[00:00:00.570] – Camille Bardin
Bonjour à toutes et à tous, j’espère que vous allez bien ! Je suis ravie de vous retrouver pour ce nouvel épisode de PRÉSENT.E qui est, cette fois encore, enregistré à Marseille. Aujourd’hui, je reçois le réalisateur Valentin Noujaïm pour parler d’utopie et de révolution.
[00:00:17.990] – Camille Bardin
PRÉSENT.E est un podcast dans lequel je souhaite mettre au jour ce qui vient en amont puis en aval de l’art contemporain. Mes questions portent donc rarement sur les œuvres en elles mêmes, mais davantage sur toutes les réflexions et les doutes qui gravitent autour de celles-ci. Car ici, je m’intéresse d’abord à la manière dont la vie de mon invité·e impacte son travail, puis, à l’inverse, à la façon dont son travail vient impacter sa vie. Dans PRÉSENT.E, j’essaye de mener les conversations comme j’ai l’habitude de le faire, en tant que critique d’art, dans les ateliers d’artistes ou à la terrasse des cafés. Sauf qu’ici, nous sommes enregistré·es et vous avez la possibilité de vous écouter.
[00:00:59.760] – Camille Bardin
Le travail de Valentin Noujaïm s’articule autour de trois axes les luttes antiracistes, l’utopie spatiale et les corps traumatisés. J’ai découvert son travail grâce à la critique d’art et curatrice Flora Fettah, lors de visites d’ateliers à Artagon Marseille, un lieu dédié aux jeunes professionnel·les de l’art qui se trouve dans l’ancienne usine Ricard de Sainte-Marthe où Valentin travaille et où nous nous trouvons actuellement. Aujourd’hui, je vous propose de parler d’amour révolutionnaire et de l’amour de la révolution au travers du parcours et des films de Valentin.

[00:01:33.200] – Camille Bardin
Valentin Bonjour ! Ça va toi ? Tu as passé de bonnes vacances ?
[00:01:37.410] – Valentin Noujaïm Ça va un peu trop court, mais ça va.
[00:01:38.970] – Camille Bardin
Oui, hahaha ! C’est toujours trop court ! Alors Valentin, ton parcours, il n’est pas linéaire. Alors que tu étudiais les sciences politiques à l’IEP de Lille, tu as effectué un stage dans un cinéma d’art et d’essai de Los Angeles, stage qui t’a poussé à t’intéresser au cinéma – ou peut-être était-ce déjà une passion ? Tu nous le diras ! En tout cas, cela t’a conduit d’abord à écrire un mémoire de recherche sur la représentation des femmes dans le cinéma italien de 1944 à 1961, puis à intégrer la FEMIS. Quelles rencontres as-tu faites là-bas pour être ainsi mené à prendre un tel virage ?
[00:02:18.900] – Valentin Noujaïm
En fait, à Los Angeles, je travaillais au Théâtre français de Los Angeles et ça me plaisait pas du tout comme stage. Du coup, le soir, j’ai commencé à travailler dans un petit cinéma d’art et d’essai qui s’appelait Le Visiteur. Et dans ce cinéma, je vendais des popcorn et les tickets. Je ne pense pas que j’étais très attiré par l’art et par le cinéma avant, parce qu’en fait, pour moi, c’était toujours très éloigné de moi. J’avais l’impression que ce n’était pas pour moi, ça me parlait pas trop les films depuis j’étais ado. J’ai grandi à Angers… Il y a un cinéma d’art et essai qui est super à Angers, mais j’allais surtout au multiplexe et je voyais des gros blockbuster. J’aimais beaucoup les films d’horreur – j’aime toujours d’ailleurs – et je ne me reconnaissais pas trop dans le cinéma français et européen, donc je n’y pensais pas vraiment. En fait, ça ne m’a jamais traversé l’esprit. Personne ne m’a jamais dit : « Tu peux faire ça aussi ! » En fait, c’était pas quelque chose j’envisageais. Là bas, dans ce cinéma, il y avait des cycles de cinéma incroyables. Notamment. Il y avait un cycle qui m’avait vachement marqué, qui s’appelait House of Psychotiques, Women and Men. Et c’était vraiment sur tous les films qui traitaient de troubles psychiatriques. Donc beaucoup de films d’horreur aussi…
[00:03:27.390] – Camille Bardin
Un peu le lien parfait avec ce que tu aimais donc…
[00:03:28.350] – Valentin Noujaïm
Voilà exactement ! Et en même temps, c’était un cinéma qui proposait un espace critique aussi. Notamment sur ce qu’est la représentation. Qu’est ce que c’est que de montrer des femmes
« hystériques » au cinéma ? Et donc ça m’a vachement ouvert plein à choses. J’adorais ça. Et puis ça m’a permis d’être loin de chez moi, loin de la France. Ça m’a permis de m’ouvrir
[00:03:50.370] – Camille Bardin et de t’autoriser aussi !
[00:03:51.180] – Valentin Noujaïm
Et de m’autoriser, exactement ! Parce qu’en fait, avant, je ne l’avais jamais formulé. Et quand je suis revenu a l’IEP de Lille, je me suis dit que j’allais plutôt faire de la recherche et ça m’a pris du temps avant de me dire moi aussi je peux pratiquer, moi aussi je peux raconter des histoires et je peux faire des films…
[00:04:06.000] – Camille Bardin
Dans ton travail, il est beaucoup question d’espaces. C’est notamment le cas dans ton film l’Étoile bleue. Dans celui-ci, Ce n’est pas uniquement toi qui tient la caméra puisqu’il s’agit en fait d’un collage que tu as réalisé à partir d’archives de ta famille. En fait, tu as retrouvé des vidéos et des photos que ton grand père avaient prises dans les années 1960 au Liban. Tu m’arrête si je dis des bêtises…
[00:04:27.660] – Valentin Noujaïm C’est ça !
[00:04:28.650] – Camille Bardin
Ce film est un conte politique, j’ai envie de dire. Il raconte l’histoire d’un couple mixte, celui formé par tes grands parents, donc un homme libanais et une femme française. Mais ces deux personnes ne sont pas les seules protagonistes du film puisqu’une troisième figure se dessine. Il s’agit en fait de cette fameuse étoile bleue. Est ce que cette troisième entité est la métaphore d’un ailleurs où pourrait advenir l’utopie ?
[00:04:54.600] – Valentin Noujaïm
En fait, mon grand père était ingénieur au Liban et il y construisait un radar. Quand je suis tombée sur ces images, je les ai trouvées complètement dingues. Il y avait plusieurs hommes bruns, en train de construire un radar. Il y avait quelque chose de déjà très utopique. C’est un radar qui a été très vite détruit, il n’y en a aucune trace aujourd’hui, l’armée israélienne l’a bombardé. Mais toutes ces images, montraient des hommes qui regardaient vers le ciel et sachant ce qui s’est passé, 25 ans après, à savoir la guerre civile au Liban. Il y avait quelque chose qui m’a vachement marquée dans ces images là : ces hommes qui regardaient vers le ciel, ne sachant pas ce qui allait se passer bientôt pour eux. Et j’avais très envie de parler d’ailleurs, de voyages, mais aussi de chercher un ailleurs en fait. C’est ça aussi l’idée. On pense toujours l’utopie comme un espace à construire ici. Mais on peut aussi penser l’utopie comme un espace à construire ailleurs. Tout comme cela peut aussi être un leurre. Enfin, c’est ça aussi que le film raconte, c’est que parfois, plutôt que de chercher à construire ailleurs, mieux vaut construire ici et se battre pour ce qu’on a. C’est aussi la question que le film pose.
