SILINA SYAN

Camille Bardin : Bonjour à toutes et à tous. J’espère que vous allez bien, que votre rentrée s’est bien passée, que vous avez réussi à trouver votre petit rythme de croisière ! Je suis ravie de vous retrouver pour ce nouvel épisode de PRÉSENT.E pour parler d’hybridité, de regard que l’on pose sur l’autre et de la responsabilité que cela implique avec l’artiste Silina Syan !


PRÉSENT.E est un podcast dans lequel je souhaite porter au jour ce qui vient en amont puis en aval de l’art contemporain. Mes questions portent donc rarement sur les œuvres en elles-mêmes mais davantage sur toutes les réflexions et les doutes qui gravitent autour de celles-ci. Car ici je m’intéresse d’abord à la manière dont la vie de mon invité.e impacte son travail puis à l’inverse à la façon dont son travail vient impacter sa vie. Dans PRÉSENT.E j’essaie de mener les conversations comme j’ai l’habitude de le faire en tant que critique d’art dans les ateliers d’artistes ou à la terrasse des cafés. Sauf qu’ici nous sommes enregistré.e.s et vous avez la possibilité de tout écouter.


Il y a quelques semaines, lors d’une réunion de Jeunes Critiques d’Art on a eu une grosse conversation sur le fait qu’on était encore à grande majorité blancs et blanches dans notre collectif et qu’on avait du mal à vraiment aborder les questions liées à la race sociale. Du coup, on s’est dit qu’il fallait qu’on consacre du temps pour apprendre et tenter d’articuler une pensée autour de cela. On a donc choisi d’aborder ce problème en prenant un angle bien précis qui serait, le regard blanc. Et je ne sais pas si c’est parce que je suis matrixée par cette conversation, mais en préparant cet entretien, j’ai eu l’impression que tout le travail de Silina Syan parlait de regards, de regard que l’on pose sur l’autre, de cultures qui se contemplent, du regard que l’on peut poser sur la culture de ses parents quand on est issu d’un couple que l’on dit “mixte” mais aussi du regard de celles et ceux qui vont voir notre travail quand on est artiste… Bref, vous l’aurez compris, pour moi le boulot de Silina il parle essentiellement de regards. Du coup je suis ravie de la recevoir pour échanger autour de tout cela avec elle. Bonjour Silina…

Silina Syan : Bonjour Camille !

Camille Bardin : Ah et avec tout ça, je n’ai pas dit comment on s’était rencontré alors que je voulais absolument créditer le travail de cette association. On s’est rencontré en avril dernier, lors des diadates qu’organisait l’association Diametra à La Villette qui sont des espèces de spead dating entre artistes et travailleur·ses de l’art… Maintenant commençons !!


Dans ton travail tu parles d’hybridité, il est notamment beaucoup question de la culture bengali, des origines de ton père, du fait que tu sois issue d’un couple mixte, comme on dit. (est-ce qu’on dit vraiment ça ??) Mais j’ai l’impression que ce n’est pas le seul endroit où se trouve l’hybridité dans ton travail, je trouve que intrinsèquement, les formes que tu crées sont hybrides et prennent autant du photojournalisme que de la photographie de mode. Par exemple, dans ta série de photo sur les intérieurs bengalis, je retrouve à la fois la volonté de documenter, de donner à voir de la photojournaliste et aussi je me dis que même si ce sont des intérieurs dénués de présence humaine, ce sont des photos de mode. Qu’est-ce que tu en penses ? Qu’est ce que tu penses de ça ? Peut-être que je me trompe complètement…

