IEL PRÉSENTE, c’est un hors-série qui multiplie les regards. J’en suis profondément convaincue, tout point de vue est nécessairement particulier et situé. Et le mien n’en est pas exempt. Il existe autour de moi d’autres manières de penser, d’autres façons d’envisager les choses, d’autres possibilités d’existence. Seulement pour découvrir cela il faut savoir se taire puis écouter les autres.
Et c’est ce que j’ai essayé de faire avec IEL PRÉSENTE.
Pour chacun des épisodes de ce hors-série je me suis éclipsée et j’ai confié mon micro à un ou une critique d’art ou commissaire d’expositions. Toutes et tous ont eu carte blanche dans la réalisation de l’épisode : du choix de leur invité à la rédaction des questions. Les entretiens de IEL PRÉSENTE sont donc gorgés de mots, d’interrogations et de manières de penser qui ne sont plus uniquement les miennes.
JINGLE
SUR TAPIS
C.B. : Aujourd’hui, l’épisode de IEL PRÉSENTE est pensé par une historienne de l’art et commissaire d’exposition. Elle est la présidente du collection Diamètre, une association qui fait la promotion de la jeune création contemporaine. La première fois que je l’ai rencontrée c’était lors d’une table ronde durant laquelle on était toutes les deux venues parler de nos associations respectives et je m’étais vraiment retrouvée dans ses paroles, je suis donc ravie de confier mon micro à Margot Nguyen pour cet épisode de IEL PRÉSENTE. Hello Margot ! Merci d’avoir accepté mon invitation ! Avant de te laisser tout gérer, est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur ton invitée, pourquoi tu as décidé de l’inviter, comment vous vous êtes rencontrées, etc.
M.N. : Bonjour Camille, un grand merci pour ton invitation, je suis très heureuse d’être là aujourd’hui pour parler de Thily Vossier qui est l’artiste que j’ai choisi d’inviter aujourd’hui. On s’est rencontrées toutes les deux à Bruxelles il y a deux ans et c’est vrai que c’est une rencontre amicale et artistique qui a beaucoup compté pour moi et avec laquelle je sens qu’on est en pleine émulation fertile puisque très récemment, Thily, qui présente son diplôme de Beaux-Arts de Lyon dans deux semaines, m’a invité à écrire un texte. Je suis très heureuse d’avoir eu cette opportunité et c’est vrai que dans ses deux années où l’on s’est connues on a vraiment eu des échanges réguliers. Je suis passée à Lyon l’année dernière, et j’avais visité une exposition qu’elle avait organisée, je pense qu’on aura l’occasion d’en reparler. Ça fait deux ans qu’on est dans un échange assez soutenu et intense où on se raconte beaucoup de choses et où la trajectoire que prend Thily, sa sortie de l’école, le moment du diplôme, etc. c’est vraiment des choses qu’on a eu l’occasion de partager. C’est aussi quelqu’un avec qui j’ai pas mal interagi pendant le confinement donc pour moi c’était un peu un choix évident d’invitation pour l’épisode d’aujourd’hui. Coucou Thily ! Une des premières choses dont je voulais parler avec toi c’était de revenir un peu sur notre rencontre. On s’est rencontré à Bruxelles dans cet espace de la foire qui était un vrai lieu de passage où avec Diamètre on présentait le travail d’une autre artiste et dans ce lieu de passage on s’est rencontré grâce à une amie en commun qui est une très bonne amie à toi, Elise, avec qui tu travailles aussi, et avec qui j’avais déjà bu un café, et j’avais un peu une attraction particulière pour les Beaux Arts de Lyon parce que je trouve que ce que vous faites et le spectre des pratiques là-bas est vraiment intéressant. Mais c’est vrai qu’on a eu un crush quoi. Enfin moi je l’ai vécu comme ça.
T.V. : Ouais carrément. Je me souviens que j’étais pas là pour moi, mais je bossais pour Joe Scanlan qui avait un stand là-bas, et je me souviens très bien quand tu es rentrée dans la salle parce que c’était un stand qui était américain et tu as commencé à me parler en anglais, et moi je suis un peu une brêle en anglais, et je me souviens très bien que tu me parlais et je répondais à peine, puis au bout d’un moment tu as compris que je parlais français et ça s’est débloqué.