[00:05:56.760] – Camille Bardin
Mais du coup, la question que je me pose, c’est : quand tu as découvert ces archives là, qu’est ce qui s’est passé dans ta tête ? Parce que ça doit être un truc de fou ne serait-ce que de découvrir des archives de sa famille… Je ne sais pas si t’avais connu son grand père ou pas…
[00:06:10.470] – Valentin Noujaïm Nan !
[00:06:10.470] – Camille Bardin
Donc d’autant plus ! Comment ça s’est passé ?
[00:06:13.110] – Valentin Noujaïm
C’est marrant parce que je fais une thérapie depuis deux ans et ma psy raconte cette histoire et je la trouve vraiment bien.
[00:06:21.300] – Camille Bardin J’adore les histoires de psy !
[00:06:21.510] – Valentin Noujaïm
Oui moi aussi, haha ! Ma psy m’a dit qu’on était tous des pièces dans une maison dans une famille. Et que moi, ma pièce était le grenier parce que j’étais obsédé par l’idée de vérité, par l’idée de comprendre les choses qui avaient disparu et que j’acceptais pas qu’on laisse des choses de côté. Et je pense que c’est vrai. Je suis obsédé par la disparition. Ça, c’est clairement un sujet de tous mes films et je refuse la disparition. Je trouve que la disparition, c’est un acte politique et violent, surtout en France, dans un État qui a une histoire officielle, qui a une langue officielle, qui a un récit officiel. Il n’y a pas d’histoire des Frances alors que ça devrait être au pluriel. Et en je pense que je fais des films pour ça. Et quand j’ai vu ces archives de mon grand père, ben… En fait, des deux côtés de ma famille, c’est des histoires d’immigrations assez banales. Typiques, je pense, pour beaucoup de familles d’immigrés ou en fait plein de choses ont été mis de côté, oubliées. Et d’ailleurs je pense que c’est pour ça qu’il y a beaucoup d’artistes qui le refont après. Mais c’est vrai que ma première lutte contre la disparition, ça a été la disparition de ma famille. Ensuite, maintenant, je me suis éloigné de ça. Mais les premiers films que j’ai fait, c’était vraiment ma grand mère qui avait Alzheimer, qui vit donc une disparition de sa mémoire. Et puis ensuite du côté de mon père, ce grand père dont on parle jamais et qui avait filmé ces archives hyper étranges… Et voilà, je me suis dit pourquoi ? Pourquoi ces hommes ne pourraient-ils pas disparaître ailleurs aussi ? Aller chercher un ailleurs… Voilà.
[00:07:59.910] – Camille Bardin
Et c’est bien que tu commences à parler de langue et de cette langue française, parce que dans le film, tu parle d’espace mais aussi de langue donc. D’ailleurs dans ton film coexistent le français et l’arabe. À un moment, le narrateur dit du français qu’il s’agit d’une rose pleine d’épines, puisque c’est une langue à la fois belle et violente qui motive aussi bien la poésie et les coups. C’est une langue qui a rendu presque aphones celleux qui ne la parlent pas. Néanmoins, l’utopie finit par advenir. Et pour cela, il a fallu fendre le silence d’un cri qui s’est transformé en vague. La métaphore est vraiment belle… L’Étoile bleue, c’est donc aussi une histoire de prise de parole et, in fine, de révolution par les mots, en quelque sorte.
[00:08:46.260] – Valentin Noujaïm
Oui… L’idée de hurlement et de cri aussi, c’est très important dans ce que je fais. Je crois que le cri est un son que j’aime. Je parle très très mal arabe parce que mes parents ne me l’ont pas appris. Pourtant mes deux parents parlent arabe très bien. Au début, j’étais un peu frustré et énervé contre mes parents de ne pas me l’avoir enseigné, puis maintenant je crois que j’accepte. J’ai compris qu’ils avaient d’autres luttes dans leur vie, qu’ils avaient dû faire d’autres compromis. Moi, j’ai le privilège de me questionner. Eux, ils ne l’ont pas forcément eu. Et du coup, je me suis vachement apaisé par rapport à ça. Mais c’est vrai que vu que l’arabe est une langue compliquée, parfois j’ai envie de la crier. Et le français aussi, en fait, au final, parce que c’est ma langue maternelle, le français. Et je trouve que c’est une langue fascinante à plein niveaux. Et en même temps, c’est une langue qui a été ultraviolente. Aussi pour ma famille : mes grands parents trouvent, par exemple, que l’arabe c’est sale et que le français, c’est bien ; que contrairement à l’arabe ce serait une vraie langue. Je trouve ces mots hyper traumatisants, et ce sont des choses qui existent encore aujourd’hui. Dans le film il y avait donc l’idée de montrer cette langue française comme une rose. Une rose qui blesse et qui continue à blesser et à détruire plein d’autres langues, qui a pris la place de plein de choses. J’avais envie de parler de la langue parce que je crois que cette question est très importante pour moi. Qui parle comment ? Quels registres de langue ? Comment cette langue française est parlée aussi ? Parce que c’est une langue qui évolue énormément mais qui n’est pas acceptée dans son évolution. Dans mes films de fiction aussi je compte sur des gens qui ne parlent pas un français forcément correct tel que l’entend l’Académie française… Encore une fois, il n’existe pas de langue nationale. Non, il n’y en a pas. La France parle pas une langue, elle parle des langues et elle parle plusieurs formes de français. Et ça, c’est quelque chose qui est très peu accepté.
[00:11:00.160] – Camille Bardin
Effectivement, il y a une hiérarchisation dans la langue qui est hyper violente. Donc oui, vive la révolution par les mots !
[00:11:10.960] – Valentin Noujaïm Graves, par les mots et par les cris.
[00:11:14.350] – Camille Bardin
Et j’aimerais qu’on continue à parler de révolution en discutant maintenant de ton film Vénus Rétrograde. Déjà le titre est magnifique, comme d’habitude d’ailleurs… Tes titres sont très beaux ! Est- ce que tu peux commencer par m’expliquer simplement le synopsis de ce film que tu as réalisé du coup avec Nicolas Medy ?
[00:11:31.990] – Valentin Noujaïm
En fait, ce film était une commande du Festival du Film de Fesses à Paris.
[00:11:35.740] – Camille Bardin Ah ok !