Silina Syan : Non, je pense que tu as raison. Déjà, de manière générale, dans mon travail, c’est vrai que j’ai plusieurs casquettes de photographe. Je vais parfois être la photographe plasticienne qui crée des instal’ et tout. Et parfois je vais littéralement être photojournaliste pour de vrai. Mais forcément, il y aura d’un peu de monde, un peu de mon côté artistique, qui va être injecté là dedans. Et là, tout se mêle. Mais j’aime bien ça. J’aime bien être dans plusieurs endroits en même temps. Chaque chose que je fais vient nourrir les autres. Tout dépend de la manière dont je les présente aussi. Par exemple, il y a une des photos d’intérieur, celle du canapé avec un mur rose, qui a été exposée pendant plusieurs semaines dans le Parc de La Villette, sur une grande bâche. Et j’étais trop trop contente parce que du coup, ma famille d’origine bengali, qui vit à Aubervilliers, à Pantin, aux alentours, a pu voir cet intérieur représenté. Et c’est vrai que c’est un peu du photojournalisme, un peu du documentaire parce que ça documente une réalité. Et en même temps, je vois ce que tu veux dire quand tu parles de photos de mode, parce qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’esthétique très, très léchée. C’est une photo que j’ai faite avec un appareil numérique. Je fais aussi de l’argentique, mais le choix de l’appareil que je vais utiliser dépend de plein de paramètres. Cette photo là, précisément, je l’ai faite pendant un dîner de famille chez mon oncle à La Courneuve. On était avec ma mère, mes soeurs et mon père. Je venais juste dîner normalement, mais j’avais mon appareil photo avec moi. Alors j’ai pris cette image. En fait, j’ai pris plusieurs photos dans cet appart et celle-ci a été plus compliquée à prendre parce qu’il fallait avoir plus de recul. Et même si ça ne se voit pas sur la photo, l’appartement est petit et du coup heureusement que j’avais un objectif grand angle, ça m’a sauvé la vie et ça m’a permis d’avoir beaucoup d’informations dans l’image. Il y a quelque chose d’assez figé comme dans la photo de mode justement. Et en même temps, ce que j’aimais dans cette image, c’est que c’est entre le figé et le en cours, parce qu’il y a quand même ces coussins qui sont dans du plastique et on aurait presque l’impression qu’ils vont être déballés un moment et en même temps toutes les personnes -parce qu’il y a beaucoup de personnes qui sont venus me voir en me disant mais on dirait chez ma tante, avec les coussins dans le plastique ou le plastique sur la télécommande. C’est des trucs qu’on a, des codes en commun chez beaucoup de personnes et du coup, on sait tous que ce plastique il reste. En fait, il n’est jamais enlevé. Donc c’est quand même assez figé en fait. Et ça permet à ce coussin de rester presque neuf toute sa vie. Donc oui, ça fait sens de parler de photos de mode.

Camille Bardin : Mais oui, c’est marrant parce que même la manière dont tu en parles on sent que tu alternes avec toutes tes références. Ça se voit que tu prends la photo sur le vif et qu’en même temps tu as beaucoup réfléchi à la composition de la photographie, etc.

Silina Syan : Et en même temps, tu vois, cette image je la prend rapidement. Mais après, je peux en parler de tout ce qui s’est passé autour. Par exemple, il y avait ma mère derrière qui me disait « T’aimes bien toi, ce rose là, c’est un peu kitch, non ? » Et je disais que moi j’adorais hahaha !

Camille Bardin : Hahaha ! Silina aime le rose, étonnant !!

Silina Syan : Le rose, le kitsch et les dorures. Et tout en même temps. Ma mère, elle ne va pas forcément aimer. Au contraire, mon père, il aime bien. Du coup, tu vois, ça peut créer un petit truc. Chez moi il y a une déco un peu bizarre avec des trucs parfois très kitsch et d’autres beaucoup plus soft. Ce n’est pas toujours très cohérent mais c’est à l’image d’un couple mixte aussi ! Mais oui, d’un point de vue très technique, cette fois là en tout cas, j’ai pris la photo un peu comme ça, sur le vif, sans trop calculer. Je ne savais pas que cette photo allait être vue comme ça !

Camille Bardin : La dernière fois qu’on s’est vues, tu me parlais de tes questionnements quant au fait de prendre justement des personnes ou des objets en photo quand tu vas au Bangladesh ? Notamment parce que l’Inde et le Bangladesh ont été des régions du monde très photographiées, notamment par des hommes blancs qui volaient vraiment l’image de gamins qui n’avaient rien demandé pour satisfaire une curiosité occidentale mal placée. Ce sont des images qui habitent aujourd’hui encore nos imaginaires collectifs. Je me demandais du coup quel garde fou tu t’imposes pour ne pas tomber là dedans, justement.

Silina Syan : Alors pour contextualiser le Bangladesh, j’y suis allée qu’une fois.

Camille Bardin : Pendant le confinement.

Silina Syan : Pendant le deuxième confinement. En fait tous les restaurants de Paris étaient fermés et tous les Bengalis que je connais à Paris travaillent dans la restauration – y compris mon père ! Il était contraint de rester à la maison et mon oncle était au Bangladesh et allait se marier. Donc, avec mon père, on a décidé de partir ! Ça tombait bien parce que j’avais un projet à faire de photos à ce moment là et j’avais besoin de faire des photos là-bas. Enfin, j’avais très envie de faire des photos là-bas ! Ça me donnait donc l’occasion de le faire à ce moment là. Et donc on est parti à ce moment là. Et c’est vrai que moi, machinalement évidemment, je suis parti avec tous mes appareils photo, caméras, et tout et j’ai pris des photos tout le temps. Mais en fait, je me suis rendu compte déjà sur place que le comportement des gens, évidemment, changent quand il y a une caméra ou un énorme appareil photo réflex.

Camille Bardin : Là bas comme ici, je pense.