M.N. : Trop drôle. [rire] C’est absurde. Pourquoi j’ai parlé anglais. C’est vraiment ce contexte de foire où on t’oblige à adopter des attitudes et des manières de parler. Je me sens trop ridicule que tu me racontes ça. [rire]. Parfois on oublie un peu d’être soi. Mais bon c’était aussi le jeu, parce que oui c’est un jeu social la foire. Mais c’était sympa cette foire. Ca s’appelle Poppositions et c’est organisé à Bruxelles tous les ans et je trouve ce qui est intéressant c’est qu’ils se revendiquent comme une foire alternative. Finalement, ils le sont sans l’être parce que c’est quand même un lieu où on vend. Toi tu as vendu des trucs sur ton stand cette année-là ?
T.V. : Non. Mais j’étais pas du tout là pour moi. J’étais un peu là en spectatrice pour bosser pour quelqu’un. C’était vraiment ce truc de représentation qui est un exercice qui est très difficile et avec lequel je suis super mal à l’aise. Je trouve que c’est des contextes très spéciaux de présentation et de promotion. Tu as l’impression que les gens se disent dans leur tête qu’ils ont dix minutes pour montrer qui ils sont, ce qu’ils font et montrer qu’ils sont intéressants. Du coup je trouve ça très malaisant pour toi et pour l’autre. C’est une posture qui est pas très naturelle.
M.N. : En même temps ça crée une densité de rencontres et de passages et que ça accélère les dynamiques de rencontres de gens qui sont potentiellement intéressés par les mêmes choses que toi. C’est un peu ce qui s’est passé. Dans ce contexte artificiel, je trouve que tu es quand même en condition de rencontrer des gens qui ont pour intérêt l’art, ou qui sont là pour défendre des trucs, ou pour bosser pour d’autres gens, donc ça condense et ça rassemble à un endroit précis des gens qui partagent des choses.
T.V. : Oui c’est clair. Après il y a des gens qui sont là pour se montrer, d’autres pour faire des rencontres, c’est un endroit paradoxal. Tu peux à la fois faire de super rencontres et à la fois au milieu de la journée tu te demandes ce que tu fous là.
M.N. : Oui tu es crevée. C’est vrai que c’est fatigant. J’ai quand même un souvenir épuisant de ce moment-là. Et sinon autre contexte du monde de l’art dans lequel on s’est connu, c’était la biennale à Lyon. Je me souviens que tu m’avais montré une super exposition que tu avais organisé, un peu comme un off de la biennale. Je te laisse présenter un peu le projet et comment tu te positionnais par rapport à la biennale. En tout cas, je garde un super souvenir de ce moment qu’on avait passé ensemble et surtout de la qualité de l’exposition que tu avais organisée. J’avais vraiment trouvé ça super.
T.V. : Merci déjà. C’était la dernière expo qu’il y a eu pour le Mini Market, c’est un projet qui a commencé il y a trois ou quatre ans, que j’ai monté avec une amie qui s’appelle Fanny Lallart. L’idée c’était d’organiser des expositions dans une épicerie. A la base dans la vitrine de l’épicerie et là pour cette dernière exposition, on a investi la totalité de l’épicerie.

© Curtesy de Thily Vossier et Fanny Lallart
M.N. : C’est vrai que souvent on revient sur le fait que l’échange et l’interaction avec autrui, c’est hyper central dans ta pratique et ça vient presque sous-tendre chaque projet que tu fais. Je me rappelle que tu avais vraiment noué une relation de confiance avec la personne qui tenait cette épicerie. Pour toi créer ce projet dans ce lieu-là particulier c’était aussi créer une relation pérenne avec la personne et l’endroit, et du coup ça justifie le fait de créer des volets successifs d’une année à l’autre.