[00:11:36.440] – Valentin Noujaïm
Ouais, en fait, iels nous avaient demandé de réaliser la bande annonce avec Nicolas et en fait on s’est dit : « Autant faire un mini film de cinq minutes. » Surtout qu’on avait envie de le tourner en pellicule, alors on s’est dit que ce serait trop dommage de fournir autant d’efforts pour ne proposer qu’une seule minute. Et du coup, j’ai été très influencé par un film que j’adore, qui s’appelle Born in Flames de Lizzie Borden (1983).
[00:12:01.240] – Camille Bardin Je suis nulle en cinéma…
[00:12:03.790] – Valentin Noujaïm
OK ! Ben Lizzie Borden, c’est une réalisatrice américaine vraiment très intéressante, qui dans les années 1980 a fait un film qui s’appelle Born in Flames. Et c’est un film dans lequel des féministes prennent en otage une tour radio aux États-Unis et font aussi des actes terroristes dans la ville… C’est vraiment génial.
[00:12:22.060] – Camille Bardin
C’est vrai que c’est très excitant haha !
[00:12:26.500] – Valentin Noujaïm
Il est vraiment incroyable ce film… Il est vraiment incroyable ! Et il y a une scène où elles montent dans la tour et tous les vieux journalistes américains sont choqués de voir toutes ces femmes, d’autant que ce sont surtout des femmes racisées. C’est vraiment un super film et du coup, j’avais envie de reproduire cette prise d’otage parce que Le Festival de Films de Fesses, c’est un festival de films qui est très expérimental, qui a du mal à se faire financer. Parce qu’une fois de plus, en France comme on considère qu’on est un pays unique, on imagine aussi qu’il n’y a qu’un seul cinéma. Donc tout ce qui est « cinéma B », comme on dit, n’est pas accepté.
[00:12:57.670] – Camille Bardin On dit vraiment cinéma B ?!
[00:12:59.150] – Camille Bardin
Oui, cinéma B. C’est tout ce qui est genre. C’est pas le vrai cinéma quoi… C’est « B movie » en anglais. Mais je ne sais pas d’où ça vient. Je ne sais pas pourquoi « B ». Peut-être que c’est après « A »… Je ne sais pas ! Mais j’imagine que c’est ça… Mais du coup j’avais envie de raconter cette prise d’otage d’une émission culturelle française très chiante par ces personnes qui arrivent et qui disent « Non, il y aura autre chose en fait ». C’est ce qu’on avait envie de raconter avec Nicolas. C’est presque une parodie, il y a quelque chose d’assez efficace en cinq minutes.
[00:13:35.470] – Camille Bardin
Mais complètement ! C’est le truc qui te motive ! Et là encore, il est aussi question de prises de parole,
donc. Mais aussi, et comme dans L’Étoile bleue, d’amour. En introduction, j’ai dit que dans ton travail, un idéal persistait, celui des amours révolutionnaires et de l’amour de la révolution. Qu’est-ce que ça signifie exactement pour toi ?
[00:13:57.520] – Valentin Noujaïm
C’est un mot que j’utilise depuis assez longtemps dans ma pratique. Et en fait, ça a vachement évolué depuis et je trouve ça trop cool… Au tout début, quand je l’ai utilisé, je parlais vraiment de queer parce que c’était ça que je traversais. Et en fait, maintenant, je m’en suis vachement détaché. Ce que j’aime dans la révolution, c’est que c’est une forme d’amour. C’est à dire que de se révolter, c’est de s’aimer aussi soi-même et d’aimer les autres. La révolution c’est aussi se dire : « on mérite mieux. » Il n’y a pas qu’un Je dans la révolution.
[00:14:27.340] – Camille Bardin
Oui, il y a aussi quelque chose qui est de l’ordre de l’estime de soi et de sa communauté.
[00:14:32.040] – Valentin Noujaïm
Oui, faire la révolution c’est estimer qu’on mérite mieux. Il y a un « nous » derrière la révolution. Donc il y a une forme d’amour et ça, j’aime trop et c’est plus vers cela que je vais aujourd’hui. Ce n’est pas forcément lié à la sexualité – même s’il est encore toujours un peu question de ça dans certains de mes films. Mais aujourd’hui c’est surtout et avant tout un désir de dire « non », ensemble. J’y vois une forme d’amour incroyable. Et aussi, d’une manière plus romantique, je pense que les histoires d’amour qui sont révolutionnaires, sont les plus fortes et les plus dangereuses aussi. Mais ça m’intéresse aussi dans dans mes fictions de parler d’amour, mais pas seulement de parler de couple, ou d’amour charnel. Je crois aussi beaucoup en l’amitié par exemple…
[00:15:34.960] – Camille Bardin
On a parlé d’espace, de langue et de révolution. Du coup, je me demandais si finalement, ce glissement que tu as effectué des sciences sociales vers le cinéma, ce ne serait pas parce que la fiction, c’est finalement un territoire utopique, capable de faire advenir des imaginaires nouveaux et donc finalement de mettre en route nos révolutions, bien plus que ce que la politique nous propose aujourd’hui.
[00:15:59.770] – Valentin Noujaïm
En fait, oui et non. Je crois énormément en la fiction, je crois qu’elle a un pouvoir incroyable. Dans le sens où je pense qu’on en a terriblement besoin, c’est incroyable de pouvoir voir se déployer la vie sur un écran, de l’enfance jusqu’à la vieillesse et la mort. La fiction est un outil dont tout le monde a besoin. On a besoin de se projeter, on a besoin de se raconter des histoires. On a besoin aussi de réenchanter le monde. Et c’est vrai que la révolution part de là. On a besoin d’être frustré·es, d’être réenchanté·es et de réimaginer le monde pour se révolter. Mais c’est là que je suis paradoxale, c’est que je crois aussi au pouvoir. Je ne pense pas que l’artiste est un soldat révolutionnaire. Je pense que c’est quelqu’un qui se saisit de mouvements, mais que ce n’est pas celui qui crée les mouvements. Je pense que c’est très prétentieux de penser que l’art se saisit de la révolution. Non, on la comprend, on la voit, on l’observe, mais on ne la crée pas. La vraie révolution se passe dans la rue, pas avec des films et des tableaux. Je pense pas que l’art puisse un jour inspirer la révolution à ce point là.
[00:17:12.580] – Camille Bardin
Oui, l’art, ce n’est pas l’allumette, mais c’est ce qui peut pousser à l’allumer.
[00:17:20.020] – Valentin Noujaïm
Je pense que l’art qui observe la révolution, la rend belle et magnifiée. Mais les artistes sont juste des témoins, pas des acteurices. Je pense que c’est ça être artiste, c’est être témoin d’un mouvement et d’essayer de le comprendre. Mais de là à croire qu’on créé des mouvements révolutionnaires… Non, je ne crois pas. Mais c’est là où je peux être un peu pessimiste.