Silina Syan : Oui, voilà, partout, absolument partout. Et du coup, ben, j’avais plus de facilité à capturer des moments de vie avec mon téléphone, ce qui fait que j’ai commencé à faire vraiment plein de stories. Il y en a certaines qui sont en story à la Une sur mon Instagram si les gens veulent voir. Et en fait, c’était vachement naturel parce que eux aussi ont des téléphones et du coup, ils ont aussi l’habitude de voir des gens prendre des photos, de filmer. Alors que c’est sûr que quand j’avais mon gros appareil photo avec un gros objectif grand angle, ça donnait pas du tout la même, ça créait pas du tout le même rapport.

Camille Bardin : Oui la caméra modifie le rapport qu’on a à l’autre souvent…

Silina Syan : C’est ça. En fait, ça crée quelque chose d’assez beau parce que les bengalis ont vraiment une tradition de la photo, mais pas comme dans d’autres pays où ça peut être vraiment la photo prise en studio. Quand il y a un mariage ou encore une naissance, on va au studio, on ramène le bébé, on le prend en photo en studio. Là-bas ce n’est pas comme ça. Ils ont tous des smartphones et ils se prennent en photo. Ils les postent beaucoup sur les réseaux sociaux, mais il y a quand même une certaine mise en scène… Leurs postures sont assez droites, assez sérieuses. Et comme moi, j’avais mon appareil et que je me mettais à prendre des photos. Les gens tout de suite prenaient cette posture. Et parfois aussi je marchais juste avec mon appareil photo autour du cou et des gens me demandaient de les prendre en photo. C’était trop bien parce que du coup, ça crée tout de suite une discussion, sachant que je ne parle pas le bengali. Malheureusement pas encore. Bientôt j’espère. Et du coup, ça me permettait aussi d’avoir un langage qui était autre, qui était le langage de l’image. Parce que même si je ne comprends pas exactement les mots que me dit la personne en bengali, je comprends qu’elle veut que je la prenne en photo. Donc il se passe quelque chose entre nous à ce moment là. Et c’est pour ça d’ailleurs que j’ai réalisé une photo de ma grand mère qui est une photo super importante pour moi parce que c’était super et très très émouvant de rencontrer ma grand mère à 24 ans. Au Bangladesh j’étais avec elle tous les jours. Et en même temps, on ne pouvait pas se parler seules, sans qu’il y ait mon père ou mon petit cousin pour traduire. Et du coup, ça crée pas le même échange. Et il y a un moment où on s’est retrouvées vraiment toutes les deux et c’était un moment de communication quand je l’ai prise en photo, vraiment, on ne parlait mais en fait, elle a tout de suite pris cette posture, elle s’est mise très droite, elle avait le soleil dans les yeux, mais elle avait les yeux grands ouverts. Donc cette photo, pour moi, elle est importante. Elle représente et cristallise un petit peu tout ça, ce truc de communication par l’image. Et pour répondre à ta question, toutes ces photos que j’ai fait là-bas en fait de toutes celles ci, pour l’instant, la seule que j’ai montré, c’est celle de ma grand-mère. Et je suis en train de réfléchir à une manière de pouvoir travailler ces images, mais de la manière la plus juste possible. Parce que malgré tout, moi, je suis née en France, j’ai grandi en France, j’ai un regard qui -que je le veuille ou non- est forcément occidental, notamment par rapport à la photographie. Et puis j’ai étudié l’art en France aussi. Donc malgré moi quand je prends ces photos au Bangladesh, même si c’est ma famille, je sais que j’ai malgré tout un rapport à l’image et à la photographie qui est occidental. Et ça, ça m’inquiète. Mais dans le bon sens du terme ! Ça me questionne. Voilà comment on utilise ces images, comment on les montre. D’autant que je vais d’abord les montrer en France. Donc voilà, tout ça, c’est des questions qui sont autour de moi depuis plusieurs mois déjà…

Camille Bardin : Moi, ce qui me touche aussi, c’est quand tu dis que tu as réussi à échanger avec ta grand-mère grâce à la photographie. J’ai l’impression que grâce à la photographie vous pouvez dire à l’autre ce qui est important pour vous.