T.V. : Oui, c’est vrai que le projet a quatre ans, donc c’est aussi une temporalité qui est grande. Comme tu as dit, je vais finir l’école et sur le temps d’apprentissage c’est une temporalité qui est assez longue. C’est vrai que pour moi c’est important de parler de cette temporalité là parce que ça parle aussi du temps que tu mets à créer une réelle relation et non pas d’investir un lieu comme ça une seule fois juste après un bon feeling formel avec un espace. Ce qui m’importait c’était de vraiment tisser une relation particulière et de venir construire un espace d’objets hybrides à partir de Nabil, l’épicerie, et de nous avec Fanny. C’était important de prendre le temps de monter ce projet. La dernière exposition on a investi l’entièreté du magasin et c’est important de dire que ça arrivait après 4 ans parce que pour nous on voulait pas être intrusif parce que c’est son magasin, son chez-lui, son espace d’intimité, donc c’était important cette temporalité dans la relation. C’était un moment où il y a eu assez de confiance entre nous pour savoir que ce qui va se passer c’est pas une sorte de colonialisme de l’espace.
M.N. : Oui, tu débarques pas dans sa boutique en disant que tu vas tout t’approprier pour en faire un lieu d’expo.
T.V. : Oui c’est ça, il a compris ce qu’on cherchait à faire et où on voulait en venir et il a accepté de prendre nos envies et nos préoccupations à ce moment-là justement parce qu’on a eu tout cet échange là au préalable. Et je pense que ça ne se serait pas fait sinon, ou en tout cas pas de manière saine.
M.N. : Oui, ça se ressent tellement dans ce projet. Il y avait pas mal d’artistes d’ailleurs.
T.V. : Oui, il y avait 22 artistes. Ce qui était surtout fort émotionnellement en tout cas pour moi c’était de voir que Nabil devenait une sorte de médiateur du projet et du coup c’était beaucoup à travers ses mots que les gens pouvaient avoir accès au propos. J’étais quand même là pour présenter le projet, mais parfois il y a des gens qui passent, je suis pas là, mais c’est Nabil qui transmet à travers son regard et ses mots, qui je pense sont d’autant plus spontanés et finalement plus sincères que peut-être je pourrais apporter. Et ça pour moi c’est aussi une expérience de cette relation et ça faisait partie intégrante du projet. Le fait de me dire que chez Nabil, il y a eu Gabriel Kuri, Joe Scanlan, etc. qui étaient là pendant 4 mois, il était devenu un petit collectionneur quoi. Et ça pour moi, émotionnellement, c’est hyper fort.

© Curtesy de Thily Vossier et Fanny Lallart
M.N. : Du coup, le titre de cette expo, tu l’avais appelé comme une chanson de JUL, “Quelqu’un d’autre t’aimera”. Une chanson que j’ai beaucoup écouté grâce à toi et d’ailleurs je trouvais que c’était un super titre. Je sais que tu écoutes beaucoup de musique et notamment beaucoup de rap. Je me demandais si parfois ça te gênait que l’art contemporain puisse s’approprier cette forme musicale très populaire qu’est le rap et peut parfois la fagociter. Parce que dans l’art contemporain, il y a un peu cette question non réglée de jongler entre les registres de “high culture” et de “low culture” et du coup comment cette gestion d’art plus populaire dans une hiérarchisation qui n’appartient qu’à des formes plus élitistes, comment elle peut être pensée, résolue ? Tu en penses quoi ?
T.V. : Je vais essayer de répondre du mieux que je peux. Je ne vais pas faire une critique de ce rapport là dans l’art contemporain de ce qui me dérange ou pas mais je vais parler de mon rapport personnel à ça. Je pense que c’est pas du tout au centre de ma pratique, pas du tout. Le titre “Quelqu’un d’autre t’aimera” je pense qu’il n’y a pas beaucoup de gens qui ont compris que c’était un titre de JUL, mais ça marchait aussi en conséquence avec ce moment-là et c’est ce qui était cool et puis c’était un petit clin d’oeil parce qu’il y a pas mal de gens qui savent que je suis une grande fan de JUL. Au-delà de ça, ça marchait avec le concept de l’expo. Le rap c’est quelque chose vers lequel je suis super fascinée depuis toute petite, c’est quelque chose qui m’a beaucoup marqué dans les façons de faire “communautaires”, de groupe, de crew, de rapport à l’amitié, aux liens fraternels, mais aussi la manière se construire ensemble et de se soutenir aussi. Je pense que quelque part ça m’a aussi construit dans mes rapports sociaux depuis toute petite. Forcément, ça se communique dans ma manière de travailler parce que c’est aussi comme ça que je vis les choses dans ma vie personnelle. C’est vrai que quand je travaille, j’aime bien monter des équipes, bosser avec mes potes. Montrer mon travail seul ça m’a vraiment jamais intéressé pour l’instant parce que le partage c’est super important et je suis super contente de me dire que j’ai montré le boulot de potes à moi que je trouve super talentueux.ses.