[00:17:41.950] – Camille Bardin
Non, mais ça va, tes films sont suffisamment lumineux pour nous rassurer sur ton optimisme haha ! En ce moment, tu travailles sur plusieurs projets… Il y a notamment un de tes projets dont nous
avions beaucoup parlé quand nous étions venues te voir avec Flora Fettah et Horya Makhlouf. Il s’agit d’un documentaire sur un personnage historique très peu connu malgré – ou peut être à cause – de sa personnalité hors du commun. Ce personnage, c’est Héliogabale, un empereur romain du IIIe siècle après Jésus-Christ, qui est le seul empereur romain originaire de Syrie. Est-ce que tu peux nous présenter un peu cet homme, nous dire pourquoi tu a décidé de travailler autour de cette figure ? Moi, au début, quand on m’a dit que tu bossais sur un empereur romain, du troisième siècle, j’étais pas forcément convaincue et en fait c’est une histoire super excitante !
[00:18:42.010] – Valentin Noujaïm
Hahah ! En fait, j’ai découvert ce personnage par un livre d’Antonin Artaud qui s’appelle Héliogabale, ou L’anarchiste couronné. Ce livre est un essai complètement taré dans lequel il raconte la vie rêvée de cet homme qui n’était qu’un adolescent quand il est devenu empereur parce qu’il n’avait que 14 ans. Héliogabale est né en Syrie, il vient d’une famille qui a des origines assyriennes. À l’époque, la Syrie est très mystique, elle n’est pas encore chrétienne ni musulmane. C’est une Syrie qui croît en une pierre de météorite. Parce qu’il y a eu une pluie de météorites en Syrie, on ne sait pas exactement quand, et c’est devenu une sorte de Dieu.
[00:19:40.840] – Camille Bardin
Tu m’étonnes, tu vois ça tomber du ciel…
[00:19:41.860] – Valentin Noujaïm
Complètement, j’imagine. Et les princesses et les princes syrien·nes qui habitaient tous à Émèse – qui est la ville d’Homs aujourd’hui – avaient toustes des pierres de météorite. C’était presque un symbole royal. Et Héliogabale avait une très grande pierre avec qui il parlait toutes les nuits. Il disait qu’il entendait une voix s’échapper de cette pierre. Et donc Héliogabale est né dans cette famille qui n’était composée que de femmes. Il y a quelque chose de très shakespearien dans cette histoire. Sa grand mère, s’est battue pour qu’il devienne empereur, avec une idée de revanche sociale. Elle a réussi à le faire empereur en assassinant plein de personnes. Au moment où il est devenu empereur, il avait treize ans. Le temps qu’il arrive à Rome, il en avait quatorze. Il a régné pendant un an et demi seulement et il a complètement vrillé, il a pété un câble. Artaud et d’autres comme le premier anarchiste de l’histoire. Mais on a très peu de traces de Héliogabale car il a été volontairement effacé de l’histoire parce qu’en arrivant au pouvoir, il a déclaré l’anarchie, il a tué tous les sénateurs, il a dit que le pouvoir ne servait à rien, que s’il était l’état, il fallait qu’il se prostitue. Alors apparemment, il ouvrait son palais tous les soirs et se prostituait avec plein d’hommes. Tout cela ce sont des termes trop contemporain pour les utiliser à son propos, mais on pourrait dire que c’était quelqu’un d’anarchiste même dans son corps et dans son genre. Il ne se considérait ni homme, ni femme, ni un, ni plusieurs. Il s’est marié avec sept personnes en même temps, des hommes et des femmes. Il a beaucoup choqué les Romains à cette époque là et il a décidé de tout brûler. Il voulait financer des sortes de maisons pour la jeunesse, il a dissout l’Armée parce qu’il disait que ça ne servait à rien et il s’est fait assassiner au bout de très peu de temps, en à peine un an. On dirait presque que c’est un personnage de Jean Genet, il est complètement dingue. Et puis, quand il est mort, il y a eu ce qu’on appelle une damnatio memoriae. Donc là encore, c’est une histoire de disparition. On a supprimé les statues, on a tout supprimé de lui. Il ne reste qu’un buste de lui à Rome et un autre à Copenhague… Mais sinon les seules traces qu’on a de lui proviennent d’écrits d’historiens romains qui datent de deux siècles plus tard. Ils le décrivent comme un monstre, ils disent que c’est un cannibale, qu’il mangeait des enfants, que c’était un malade mental. C’est vraiment violent. Cassius Dio, un historien romain, le décrit comme un psychopathe. Alors, certes Heliogabale est une forme de violence, mais plein d’autres personnes aussi.
[00:22:11.460] – Camille Bardin Et puis quelle époque aussi !
[00:22:13.710] – Valentin Noujaïm
Exactement ! Mais en tout cas, voilà ce qui m’intéresse dans cette histoire… C’est pour ça que j’ai du mal à présenter ce film comme un documentaire parce que je me demande comment parler de quelqu’un dont il reste très peu de traces. C’est vraiment très très minime ce qu’il reste de lui. Ce qui m’intéresse, moi, c’est le feu dans l’histoire d’Héliogabale, c’est cette violence et cette hargne en lui. Et
du coup, aujourd’hui, je travaille sur une vidéo qui va être assez courte je pense, une quinzaine de minutes. Qui va vraiment parler de cette histoire, mais aussi d’anarchie et de révolution et de ce désir, ou de ce besoin, de tout brûler. On devrait peut-être tout brûler comme Héliogabale… Et puis je trouve cela dingue de prendre le pouvoir pour le détruire, ça c’est quelque chose que je trouve unique.
[00:22:56.010] – Camille Bardin Oui, c’est complètement fou.
[00:22:58.810] – Valentin Noujaïm
On lui offre un cadeau incroyable et il le brûle. Et ça, c’est quand même complètement inspirant…
[00:23:09.090] – Camille Bardin
C’est un personnage complètement irréaliste. Si je regardais un film sur un personnage comme ça, sans connaitre Héliogabale je n’y croirais pas tant cette histoire est folle.
[00:23:21.870] – Valentin Noujaïm
Artaud Il y a une phrase que j’aime trop dans ce livre, il dit que la vie d’Héliogabale est trop folle pour qu’on puisse la croire. Donc, en fait, il faut mieux la rêver et l’imaginer que d’essayer de chercher la vérité. Et puis, la vérité dans l’histoire, je pense que c’est un peu fasciste.
[00:23:37.170] – Camille Bardin
Oui. Et puis on parle encore d’objectivité donc autant le voir comme une figure…
[00:23:41.940] – Valentin Noujaïm
Comme un symbole en fait ! C’est un symbole Héliogabale. Et je pense qu’aujourd’hui il est hyper intéressant parce que c’est un symbole étranger à l’Empire Romain. C’est un alien qui arrive de Syrie avec des mœurs différentes et qui essaie de tout brûler de l’intérieur. Ça me fait penser à un livre qui m’a récemment beaucoup inspiré de Louisa Yousfi, qui s’appelle Rester barbare dans lequel elle parle justement de cette figure de l’Arabe en France, de l’immigré en France, et du fait qu’il ne faut pas se civiliser, qu’il ne faut pas rentrer dans ce que la France voudrait de nous. Et en fait je vois en Héliogabale une forme de barbare. D’arriver dans un empire millénaire prétentieux, très puissant, avec une culture qui se croit supérieure aux autres et en fait de tout brûler. Ça, c’est incroyable.