Silina Syan : Oui, alors spécifiquement pour la photo de ma grand mère. C’est plutôt une mise en scène. En fait, on était sur le toit de la maison. Il y a beaucoup de toits comme ça. J’ai remarqué dans plein d’autres pays aussi, où il y a des vêtements qui sèchent et c’est souvent des endroits où l’on laisse ainsi les toits pour un éventuel étage futur. Et c’est le cas chez ma grand mère. Et il y avait tout le temps les tenues ou les couvertures en train de sécher. Et j’ai placé ma grand-mère devant une couverture que j’appellerais « couverture du bled » parce que je crois qu’on l’appelle tous comme ça. Ou peut-être, « la couverture à fleurs », je ne sais pas comment on peut l’appeler autrement. Et en fait, là-bas je dormais avec ma grand-mère et je dormais avec cette couverture là. Et en plus, c’est un objet qui pouvait me parler directement aussi parce que c’est un objet que je peux trouver en France qui s’achète très facilement. Là, aujourd’hui, on est à Pantin, à Quatre Chemins et il y a des magasins qui vendent cette couverture, juste à côté donc. Donc c’est un objet qui se trouve ailleurs et qui est présent dans plein d’autres cultures. J’ai plein d’autres amis qui ont d’autres origines et qui ont cette couverture chez eux. Donc j’ai vraiment choisi de mettre ma grand-mère devant cette couverture. Par contre ce que tu décris par rapport aux autres qui me montrent ce qui est important pour elleux. C’est vrai que ça s’est beaucoup passé, par exemple avec ma petite cousine Samia, qui avait huit ans. Elle va avoir dix ans aujourd’hui. Quand je prenais des photos, elle m’emmenait, elle me prenait par la main et elle me disait Tiens, prends ça, regarde ça. Et en fait, j’avais accès à son regard d’enfant comme ça. Mais en plus, il y a un truc aussi qui arrive souvent, c’est que quand je me mets à prendre des photos, que au Bangladesh ou à Paris au sein de la communauté. Les personnes concernées ne comprennent pas forcément pourquoi je fais ça. Et même si j’essaie d’expliquer pourquoi ça m’intéresse… Iels se demandent en quoi c’est intéressant ? Pourquoi ça t’intéresse ? Puis c’est quand même de l’ordre de l’intime aussi. Mais on me laisse… Enfin, je veux dire, à chaque fois que je demande, on me dit « Mais vas y, prend les photos, y’a pas de soucis. » Mais c’est vrai qu’il y a cette interrogation là qui revient. Et c’est pour ça que, par exemple, quand j’étais Bangladesh, des fois, j’allais prendre en photo un truc – ça pouvait être un bout de mur ou un ventilateur – et ma petite cousine Samia me demandait pourquoi. Elle forcément elle m’emmenait prendre en photo la vache dehors parce que…

Camille Bardin : C’est sûr que c’est plus rigolo de prendre une vache qu’un ventilateur en photo pour elle !

Silina Syan : Et aussi, on peut remarquer le fait qu’en France, il y a vraiment quasiment -si ce n’est pas du tout- de représentation de la communauté indienne, pakistanaise, bengali, sri lankaise, etc. Et du coup, forcément, ils n’ont pas l’habitude de se représenter ou d’être représentés, en tout cas dans le contexte français. Parce que je pense que tu vas en Angleterre, c’est OK. Et puis même en Inde, au Bangladesh et tout, il y a tous les films Bollywood, etc. La représentation existe, mais quand tu es en France, pas vraiment…

Camille Bardin : Il y a peut-être aussi une plus petite diaspora ?

Silina Syan : Oui, elle n’est pas énorme, mais en même temps…

Camille Bardin : J’ai l’impression que, ça fait aussi partie des communautés qui subissent un racisme qui choque moins… Comme les communautés asiatiques peuvent être victimes également de ce racisme là.

Silina Syan : Oui, effectivement, un racisme qui est relativement banalisé et je pense que, enfin j’espère que ça changera.

Camille Bardin : Et à nouveau ça passe aussi par la représentation. Donc le fait d’avoir ta photographie sur le parvis de La Villette c’est une petite fierté j’imagien quand même.

Silina Syan : Mais oui !

Camille Bardin : Cela s’est fait de manière complètement hasardeuse et sans que je le sache du tout mais en fait tu connais très bien les trois derniers artistes que j’ai reçu dans PRÉSENT.E : Théophylle Dcx, Valentin Noujaim et Rayane Mcirdi. Je trouve ça drôle parce que je trouve qu’il y a énormément de liens dans vos travaux respectifs. Je pense notamment au fait que tous les trois vous nous présentez vraiment une grande part de votre intimité, que ce soit Théophylle qui parle de sa sexualité et de sa séropositivité, Valentin qui montre des archives de son grand-père, Rayane qui filme ses amis, ses tantes, ses grands-parents… Tous les quatre vous vous risquez vraiment à prendre des remarques homophobes, sérophobes, racistes, classistes sur vos boulots mais aussi sur vos vies et sur vos proches. Je trouve ça vraiment très très impressionnant et je me demande comment toi tu gères ça parce que tous les quatre vous savez comment votre travail peut être perçu, commenté, récupéré, stigmatisé… Et pourtant vous y allez. Je me demande quelle force vous porte en fait ?