M.N. : Oui l’entourage est important dans ton travail. C’est une énergie commune que vous construisez ensemble.
T.V. : Oui, ça permet de faire de plus grandes choses d’avoir une énergie plus grande. On se soutient émotionnellement, on se sert les coudes parce que le milieu dans lequel on est c’est pas tout le temps facile. Ça demande aussi beaucoup d’énergie et en groupe tu y arrives mieux. Je sais pas, en fait pour moi c’est assez naturel de faire ça. Je théorise pas trop.
M.N. : Tu utilisais ce mot de “communauté” et ça me fait penser au fait que j’ai réfléchi aussi au fait qu’au moment où on s’est rencontré et qu’on a appris à se connaître, je crois qu’une des choses qui a été moteur de nos échanges dans tout ça c’est quand on s‘est rendu compte qu’on était d’origine vietnamienne toutes les deux. Du coup, ça fait un an qu’on essaie de se réunir avec des artistes, écrivain.es pour créer une sorte de “crew” de gens d’origine asiatique. C’est hyper expérimental et je sais pas trop ce qu’on va en faire ni où ça va nous mener, mais je sais que je t’en parle depuis pas mal de temps, mais ce serait ouf que tu puisses nous rejoindre. Je me demandais aussi si chez toi il y a cette origine commune vietnamienne qui te marque et si ça t’intéresserait de rejoindre ce groupe de gens et ce qu’on pourrait en faire. Le fait de parler de communauté, je me demande ce que ça fait surgir chez toi.
T.V. : C’est assez drôle parce qu’au moment où on a discuté de ce projet c’est arrivé au moment où je commençais à me questionner un peu plus sur mes origines, et du coup ça a bien sûr attisé ma curiosité. Voir comment ton projet pouvait m’apporter. Je le vois plus par le biais personnel parce que dans mon travail, la question de mes origines n’est pas du tout au centre, en tout cas pour l’instant, même si j’y suis toujours confrontée, c’est des questions que je me pose, mais ça passe plutôt en périphérie dans mon travail.
M.N. : Oui, en tout cas c’est vrai que ce lien là ça nous a rapproché. Mais du tout, tu aurais envie de rejoindre le crew?
T.V. : Oui totalement, je suis très curieuse de voir où ça peut mener et même d’en apprendre un peu plus sur des aspects de cette culture qu’on ne m’a pas forcément transmis.
M.N. : Dans deux semaines, tu clos un chapitre à Lyon, et on parle beaucoup de déplacement de villes et d’endroits, je me demandais où tu te projettes. Où est-ce que tu te verrais vivre et travailler après ton diplôme. J’imagine qu’il y a plein de possibles, que tu postules à des résidences, etc. mais est-ce que tu te verrais dans une itinérance à plusieurs endroits ? ou à un endroit fixe ? Comment tu vois et imagines ton ancrage géographique ?
T.V. : Là, tout de suite, je pense que je vais venir à Paris même si je pense que c’est une vraie problématique que tout se centralise à Paris au niveau de l’art contemporain. Je sais qu’il y a pas mal de gens qui vont à Marseille maintenant. Mais de manière très pragmatique, ma sœur m’a proposé de m’héberger quelque temps à Paris donc je pense venir ici. Je pense qu’il y a aussi une espèce d’énergie qui est assez intéressante et à laquelle je me suis jamais vraiment confrontée même si je suis souvent là et que je connais quand même pas mal de gens ici. J’ai jamais vraiment vécu ici et essayé de monter des projets. Bien sûr, je pense qu’il y a des mentalités avec lesquelles ça va être difficile. Dans un coin de ma tête, je garde aussi Bruxelles. Je suis allée là-bas pendant 5 mois, j’ai taffé là-bas, et il y a une espèce de dynamique, d’énergie, de scène et d’esthétique artistique aussi que je trouve assez intéressante. C’est un croisement entre plusieurs endroits, entre les Pays-Bas, l’Allemagne, la France, l’Angleterre et même la Suisse. Du coup culturellement, je pense que ça produit des choses assez intéressantes. En y repensant, je me disais que des personnes comme Marcel Broodthaers, Magritte, etc. c’est des gens qui étaient en Belgique et qui ont eu une espèce d’approche très complexe, parce que aussi c’est un pays qui est fondé de manière super complexe et ça amène une complexité culturelle, d’approche particulière et de schéma de pensée assez riche.