[00:24:33.300] – Camille Bardin Oui c’est jouissif… Ouais ouais.
[00:24:35.830] – Valentin Noujaïm
Ça c’est un de mes projets actuels, mais qui a beaucoup évolué parce qu’au tout début, je voulais vraiment faire un documentaire. Après, je me suis dit ça peut être une fiction, mais ça m’a un peu ennuyé aussi la fiction. Je crois que je me disais que c’est un peu facile…
[00:24:50.820] – Camille Bardin
Mais justement c’est peut-être intéressant de se situer entre les deux…
[00:24:52.560] – Valentin Noujaïm
Oui ! J’ai envie d’avoir quelques scènes de reconstitution un peu imagées comme le fait un cinéaste anglais que j’adore, Derek Jarman, qui a fait des reconstitutions un peu comme ça.
[00:25:02.950] – Camille Bardin
Derek Jarman au moins je le connais ehehe !
[00:25:05.080] – Valentin Noujaïm
Il a fait des films que j’adore. Et il y en a un où, justement, il reconstitue un peu des scènes de la royauté anglaise et c’est très minimaliste, absolument anachronique. Et ça, j’adore… vivre l’anachronisme. On s’en fout…
[00:25:19.870] – Camille Bardin
Surtout sur un personnage comme tu le dis où l’on a très peu de reste.
[00:25:21.430] – Valentin Noujaïm Oui, et puis on s’en fiche en fait !
[00:25:24.790] – Camille Bardin
J’ai tellement hâte ! Mais du coup, on parlera peut-être à la fin de temporalités parce que c’est un des premiers trucs qui m’a surprise quand on s’est rencontré, c’est de comprendre que tu étais sur 36 projets à la fois. D’ailleurs on va tout de suite parler d’un autre projet qui est fabuleux et qui m’a toute excitée quand je l’ai vu. Il est incroyable… Mais voilà, quelles sont tes temporalités au moins sur ce film ? Quand est-ce qu’on va pouvoir le voir ?
[00:25:59.890] – Valentin Noujaïm
Je pense que Héliogabale ne sera pas disponible avant l’été prochain, voire l’automne prochain. On vient d’avoir des financements, j’ai eu le CNAP… Parce que au début, je voulais le financer dans le cinéma, mais ça ne marchait pas du tout. Et donc on a eu le CNAP et je voudrais bien avoir un peu plus parce que j’ai besoin d’un peu d’argent pour le faire quand même. Mais je n’ai pas envie de me presser, je vais avoir une résidence l’année prochaine pendant un mois pour travailler dessus. Enfin, voilà, idéalement il sortira en septembre prochain, ça serait bien. J’aimerais bien le tourner autour de Marseille aussi. Il y aura un peu de studio et un peu d’extérieurs. Et je pense que dans les calanques ou l’île du Frioul, il y a moyen de reconstituer une sorte de Syrie rêvée, fantasmée. Parce que c’est important de parler de la Syrie aussi. J’y tiens beaucoup de raconter une histoire syrienne, une autre histoire de la Syrie.
[00:26:51.100] – Valentin Noujaïm
Et concernant la quantité de projets… En fait, après la Fémis, j’ai été l’assistant d’un réalisateur pendant un an et demi. et j’ai été impressionné par tous les projets sur lesquels il travaillait en même temps. Et au début, je le trouvais même boulimique. Je trouvais que c’était un peu trop. Il y avait quelque chose qui m’effrayait un peu. Et en fait, j’ai réalisé que c’était très détaché de la réalité de penser un projet à la fois financièrement.
[00:27:22.720] – Camille Bardin C’est une histoire d’argent en fait.
[00:27:23.800] – Valentin Noujaïm
Ah mais exactement ! Je rêverais de pouvoir passer deux ans sur un seul projet et qu’on me paye deux mille euros par mois pour faire ça ! Mais ce n’est pas possible en fait.
[00:27:36.880] – Camille Bardin
Mais c’est ça qui m’impressionne. Parce que pour tout te dire, personnellement, je suis une très mauvaise élève concernant les projets à long terme. En général, je suis une flèche, je pars à toute vitesse, je suis trop excité, trop enthousiaste. Et à chaque fois je m’essouffle sur le long terme. Donc du coup, typiquement des personnes comme toi qui réussissent déjà à entrecroiser les sujets et en plus à les tenir sur un an, deux ans si ce n’est plus.
[00:28:14.990] – Valentin Noujaïm Oui… Plus même parfois…
[00:28:19.630] – Camille Bardin
Donc ça, comment tu gères ça quoi ? Effectivement, il y a un truc qui est de l’ordre de la nécessité. C’est à dire que de toutes manières, c’est comme ça et ce n’est pas autrement…
[00:28:26.020] – Valentin Noujaïm
Après, peut-être que c’est parce que je viens du cinéma et que c’est tès lent… Genre là, mon long métrage, ça fait deux ans que je travaille dessus et je pense que j’en ai encore pour six ans.
[00:28:34.900] – Camille Bardin
Et tu arrives encore à être excité ?
[00:28:36.760] – Valentin Noujaïm
C’est dur. Et puis on change aussi… Il y a des choses que j’ai écrit il y a deux ans et parfois je suis là… « Arghfff… Je ne sais pas si j’ai envie de ça maintenant. » Mais il faut s’y tenir. En fait, il y a un moment, c’est aussi intéressant d’essayer de changer des petites choses parce que si ça nous a inspiré c’est quand même qu’il y a quelque chose… Maintenant que j’ai fait plusieurs films quatre ou cinq, je réalise quand même que même si mon premier film, aujourd’hui quand je le vois, je ne sais pas si je l’aime…
[00:28:59.810] – Camille Bardin
Et tant mieux, parce que si tu kiff toujours tes trucs du début c’est peut etre aussi que tu n’as pas évolué !
[00:29:02.990] – Valentin Noujaïm
Exactement. Mais je trouve quand même qu’il y a toujours quelque chose qui lie mes films, il y a des liens. Et du coup, je me dis que même si mon long métrage ça va peut-être me prendre dix ans à le faire, il ne faut pas que j’oublie qu’au tout début il y avait les mêmes thématiques. Il y a toujours les mêmes thématiques de toutes façons dans mes films ! Et il y a les mêmes envies ! Donc après, c’est une question de formes que je peux toujours changer.
[00:29:22.330] – Camille Bardin Oui.
[00:29:22.870] – Valentin Noujaïm
Parce que c’est plutôt l’esthétique qui change… Il y a des choses parfois je me dis que je les aime moins aujourd’hui. Les choses évoluent, je rencontre aussi de nouvelles formes que j’adore et que j’ai envie d’essayer ! Mais c’est clairement un truc financier. J’ai besoin de travailler sur trois ou quatre projets à l’année, sinon je n’ai pas d’argent. Enfin, je ne m’en sors pas.
[00:29:50.920] – Camille Bardin
Parce que là… Oh non ! On ne va pas parler d’argent maintenant hahah
[00:29:53.290] – Valentin Noujaïm
Mais oui, je sais que oui on va finir par en parler haha ! Avec grand plaisir !