Silina Syan : Je crois que c’est des discussions qu’on a souvent entre nous en plus, et déjà on a une force qui est celle d’être ensemble et elle est vraiment importante. On est beaucoup à se poser ces questions. En ce moment en tout cas, et à échanger autour de ça régulièrement. Et donc c’est une grande force parce qu’on peut vraiment apporter des réponses, des regards, etc. Au delà de ça, je pense aussi qu’à un moment… Et on en avait parlé avec Rayane pendant une table ronde aux Laboratoires d’Aubervilliers… Où en fait, on se disait qu’il fallait aussi qu’on crée des récits qui nous ressemblent et qui parlent de nous, de nos histoires, de nos familles. Avec un point de vue situé. En tout cas, c’est une question que je me suis vite posée par rapport à la communauté bengalie notamment parce qu’il n’y avait aucun récit en français que je connaissais. En tout cas, s’il y en a, envoyez les moi s’il vous plaît ! Mais en France, en français, j’avais rien vu en termes de représentation… Du coup à un moment je me suis dit « mais je suis où moi ? » C’est une question toute bête et assez primaire. Mais en tout cas, j’ai ressenti une nécessité de raconter cette histoire à un moment. Et je pense qu’on partage un peu toustes cette envie là. Et je pense qu’on a la chance d’être à une époque où ces questions là, elles sont peut-être mieux accueillies ou en tout cas accueillies tout court. Moi, j’ai trouvé en tout cas des interlocuteurs et des interlocutrices pour parler de ces questions là dans mon travail. La preuve, on en parle aujourd’hui ! Donc c’est important je pense que ça continue d’exister parce qu’il y a des artistes avant nous qui l’ont fait aussi et qui l’ont très bien fait et qui m’ont beaucoup, beaucoup inspiré. Et on est juste en train de faire pareil, mais en 2022 et iels continuent aussi de le faire. Donc c’est super ! Et je pense notamment à Rayane qui a bossé avec Zineb Sedira, ça crée ce genre d’échanges.

Camille Bardin : Là, c’est vraiment une passation.

Silina Syan : C’est ça « à son tour ! » Exactement.

Camille Bardin : Je voulais maintenant qu’on parle d’une œuvre que je qualifierai d’un peu plus “personnelle” même si cela peut paraître étonnant parce qu’ici personne ne se confie… L’œuvre en question, c’est Pink Paradise. Et pour une fois c’est toi que tu filmes : face cam. Silencieusement tu mets un à un des dizaines de bijoux, tu te regardes doucement dans le retour caméra, puis tu retires tout. Pour moi dans cette œuvre tu t’armes, pour moi cette vidéo c’est vraiment une parade militaire…

Silina Syan : Je crois que j’avais même pas de retour caméra ! Hahahaha ! Mais oui, c’est une vidéo que j’ai faite quand j’étais encore à l’école, à la Villa Arson, et c’était un moment où je me posais toutes ces questions là dont on parle depuis tout à l’heure. Et puis… Je mets beaucoup de bijoux au quotidien et et je pense que dans beaucoup de cultures, le bijou a une symbolique assez forte. Par exemple, dans ma famille bengalie, toutes les femmes ont un piercing. Toutes. Et du coup, c’est quelque chose que j’ai fait très vite aussi. Et après par rapport à cette vidéo là, mais c’est vrai que c’était aussi une manière pour moi de faire un inventaire de tous les bijoux que j’aime, de tous les endroits d’où ils viennent, qu’ils soient en toc, ou en or.

Camille Bardin : Évidemment.

Silina Syan : Et du coup, ça se voit pas forcément dans la vidéo, mais moi je me posais des questions sur ces provenances là parce qu’il y avait beaucoup de bijoux que j’avais acheté dans les boutiques à Gare du Nord, les boutiques dans lesquelles je vais avec mon père depuis que je suis petite pour acheter justement ce genre de trucs, ou des connes de henna ou des trucs comme ça. Et donc ce sont des bijoux qui sont directement importés du Bangladesh et qui me permettent un lien avec cette culture au quotidien. On va dire à travers le port de ces bijoux là. Mais en même temps, il y avait aussi toute une réflexion autour du bijou comme objet de famille, parce que c’est aussi quelque chose qu’on se transmet. Et je pense que c’est commun à toutes les cultures. Je ne peux pas faire une généralité absolue. Mais, et il y a aussi la question du mariage en fait, au Bangladesh et encore une fois dans beaucoup d’autres cultures aussi une femme, quand elle se marie, on lui offre des bijoux et son mari va lui offrir beaucoup de bijoux. C’est souvent une grosse partie de la dot et c’est aussi un des cadeaux du reste de la famille. Et en fait, c’est un peu censé être sa sécurité.