M.N. : Pour revenir sur ce que tu disais sur Paris et sur ce côté sur-centralisé et condensé, c’est vrai que je sens exactement la même chose après presque deux ans ici. Ce sentiment de vase clos est assez palpable. Je me demande parfois comment on pourrait étendre un peu les cercles de l’art et excéder un peu ce vase clos très centralisé. Je pense que ce sont des questions qui sont importantes pour toi aussi et auxquelles tu es sensible.
T.V. : Pour moi, je sais qu’il y a un moment qui a été très important. J’ai fait une année de césure à un moment dans ma scolarité et je suis partie travailler à Montréal comme monteuse dans un centre d’art et ça m’a permis de prendre du recul avec ce qu’était l’école et que c’était en soi un vrai contexte de manière de penser à faire des pièces, de penser faire de l’art avec lesquelles j’étais plus forcément d’accord. Quand je suis revenue, mon rapport à l’école avait vachement changé, et je me suis dit qu’il fallait que je fasse des trucs concrets. J’avais l’impression aussi que tout ce que je faisais c’était qu’une production pour les vieux, genre pour mes profs.
M.N. : Qui est vraiment intéressé ? qui va vibrer vraiment ?
T.V. : Oui j’avais l’impression d ‘être mi-jeune, mi-vieille dans ma tête.
M.N. : Je vois tellement ce que tu veux dire. D’avoir l’impression à la fois d’épouser les codes des 45 ans et de rester quand même toi-même.
T.V. : Oui, de te plier à ces codes pour pouvoir tenir une conversation intéressante. Je dis “des vieux” c’est peut-être pas bien de dire ça, mais c’est l’idée d’être super sérieuse. Quand j’essayais d’expliquer à mes potes ce que je faisais, ils me demandaient toujours pourquoi je parlais comme ça parce qu’ils avaient pas la même manière de s’exprimer parce que j’hermétisais de plus en plus. Du coup, ça a été important aussi pour moi de trouver un moyen de communiquer avec eux sur ce que je faisais parce que c’est super important.
M.N. : Ces copains là, c’est des copains d’enfance que tu connais depuis toujours.
T.V. : Oui, surtout mes potes de la Drôme. Mes potes ça prend 80/90% de mon taff. Ils m’habitent vraiment, c’est super important qu’ils puissent avoir accès à ça. A ce moment-là, on a fait un projet qui s’appelait “Sans_objets” qui était une correspondance sur Instagram d’images qui se répondaient. A travers ce projet, ça a donné plus facilement accès à mes potes à mon travail. Déjà parce que la plateforme était connue, ils avaient déjà tous les codes. C’était plus facile pour eux non seulement de rentrer dedans mais tout simplement d’y avoir accès. Pas besoin d’aller dans une galerie, etc. Et après c’était hyper rigolo, mais ce projet c’est devenu une expression “sans ob” et un jeu avec eux. Le but c’était de trouver des images qui auraient un potentiel artistique “style art contemporain”. Du coup, souvent je reçois des messages de mes potes avec marqué “Sans ob?”. [rire] Un soir, j’ai une pote qui vient me voir en soirée et qui me dit qu’elle a enfin compris ce que c’était un “sans objet”, du coup elle se met à me raconter qu’une fois elle sortait de ses courses et il y avait un mec avec un pack d’eau sur son vélo et il y avait une des bouteilles qui était trouée et en partant l’eau s’est mise à couler le long de son trajet. Elle m’a dit qu’elle avait trouvé ça super beau et qu’un “sans objet” c’était ça. Et là, je me suis dit “Ah ouais”. Je sais même plus ce que je lui ai dit, mais ça m’a grave touché qu’elle ait posé un regard là-dessus. Je crois que c’est juste ça, c’est très simple en fait.