[00:29:55.600] – Camille Bardin
Oui faut que je me calme, on va y arriver ! Mais avant, on arrive sur un de tes projets qui arrive au bout, c’est Pacific Club. C’est un film qui m’a mis la chaire de poule et que j’ai eu envie de regarder en boucle. Je pense que je ne vais pas beaucoup en dire plus pour te laisser nous raconter l’histoire de cette boîte du 92, de cette époque où l’on portait des Weston et des 501 juste et où Azzedine qui est ton personnage principal allait bouffer des merguez à Strasbourg Saint-Denis avec ses potes ! Je veux tout savoir !! Ça sort quand, quand est-ce que les gens pourront le voir ?
[00:30:44.380] – Valentin Noujaïm
En fait le Pacifique Club, c’est marrant parce que pour le coup, ça a été un film extrêmement rapide à réaliser. Je l’ai écrit, enfin je ne l’ai pas vraiment écrit parce que c’est un docu… Mais j’ai commencé à chercher des financements l’année dernière. Il y a un an, j’ai eu un tout petit peu d’argent, pas beaucoup. Je ne me suis pas payé sur ce film pour le coup, si on veux parler d’argent. Parce que c’était juste suffisant pour faire le film, pour le fabriquer, mais pas vraiment pour me payer. On a juste reçu 200€ chacun avec les techniciens quoi… Mais je voulais le faire parce que je ne voulais pas attendre. En plus, je savais que je n’aurais pas d’autres financements. C’est un financement arabe que j’ai eu… Et Azzedine, c’est un monsieur que j’ai rencontré lors d’un déménagement, il y a deux ans. Je me suis retrouvé dans le camion avec ce monsieur qui a une cinquantaine d’années aujourd’hui, il m’avait demandé où je sortais en boite à Paris.
[00:31:40.780] – Valentin Noujaïm
Alors moi j’étais là… « Ben déjà je sors plus je suis trop vieux hahaha ! Mais voilà je peux sortir là là ou
là… » il m’avait dit « Ah ouais mais c’est pas compliqué pour toi de sortir, tu subis pas du racisme et cetera ? » Je dis « si c’est déjà arrivé, des trucs de débile à l’entrée mais bon je peux quand même rentrer en boîte quoi ! » Et il me dit « Ah oui, parce que moi, quand j’étais jeune…’ Et là, il a commencé à me raconter cette histoire de sa jeunesse où ils se faisaient tous tej de toutes les boites de nuit et qu’en fait il y a une boîte qui avait ouvert, qui s’appelait Pacific Club qui était dans un parking de la Défense qui est un espace complexe, un peu une sorte d’hétérotopie à la Foucault.
[00:32:20.620] – Camille Bardin
C’est exactement ce que je me disait… je ne veux pas mettre des vieux mots d’art contemporain partout mais bon !
[00:32:24.430] – Valentin Noujaïm
J’ai l’impression que ça n’a presque pas existé quand j’y pense. Au début, je voulais faire un truc beaucoup plus gros. Et puis je me suis confronté à un problème majeur qui est que c’est un souvenir triste pour beaucoup de personnes. On oublie parce que je pense qu’on est peut être encore un peu jeune, que les années 80, ça a été horrible pour plein de gens et aussi, je pense que quand tu as beaucoup fait la fête, quand tu es quelqu’un de très nocturne dans ta vingtaine, d’y repenser quand tu as 60 ans, ça peut vite te rendre aigri. En fait, ça peut te rendre triste d’avoir vieilli. Et puis, c’est un lieu qui a connu des histoires de baston, etc… Et c’est un lieu où il y a eu beaucoup de morts. Enfin, beaucoup de gens sont morts de l’héroïne, du sida. C’était un club hétéro, mais on oublie en France parce qu’on croit que le sida c’est que gay. Mais non, En fait, il y a eu beaucoup de sida dans les cités, à cause de l’héroïne aussi, donc chez des mecs hétéros. Sauf que ça, ça se disait pas. On n’a même pas de chiffres, on ne sait pas combien de personnes sont mortes. Donc c’est un club qui est aussi un cimetière en fait… Et d’aller avec Azzedine à La Défense, chercher ce lieu, c’etait incroyable parce que je le voyais complètement perdu et écrasé par cet espace horrible. C’est une anti étoile bleue en fait La Défense.
[00:33:56.460] – Camille Bardin Oui, haha c’est tellement ça !
[00:33:58.050] – Valentin Noujaïm C’est l’endroit où tu ne veux plus aller.
[00:34:00.750] – Camille Bardin
Quelle que soit l’heure de la journée ou de la nuit, c’est l’angoisse…
[00:34:06.900] – Valentin Noujaïm
Mais moi, ça m’a trop intéressé. Ce quartier m’a complètement fasciné. Le Pacific Club, il ouvre en 79 et L’Arche de La Défense commence à être construit en 82-83… Azzedine, quand il a commencé à y aller c’était en 84-85 et La Défense c’était rien. Il y avait le CNIL et c’est tout. C’est la seule structure qui reste de cette époque. Et puis la défense ça craignait beaucoup, c’était très pauvre, il y avait plein de problèmes. Il y avait le Bidonville de Nanterre qui était vraiment juste à côté. Et il me racontait qu’il y avait des gens qui traînaient et qui allaient dans les toilettes du McDo pour boire de l’eau et se doucher parce qu’il n’avait même pas d’eau et de douche. C’était un endroit avec une grande misère sociale. C’était hardcore quoi.
[00:35:06.650] – Camille Bardin
Et du coup, nous, à notre époque, on a du mal à visualiser ça… C’est vrai que je projette dans La Défense des mecs blancs en costard cravate…
[00:35:16.680] – Valentin Noujaïm
En fait, c’était vraiment le rendez vous de toutes les cités. Ils allaient là pour sortir, pour traîner. Et en fait, c’était un espace ouvert, c’était une place finalement assez utopique mais qui a complètement changé et qui n’existe plus. Et donc le Pacifique Club est un film très triste quand même.
[00:35:39.450] – Camille Bardin
Mais oui, mais en même temps, il y a plein d’étoiles bleues dans ce film. Je ne sais pas… D’autant
plus que mon corps en l’occurrence, il peut représenter une violence, enfin il représente une violence. Je suis une personne blanche, la parole d’Azzedine ne m’appartient pas. Je suis du mauvais côté de la force, clairement ! Donc du coup, c’est une parole que j’écoute et que je reçois. Mais en même temps, j’ai vraiment aussi trouvé ce film lumineux ! Peut-être parce que tu as mis des étoiles bleues partout ! Je sais pas…
[00:36:18.130] – Valentin Noujaïm
Je pense que ce qui est lumineux c’est Azzedine, qui partage énormément de choses. Parce que tu sais ce que tu viens de dire de ta position, moi aussi je leur ressent parce que tu sais, je suis un mec pédé, je viens pas de citer comme Azzedine. Je n’ai pas subi les mêmes violences policières et racistes. En étant un mec homosexuel arabe, on subit pas les mêmes violences policières qu’un mec de cité comme Azzedine qui est très identifié, hétéro et donc danger et c’est assez évident. Et en plus j’ai grandi à Angers, dans la périphérie, mais pas du tout en cité, donc ça n’a rien à voir. Il y a une différence de classes sociales qui est énorme. Donc ça, c’est des questions aussi que je me suis posées quand même et que j’ai travaillé avec lui. Mais avant qu’on tourne, il ne me parlait que de choses hyper joyeuses. Il faisait un peu un show, Il était trop content que je fasse un film avec lui. Donc je pensais faire un film très lumineux. Et en fait, le premier jour où j’ai dit action, il s’est mis à pleurer.