Camille Bardin : Donc on est vraiment pas loin de la parade militaire !

Silina Syan : Mais complètement, complètement ! Parce que si jamais elle a un soucis quelconque, si son mari tombe malade, si son mari meurt, si ça se passe mal avec lui et qu’iels divorcent, etc. Au moins elle aura cet or pour survivre…

Camille Bardin : Oui, c’est une valeur sûre en fait !

Silina Syan : Et pour revenir plus précisément sur la question de la parade militaire, j’ai un bracelet par exemple que j’aime beaucoup et il me semble bien que je le mets dans cette vidéo. C’est un bracelet de la collection Versace pour H&M.

Camille Bardin : Oh ça date ça !

Silina Syan : Mais oui, ça date au moins de 2012. J’étais au lycée, j’étais abonnée au magazine Vogue parce que j’aimais beaucoup les photos de mode – ce qui est toujours le cas. Et j’avais joué un jeu concours pour gagner une entrée VIP à l’avant-première de la vente Versace X H&M dans la boutique du Boulevard Haussmann. Voilà, j’ai gagné le jeu concours !

Camille Bardin : Wow… Tellement de lycéennes ont du vouloir être à ta place je pense haha !

Silina Syan : Mais oui, en plus c’était un soir de semaine, on n’avait pas trop le droit de sortir à cet époque et j’y suis allée avec ma mère. Et je faisais du babysitting à l’époque et j’ai dépensé tout l’argent du babysitting dans des trucs que je n’ai pas forcément portés en plus. Mais en tout cas, ce bracelet là, je l’ai gardé parce que ce qu’il y a dessus c’est un bouclier. Et ça fait sens pour moi cette idée de parade militaire parce que quand je le mets, j’ai quand même un peu l’impression de m’armer. Ça fait partie de mon costume aussi, entre guillemets. Et en même temps, on pourrait avoir l’impression que c’est une sorte de bouton sur lequel tu peux appuyer pour aller dans un autre monde.

Camille Bardin : En mode Totally Spies…

Silina Syan : Oui ou Jumanji ! Tu vois un truc comme ça…

Camille Bardin : J’adore !! Tu es sur plein de projets différents en ce moment. Il y en a notamment un qu’on voulait aborder ici. C’est un projet qui se base sur des archives auxquelles tu as eu accès grâce à une association de regroupement et de recensement à Marseille. Est-ce que tu peux nous parler de cette association et de ce que tu as trouvé au sein de celle-ci ?

Silina Syan : Oui, ça marche ! C’est une association qui s’appelle ARAM, (Association pour la Recherche et l’Archivage de la Mémoire Arménienne) et qui se situe dans le 13e arrondissement de Marseille. J’ai eu la chance de travailler avec cet asso quand j’étais en résidence à Triangle-Astérides à Marseille et ça faisait vraiment partie de ma résidence puisque c’est dans le centre de recherche que j’ai passé tout mon temps, avec les personnes de cet asso… Qui est en fait, un local où ils regroupent énormément de documents, que ce soit des documents d’archives, des photocopies de lettres, etc. Il y a même une sonotèque où ils regroupent des musiques. Et moi, je me suis surtout focus sur les photos parce qu’ils ont une grosse base d’images. Et en fait, ça fonctionne pas mal sous forme de dons, même essentiellement sous forme de dons. Ce sont des personnes de la communauté arménienne qui connaissent le travail de ARAM, qui savent que leur but est de conserver les documents pour conserver la mémoire arménienne et donc certaines personnes se disent « moi, j’ai plein de photos de ma famille, je n’ai pas forcément d’enfants à qui les léguer donc je vous les donne. » Parfois ils ont même des enfants, mais ils veulent aussi les donner à ARAM pour que ce soit bien conservé, ou en tout cas que ce soit disponible pour la communauté. Et du coup, j’ai eu accès à énormément d’images et en plus j’avais le privilège d’avoir même parfois les récits qui accompagnent ces images… Il y avait des bénévoles de l’asso qui me disaient « regarde, là, c’était un dîner, organisé à tel moment. Et puis ce monsieur là, il était adjoint au maire et lui machin… » C’était hyper précieux. Et voilà, j’ai commencé une petite collection de photos de mariage… Parce que, comme on disait tout à l’heure, dans beaucoup de cultures tu vas chez le photographe au moment du mariage, tu te fais prendre en photo. Tu te fais tirer le portrait comme on dit, avec ta tenue de mariage, des fleurs, de la déco, etc. Il y a aussi toute une tradition autour des trompes l’oeil, etc. Et en fait, il y avait plusieurs cabinets de photographie à Marseille qui étaient tenus par des Arméniens. Donc forcément, la communauté arménienne allait chez eux se faire prendre en photo quand il y avait une naissance, un baptême ou un mariage.