© Instagram sans_objet
M.N. : Du coup c’est devenu un jeu entre vous. Eux avec leur enthousiasme te font des propositions parce que tu leur as montré un certain regard.
T.V. : Oui et c’est super rigolo. La dernière fois, j’ai un pote qui m’a envoyé une photo d’un vieux piano, style dans une décharge, et il m’a envoyé “sans ob?” et je lui ai répondu que j’étais pas sûre. [rire]. Mais juste le fait qu’il arrête son regard là-dessus je trouve ça super important. Même le travail qu’on a fait avec Nabil c’est la même chose. Je me rappelle, la veille de l’ouverture du Mini Market “Quelqu’un d’autre t’aimera”, il y a un mec qui s’appelle Victor qui traine souvent là-bas, qui était là tout le temps du montage de l’expo, et la veille du vernissage il a fait une story en montrant tout et pour moi c’était hyper important de rentrer dans sa story. Souvent c’est des potes à moi qui postent ce que je fais, alors que lui c’était son lieu et il était fier de montrer qu’il y avait des nouveaux trucs qui se passaient. C’est ce genre de moments qui sont super importants pour moi.
M.N. : Je me demandais si tu avais déjà suivi une psychothérapie ou une psychanalyse et si cette forme t’intéressait comme l’échange, la transformation par la parole sont des choses importantes pour toi.
T.V. : Oui, c’est un truc que j’ai commencé il y a deux ans. C’est assez intéressant parce que dans ma manière de travailler j’aborde les choses de manière très analytique. J’analyse toujours le lieu, la structure, les schémas, etc. pour voir comment je pourrais incruster ça dans ma pratique. Je pense qu’il y a un truc qui se rejoue aussi dans la psychanalyse et dans le rapport au langage. Ils s’arrêtent sur quel(s) mot(s) tu utilises pour parler de telle ou telle chose et de leur symbolique. C’est une approche hyper sensible. Je pense que ça m’a assez intéressé, à la fois d’en faire l’expérience, et d’en observer les codes. Ca permet aussi d’avoir un rapport hyper distancié avec toi-même comme tu peux avoir un rapport hyper distancié avec ce que tu es en train de faire pour justement avoir un regard critique et d’être toujours dans une idée de construction et déconstruction. Je sais que ça m’intéresse pas trop d’être quelqu’un qui trouve un filon et qui se dit que toute sa vie elle va faire ça. Même si je respecte vachement des gens qui ont fait ça. Et je pense même que au milieu de toutes ces propositions artistiques c’est important que des gens fassent ça. Mais personnellement dans ma pratique je pourrais pas faire toujours la même chose, je m’ennuierais très vite, je deviendrai un peu tarée. Ce rapport là il permet aussi d’avoir plus de distance et d’analyser, de le faire calmement et de prendre les bonnes décisions mais ça demande beaucoup d’efforts.
M.N. : J’ai commencé aussi il y a un an et c’est vrai que les premières séances je me rappelle, je rentrais chez moi j’étais comme écrasée parce que ça me vidait. Je crois effectivement que ce rythme que tu décris de déconstruire et d’analyser des choses très finement c’est un temps et une disponibilité qui demande énormément d’énergie et qui en même temps est tellement importante.
T.V. : C’est aussi important d’en parler de manière très décomplexée. Je pense que pendant longtemps c’était super tabou de dire qu’on allait voir un psy, mais aujourd’hui je sais qu’autour de moi tou.tes mes potes en voient un.e. C’est super important ce rapport décomplexé.
M.N. : Totalement. Ca participe d’une curiosité de soi qui est un temps de travail qu’on devrait s’autoriser un peu plus.
T.V. : Parfois tu te prends des grosses claques.
M.N. : De ouf. Il suffit d’un mot pour faire jaillir un flot d’autres choses. Et tu m’as fait lire ton mémoire pendant le confinement et il renvoie à des questions qui intéressent particulièrement Camille et son format d’émission, c’est une question qu’elle pose à tou.tes les artistes qu’elle invite, sur la question de l’économie de l’art et sur la manière dont on gagne sa vie dans le milieu de l’art et de comment on s’assure un modèle économique dans ce monde là. Du coup, une des questions rituelles de ce podcast c’est de demander à l’invité.e c’est de te demander si tu gagnes ta vie à l’heure actuelle par l’art et si ce n’est pas le cas comment tu envisages de créer une économie dans ce champ là par rapport à ton travail et à ta place en tant qu’artiste.