[00:37:16.530] – Camille Bardin Introspection, quoi !
[00:37:18.390] – Valentin Noujaïm
Mais parce que c’est encore des personnes à qui on parle jamais en fait. Et donc c’était la première fois que quelqu’un lui disait « Ben, raconte ta vie » Du coup, ce qui est sorti, c’est pas du joyeux parce que sa vie, elle a été très dure à plein niveau. Et c’est dingue tous ces gens qui sont dans le silence en France. Tous ces gens à qui on ne parle jamais mais dont on parle tout le temps. En fait, on leur donne jamais le micro. Et c’était fou parce qu’il a tout de suite évoqué l’héroïne. Il en a parlé très vite.
[00:37:53.460] – Camille Bardin
Mais c’est ça ! Il parle de tout en plus… Je ne sais pas combien de temps tu as discuté de lui en amont mais bon… Il y a une telle confiance !
[00:37:58.350] – Valentin Noujaïm
Longtemps haha ! Ça fait trois ans maintenant qu’on se connait, on s’est rencontré avant le covid. Et en fait, entre temps, on s’est vachement appelé parce que moi je lui ai toujours dit que je voulais faire un truc sur cette boîte, donc on s’appelait. Je l’ai revu pour un autre déménagement, et là la question de l’héroïne, c’est venu très vite. Et au début, la première fois qu’il en a parlé, c’était juste à l’oral, il n’y avait pas la caméra. Ça a été très dur, on a arrêté et le lendemain, il m’a envoyé un message en me disant « Est-ce que je peux écouter ce que j’ai dit parce que je me souviens pas de ce que j’ai dit ? C’était trop dur » Donc je l’ai fait écouter, je lui demandé qu’il était ok avec ça, s’il voulait que je le mette. Alors, il y a des trucs qu’on a dû enlever parce qu’il ne voulait pas et je comprends. Et puis il m’a dit : « Je veux que ce soit dans le film. Parce que pour moi, c’est hyper important qu’on parle de tous ces morts, de mes frères et de tous les gens de ma cité qui sont morts. » Et il m’a dit « S’il te plaît, met le dans le film. »
[00:38:55.860] – Camille Bardin C’était presque une mission…
[00:38:57.540] – Valentin Noujaïm
Mais ce qui était bien, c’est qu’il m’a utilisé. Et c’était trop bien ! C’était génial. Il avait compris qu’en fait, il pouvait m’utiliser. Parce que c’est toujours difficile de supprimer le rapport de force quand on fait un film…
[00:39:11.610] – Camille Bardin
Bien sur, la caméra c’est hyper violent !
[00:39:12.890] – Valentin Noujaïm
C’est hyper violent et moi, ça me choque parfois, ça me dégoûte même.
[00:39:15.630] – Camille Bardin
Et puis, bien sûr, c’est horrible celleux qui forcent en mode « Vas-y, raconte ton histoire, ça va faire chialer dans les chaumières ! » C’est le pire truc !
[00:39:21.880] – Valentin Noujaïm
C’est exactement ça. Et là c’est lui qui était maître de son récit.
[00:39:25.860] – Camille Bardin Mais c’est ça qui est trop bien.
[00:39:26.730] – Valentin Noujaïm Et ouais, c’était trop bien…
[00:39:28.320] – Camille Bardin
Et je pense que c’est ça qui fait que ce film a une couleur vraiment particulière… Parce que quand tu as dit que tu l’avais commencé en disant que ça allait être quelque chose de joyeux, je trouve que ça se ressent. Pour te dire, je l’ai regardé en fin de journée. Dans un état d’esprit : « il faut que je fasse mon taf et faut que j’écrive cette putain d’interview » parce qu’on est censé enregistrer cette interview depuis le mois de mars haha ! Et je me suis faite choper par ton film ! Mais waouh !
[00:40:09.280] – Valentin Noujaïm Je suis content qu’il t’ai plu.
[00:40:11.900] – Camille Bardin
J’ai hâte que tout le monde le voit !
[00:40:14.990] – Valentin Noujaïm
Du coup, Il va y avoir deux versions du film, une version vraiment cinéma parce que je voudrais quand même l’envoyer en festival de Ciné. Et une autre version plutôt instal’ que je vais montrer au salon de Montrouge en octobre. Et en fait, c’est ça mon prochain travail pour l’année prochaine et peut être même dans les deux années à venir. Je voudrais que ça fasse partie d’un triptyque. En fait, je crois qu’il y a quelque chose qui m’a trop intéressé avec La Défense et je voudrais ajouter deux vidéos et que ce soit trois vidéos, en fait une sur le Pacific Club, une qui serait plus fiction, et une autre je voudrais faire avec une actrice que j’adore qui s’appelle Kayije Kagame. Il serait sur une femme d’affaires à La Défense. Et ce que je voudrais montrer aussi c’est ce côté là… Il y a une sorte de cannibalisme à La Défense. Et puis ensuite une histoire plutôt sur le bidonville de Nanterre. J’en ai retrouvé des traces aussi de cet espace parce qu’il n’y a rien encore. Évidemment, il y a une école d’architecture qui a été construite dessus et je trouve que le symbole d’une grande violence. Mais j’ai envie de travailler un peu là dessus et du coup, de faire un triptyque et de présenter les trois vidéos ensemble. J’aimerai disséquer un peu la défense et détruire leur image officielle de quartier d’affaires avec des beaux hôtels, etc.
[00:41:46.700] – Camille Bardin Ah oui, s’il te plaît !
[00:41:48.120] – Valentin Noujaïm
Donc voilà, ça, c’est un gros travail pour l’année prochaine et les prochaines années à venir. C’est assez rare que je sois aussi obsédée par un lieu. Et là, La Défense, ça m’a bouleversé. J’ai passé beaucoup de temps avec Azzedine. Et puis j’ai trouvé des trucs incroyables…
[00:42:05.690] – Camille Bardin
Oui, et c’est bien que tu parle de ça parce qu’il y a un moment dans le film aussi ou on voit que tu a retrouvé des groupes Facebook, il me semble. Ça aussi, c’est complètement dingue !