Camille Bardin : Ce que je trouve très beau dans tout ça, c’est quand tu dis que certaines personnes qui ont des enfants, envoient quand même à l’association leurs archives personnelles. C’est vraiment pour participer à la construction d’une mémoire collective. C’est ça que je trouve fou aussi dans cet espace là, c’est la volonté de prendre soin de cette mémoire qui s’étiole. Et qui est en danger aussi j’imagine…

Silina Syan : C’est ça… C’est mon interprétation, mais je pense que les bénévoles ne me contrediront pas : il y a vraiment ce rapport au génocide aussi. À un moment de l’histoire, l’identité arménienne a été écrasée, il y a eu une vraie volonté d’éradiquer ce peuple et son histoire. Donc évidemment, en réponse à ça, il paraît logique que ce genre d’initiatives voit le jour. C’est aussi un prétexte pour les bénévoles, pour se retrouver, pour vivre, pour être ensemble, pour passer du temps ensemble. Et en même temps, ça a une vraie utilité. Je sais qu’ils sont en train de préparer une exposition à propos du Camp Oddo qui était, le premier ou peut-être le plus grand camp de réfugiés arméniens à Marseille qui était vers l’actuelle station de métro Bougainville. Il y avait énormément de gens qui vivaient là. C’était un camp de réfugiés, dont j’ai pu consulter le registre. Les noms de toutes les personnes qui y sont arrivées, à quelle date, d’où est-ce qu’iels venaient, quand est-ce qu’elles en sont parties. On a aussi une ligne consacrée à ce qu’elles y faisaient, ce qu’était leur métier, etc. Donc il y a un vrai recensement, comme tu le disais tout à l’heure. Et en ce moment, l’association ARAM prépare une exposition qui va retracer cette histoire avec des images, avec les documents qu’elles ont pu mettre en lien. C’est assez dingue le travail que les bénévoles font.

Camille Bardin : Et dans toutes ces recherches, est-ce que tu as quelques pistes de travail en tête ? J’imagine que tu te poses énormément de questions !

Silina Syan : Oui, toujours…

Camille Bardin : Est-ce que tu peux nous dire brièvement ce qui te traverse l’esprit ?

Silina Syan : Je suis encore en train de réfléchir à comment utiliser toutes ces recherches. Parce que forcément je me pose encore une fois beaucoup de questions vis à vis des personnes qui sont sur ces photographies, que je ne connais pas et donc je ne connais pas non plus la famille. Aussi, ce sont de vieilles photographies donc beaucoup des personnes qui sont dessus sont décédées. Et du coup, je me pose forcément beaucoup de questions. En même temps, je sais que si ces photos ont été données à l’association, c’est qu’il y a une confiance et je sais aussi que si l’association me permet de les utiliser, c’est qu’eux-même me font confiance. Du coup, j’ai vraiment envie de prendre soin de cette confiance, c’est si important. Je réfléchis donc encore à des manières d’aboutir ces recherches sous forme plastique, c’est des questions qui sont en cours.

Camille Bardin : Oui… J’imagine que tu dois bien te prendre la tête. C’est un trésor, il ne faut donc pas abimer…

Silina Syan : Ben justement, j’en parle pas mal avec Valentin par rapport aux images d’archives de son grand père, on se demande comment on utilise les archives, comment on les réactive… C’est la grande question. Et il y a plein de réponses possibles, je pense.

Camille Bardin : Et surtout quand il y a des enjeux politiques aussi importants liés à la mémoire arménienne, à tout ce que sa population a vécu… C’est sûr que tu ne peux pas faire n’importe quoi. Oui, tu as une grosse responsabilité, mais du coup, j’ai hâte de voir ce vers quoi cela va te mener.

Silina Syan : Moi aussi ! Hahaha !

Camille Bardin : Avant dernière question avant de parler d’argent, je voulais qu’on parle d’autre chose. Rien à voir, mais alors rien à voir ! Je voulais qu’on parle d’un motif qui revient inlassablement dans ton travail. Du coup, je voulais te poser tout simplement, bêtement la question de pourquoi… Ce motif ce sont les griffes manucurées !

Silina Syan : Oui. C’est vrai que c’est beaucoup revenu. Quand j’étais à la Villa Arson. Un jour, j’ai commencé à me faire des faux ongles. On allait souvent à Marseille pour des séminaires ou des workshop avec l’école. Et j’avais un ami d’origine marseillaise qui m’avait emmenée faire les ongles à Noailles. Tout ça a commencé un peu comme ça et en fait, si c’est beaucoup plus courant, que beaucoup, beaucoup, beaucoup de monde se font faire les ongles en France. À cette époque là, c’était plutôt considéré comme appartenent à une certaine tranche de la population. Et moi, j’avais une prothésiste ongulaire.