T.V. : Du coup, comme tu l’as dit, je finis mes études donc je suis encore étudiante pendant deux semaines, donc je gagne pas encore du tout ma vie avec ça. Pour ce que j’envisage, moi je suis beaucoup dans le montage de projets donc dans la demande de subvention et dans la recherche d’alternatives pour trouver de l’argent pour monter ces projets dans le respect de nos boulots, du coup pas de le faire pour des clopinettes pour pas crever la dalle. J’avoue que j’ai pas vraiment de réponse et de solution pour l’instant. Je pense qu’il n’y a pas de schéma parfait. A la fois c’est une très grosse difficulté et en même temps, c’est une très grande force. Tout est envisageable, tu peux un peu grapiller partout, il y a plein de choses qui sont encore à inventer. Cette année il y a eu des vrais engagements autour de ça avec de vraies voix qui se sont élevées.
M.N. : Totalement. On parlait notamment des tabous et je crois qu’effectivement, les mouvements de cette année, en tout cas moi qui travaille aussi dans la culture dans un musée, le fait que la parole collective s’ouvre là-dessus c’était vraiment un step fondamental. Le fait d’en faire une question publique.
T.V. : Oui c’était une vraie nécessité. Ça arrivait à un moment où tout le monde n’en pouvait plus et où c’était inacceptable de bosser comme ça. Après c’est lié à une histoire de comment on s’est construit et ça revient à ce qu’on disait dans le fait de déconstruire ce qui se passait avant mais aussi de conscientiser ce qu’on a accepté, ce qu’on a fait, comment et pourquoi on l’a fait, en essayant de trouver des alternatives. Après, je sais que dans ma tête c’est ultra compliqué parce que ça met en jeu d’où tu acceptes l’argent, comment tu l’acceptes, etc. Ça remet en question beaucoup de choses. L’argent public aussi, parce qu’il y a eu un vrai appel à la nécessité que les structures publiques se requestionnent, se restructurent et fassent autrement. Un nouveau rapport aussi au privé qui est en train de s’installer avec des nouvelles structures, je pense notamment à Lafayette Anticipation, qui est une sorte de nouvelle approche par la production. Le temps des FRAC est malheureusement en train de s’essouffler à fond. Je pense qu’aujourd’hui notre génération a plus du tout confiance dans les FRACs pour qu’ils viennent nous exposer. Je crois que ce temps justement de confinement a fait que beaucoup de choses se sont aussi écroulées avec beaucoup de galeries qui ont fermé et beaucoup de squats qui ouvrent. Il y a de nouvelles formes qui vont émerger et qui vont prendre le monopole dans la visibilité d’une nouvelle scène. Tout est en train de se construire et je me dis que je suis super contente de pouvoir participer à ça.
M.N. : J’ai super hâte que tu sois dans cette étape parisienne de ta vie et de ta création et merci beaucoup pour ce temps d’échange enregistré, c’était hyper précieux et tu m’as emmené hyper fluidement dans plein de choses.
T.V. : Merci pour l’invitation !
C.B. : Merci Margot et Thily pour ce bel échange. Je ne sais pas si c’est relatif au fait que je sois hyper à fleur de peau en ce moment, mais cette histoire de bouteille d’eau me fait monter les larmes systématiquement. Je ne connaissais pas du tout le travail de Thily et je dois dire que son univers m’a vraiment touché donc merci à Margot pour cette belle découverte.
N’hésitez pas à suivre le podcast sur Instagram parce que j’y glisse plein d’infos et à lui mettre 5 étoiles sur votre plateforme d’écoute préférée. C’est pas grand chose mais croyez moi, ça apporte beaucoup ! Quant à vous, cher.ère.s auditeurices, on se retrouve demain pour le prochain épisode de IEL PRÉSENT.E. Comme d’habitude, je tenais à remercier David Walters pour le générique. Je vous dis à demain, mais en attendant, prenez soin de vous et je vous embrasse !
REMERCIEMENTS : Un immense merci à Cosima Dellac d’avoir retranscrit cet épisode de PRÉSENT.E et à Cassandra Levasseur pour la correction.