l’après, on vous concocte un dernier épisode dans lequel on s’intéressera cette fois ci aux stratégies mises en place par les professionnels du monde de l’art pour contourner justement ces obstacles.Mais d’ici là, prenez soin de vous et je vous embrasse.

Publié par Camille Bardin

Critique d'art indépendante, membre de Jeunes Critiques d'Art.

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