Camille Bardin : J’adore ce mot haha !

Silina Syan : J’avais une prothésiste ongulaire qui me recevait chez elle, à Stains, dans le 93, et qui me faisait des longues griffes à paillettes. C’est elle qui designait mes ongles parce qu’elle me disait « Je n’en peux plus de faire des ongles nudes ou rouges, etc. J’ai envie d’un truc qui pète. » Et elle même se faisait des ongles fluo, etc.. Et du coup, elle me faisait à chaque fois des choses avec des paillettes et tout.

Camille Bardin : Elle se vengeait sur tes ongles haha !

Silina Syan : Mais j’adorerai ça haha ! Et du coup, petit à petit j’ai commencé à prendre en photo des objets qui étaient dans mes mains parce que j’y voyais quelque chose d’esthétique. Je le mettais dans ma story Instagram. Puis, en fait, j’ai vu que ça devenait quelque chose de récurrent. Puis les gens on commencé à m’envoyer leurs photos avec leurs propres ongles. Il y avait un véritable échange. Et j’ai commencé à collecter les réactions des gens, que je regroupais dans une note de mon téléphone. On me faisait beaucoup de remarques, je me rendais compte que c’était vraiment un sujet de discussion. Ça l’est plus maintenant parce que, comme je l’ai dit, beaucoup de gens font ça aujourd’hui. C’est beaucoup plus courant. Mais à ce moment là, que ce soit à Nice ou à Paris -puisque j’habitais entre les deux- j’avais toujours des remarques. Par exemple, je me rappelle très bien d’une caissière au Franprix de Belleville qui m’avait dit qu’elle trouvait ça fascinant, qu’elle trouvait ça incroyable. Mais de l’autre côté, beaucoup de gens qui me disait aussi « Ah, mais ça fait sorcière » mais de manière péjoratif évidemment. Je ne voyais pas trop où était le problème avec ça, parce que moi je n’entends pas le terme sorcière de manière péjorative, évidemment. Du coup, j’ai fini par être obligée de réfléchir dessus puisque tous les jours on me questionnait à ce propos. J’ai finalement appelé cette série de photos « J’aurais pas osé » parce qu’on me disait souvent « je n’aurais pas osé » mais en fait, je ne savais pas trop ce que cette phrase signifiait vraiment. Si c’était de l’envie ou une sorte de dégout.

Camille Bardin : Oui, faut avoir le courage de porter ces putains d’ongles haha !

Silina Syan : Exactement ! C’est un peu en réponse à ça que j’ai finalement décidé d’être très fière de ces ongles et de ces photos. Et puis, en fait, ça se reliait aussi à ce dont on parlait tout à l’heure par rapport aux bijoux. Pour moi, c’était mon énième bijou. C’était le truc qui brille au bout de mes ongles et qui effectivement, peut prendre des airs de griffures ou d’armure. J’arrivais à le mettre en lien avec mon travail puisque mon travail parle de moi, et inversement.

Camille Bardin : On arrive à la fameuse dernière question de PRÉSENT.E Silina… Encore une fois, cette question est surtout un prétexte pour parler du statut d’artiste… Silina, est-ce que tu réussis à vivre de ton travail d’artiste ?

Silina Syan : Je dirais que oui ! J’ai conscience de la chance que c’est. Mais je pense que c’est aussi grâce au fait que je fais de la photo. Du coup, ça me permet d’avoir plusieurs casquettes et donc parfois de prendre des photos pour des trucs qui ne sont pas forcément liés directement à l’art ou à ma pratique artistique. Parce que je ne pourrais pas dire non plus que je vis uniquement de ma pratique artistique mais plus largement de mon travail ou de mes connaissances liées à l’art. Du coup, je suis ravie. Aussi parce que ça me permet de naviguer dans un espace qui est tout le temps lié à l’art. Et puis il faut dire que j’ai aussi eu la chance de faire beaucoup de résidences depuis que je suis sortie de l’école ! Ça sécurise vachement.

Camille Bardin : Ben trop bien ! J’aime bien quand on finit comme ça. Je te remercie, Silina d’avoir accepté l’invitation, merci d’avoir pris le temps de répondre à toutes mes questions. Merci à vous cher·es lecteurices d’avoir lu cet entretien. Et enfin merci à David Walters d’accepter que j’utilise sa musique pour le générique ! Je vous dis à dans deux semaines, mais d’ici là, prenez soin de vous et je vous embrasse !

Publié par Camille Bardin

Critique d'art indépendante, membre de Jeunes Critiques d'Art.

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