[00:42:16.790] – Valentin Noujaïm
Oui il y a une page Facebook qui s’appelle les anciens du Pacifique. Et en fait, je leur ai écrit et ils m’ont dit qu’ils ne voulaient pas que j’utilise des photos, parce qu’il y avait des photos d’eux en fait. Et ils m’ont dit non. Ce que je comprends. Parce qu’ils se sentent voler leur histoire aussi et je ne veux pas. C’est de ça aussi dont je me suis rendu compte quand j’ai commencé à interviewer d’autres personnes, Il y a beaucoup de gens qui voulaient pas en fait, qui m’ont dit « En fait non, c’est notre histoire. On n’a pas envie de tout raconter. » Azzedine avait très envie, mais c’est ça que j’ai aimé, c’est qu’il m’a attrapée, il m’a dit qu’il allait me raconter l’histoire d’un club, mais non, il m’a raconté l’histoire d’autre chose et ça, c’était trop bien.
[00:42:52.870] – Camille Bardin
Oui, c’est qu’il raconte toute une époque aussi…
[00:42:56.960] – Valentin Noujaïm
Exactement ! Et ce que j’aime beaucoup dans mon film, c’est qu’il ne raconte pas ce qu’on veut voir. On s’attend à un film sur des Rebeus qui dansent dans une boîte de nuit. Non, en fait, c’est autre chose parce que c’est ça leur réalité, en fait. Et finalement, il casse notre gaze à nous ! Parce que je pense que je le vois bien, quand je parle du film à certaines personnes, ça les fait fantasmer aussi. Tu vois, il y a un truc du genre des rebeu de cités qui dansent dans une boîte de nuit dans un parking. C’est cinématographique même !
[00:43:28.250] – Camille Bardin Oui iels veulent un truc exotisant.
[00:43:28.250] – Valentin Noujaïm
Et en fait il ne donne pas ça du tout. Non, c’est troublant parce qu’en fait il casse cette image que la France voudrait voir. Et il confronte aussi beaucoup, il accuse, il dit que ça a été laissé faire en fait. Et c’était hyper important qu’il dise ça.
[00:43:46.160] – Camille Bardin Complètement.
[00:43:47.210] – Valentin Noujaïm
Donc je suis content de ça dans mon film, mais ça, c’est grâce à lui. Et moi j’ai rien fait.
[00:43:53.840] – Camille Bardin
Non mais c’est trop beau. Les plans sont magnifiques aussi. Vraiment, j’ai trop hâte que tu rafle tous les prix. Je tape ma tête, on verra. On dit rien, on verra…. L’argent maintenant !
[00:44:06.060] – Valentin Noujaïm Le gros sujet haha !
[00:44:06.660] – Camille Bardin
Valentin, roulement de tambours… Est ce que tu réussi à vivre de ton travail ?
[00:44:10.590] – Valentin Noujaïm
Eh bien, je dirais que oui, depuis seulement quatre mois.
[00:44:17.060] – Camille Bardin OK.
[00:44:17.740] – Valentin Noujaïm
Je dirais qu’il y a eu une année où j’ai eu l’intermittence, il y a deux ans. Cela avait été quand même une bonne année de répit. Après avoir fait deux films, j’ai eu l’intermittence et après je ne l’avais plu et ça a été dur et du coup, j’ai bossé à côté. J’ai donné des cours d’anglais à des taxis pour leur diplôme. Et puis là, je dirais que depuis trois quatre mois, j’ai réussi à avoir à peu près 1500€ par mois et je pense que normalement jusqu’à février, c’est bon, donc c’est cool. C’est la première fois que j’arrive à
me projeter dans 6 mois et c’est déjà énorme !
[00:45:16.310] – Camille Bardin
Oui mais oui, c’est énorme. Et c’est quoi le point de bascule ?
[00:45:21.560] – Valentin Noujaïm
En fait, si j’ai été pris aux Ateliers Médicis pour écrire la série dont je te parlais. Et ça, c’est cool parce qu’ils te payent une sorte de salaire. C’est comme une intermittence, donc ça, c’est trop bien. Donc déjà ça, ça m’a rassuré… Et en fait, il y a une source financière, c’est d’écrire des scénarios. Et ça, je le fais toujours pour d’autres personnes. C’est quelque chose que je considère vraiment comme du travail, parce que j’y prends pas de plaisir du tout. C’est ce que je fais pour l’argent et je rêve d’arrêter. J’aime bien les scénarios de personnes que j’aime bien. Mais la plupart du temps, c’est quand même que du travail. Et donc là, je travaille avec un réalisateur allemand. Le projet est très bien, il me paye très bien, il est très réglo, ce qui est rare aussi dans le cinéma parce que scénariste dans le cinéma c’est très mal payé. C’est un métier de l’ombre en France, alors qu’aux États-Unis c’est l’un des mieux payés. Mais c’est vrai que mon objectif, c’est que l’été prochain, j’arrête et que je fasse que ma pratique parce que c’est quand même chronophage. Et c’est pas non plus des sommes folles. Mais créer un traitement dans le cinéma, c’est quoi ces 2 000 € ? Mais ça prend quand même du temps quoi. Donc voilà.
[00:47:06.100] – Camille Bardin Trop bien.
[00:47:06.820] – Valentin Noujaïm
Mais là, les Ateliers Médicis ça va beaucoup m’aider.
[00:47:09.160] – Camille Bardin
Et puis tu as une très belle actualité. Peut-être qu’on peut finir là dessus… T’as été un des sélectionnés du prix Utopie. Tu vas participer au Salon de Montrouge en octobre.
[00:47:50.890] – Valentin Noujaïm
Et je pars à la Stadelschule à Francfort pendant un an. Parce qu’ils ont un programme qui s’appelle Guest Student, et c’est un programme où ils invitent 20 artistes qui sont encore au début de leur pratique pour suivre un atelier pendant un an. Ils offrent un espace de travail. C’est gratuit, c’est pas payé, mais c’est gratuit et je peux aller suivre tous les cours que je veux, mais sans aucune obligation de rendu. C’est comme une sorte de résidence, mais en plus il y a des profs à côté. Et moi, vu que j’ai envie d’avoir une pratique de plus en plus vidéo aussi et que je viens pas du tout de ça. Ma formation est tellement cinéma que parfois je ne pense pas encore assez à la forme… Et puis je suis content d’aller voir un truc un peu international. Ça va être différent de sortir un peu de la France. Oui, je suis très content. Ça va être intéressant d’avoir des critiques et des regards un peu extérieurs aussi.
[00:49:07.690] – Camille Bardin
Puis changer des problématiques franco-françaises aussi…
[00:49:12.160] – Valentin Noujaïm
Oui, je suis vraiment ravi de faire ça ! Je le conseille à plein de gens, c’est un super programme. Il y a de la peinture et de la sculpture, il y a plein plein de choses. C’est une super école, c’est génial.
[00:50:08.620] – Camille Bardin
Trop bien, merci beaucoup Valentin… C’était trop bien.
[00:50:10.040] – Valentin Noujaïm Merci à toi !
[00:50:11.530] – Camille Bardin
Oui, vraiment. Heureusement qu’on l’a faite cette interview ! Merci Valentin, je remercie aussi David Walters pour le générique, bien évidemment. Et je vous donne rendez-vous sur le compte Instagram
de PRÉSENT.E pour suivre l’actualité du podcast.