IEL PRÉSENTE #1

IEL PRÉSENTE, c’est un hors-série qui multiplie les regards. J’en suis profondément convaincue, tout point de vue est nécessairement particulier et situé. Et le mien n’en est pas exempt. Il existe autour de moi d’autres manières de penser, d’autres façons d’envisager les choses, d’autres possibilités d’existence. Seulement pour découvrir cela il faut savoir se taire puis écouter les autres. 

Et c’est ce que j’ai essayé de faire avec IEL PRÉSENTE.

Pour chacun des épisodes de ce hors-série je me suis éclipsée et j’ai confié mon micro à un ou une critique d’art ou commissaire d’expositions. Toutes et tous ont eu carte blanche dans la réalisation de l’épisode : du choix de leur invité à la rédaction des questions. Les entretiens de IEL PRÉSENTE sont donc gorgés de mots, d’interrogations et de manières de penser qui ne sont plus uniquement les miennes. 

C.B. : Aujourd’hui, l’épisode de IEL PRÉSENTE est pensé par une historienne de l’art. Elle est chargée de communication et de médiation à l’école municipale des Beaux Arts Galerie Edouard Manet à Gennevilliers. En 2015, elle a cofondé Jeunes Critiques d’art, collectif grâce auquel je l’ai rencontrée. Je suis donc ravie de confier mon micro à Horya Makhlouf. Bonjour Horya ! Merci d’avoir accepté mon invitation ! Avant de te laisser tout gérer, est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur ton invitée, pourquoi tu as décidé de l’inviter, comment vous vous êtes rencontrées, etc. 

H.M. : Hello Camille ! Merci de me recevoir avec mon invitée Naomi Luendo que j’ai rencontrée il y a quelques années maintenant au cours d’un stage qu’on faisait toutes les deux dans un centre d’art contemporain. C’est marrant parce que du coup on s’est pas du tout rencontrées dans une relation d’artiste/critique d’art, mais on était collègues, on a beaucoup parlé, on s’est découvertes dans cette relation de travail qui est devenue amicale au fur et à mesure du temps. Du coup, c’est un peu par hasard, au détour de plein de conversations qu’on pouvait avoir sur la vie, sur nous, sur notre travail, que je lui ai demandé de me parler un peu de son travail. Et ça m’a beaucoup plu. J’avais l’impression de découvrir une autre facette, en même temps assez imbriquée dans la personnalité de Naomi que je commençais à découvrir et avec laquelle j’avais envie de devenir copine. [rire] 

N.L. : Hello Camille ! Ravie de te rencontrer ! J’avais déjà entendu parler de toi, mais merci de cette invitation presque directe et puis coucou Horya même si on est venues ensemble. Je suis ravie que tu m’aies invitée à partager cet épisode avec toi, car la l’affection que j’ai pour toi est à la hauteur de la proposition. 

H.M. : Au tout début quand on parlait de ton travail, j’ai tout de suite adoré la première œuvre que tu m’as présentée. C’est une série de photographies que tu avais prise pendant tes voyages et qui présente des reflets. Tu étais hyper inspirée par les fenêtres, les choses qu’elles montraient et qu’elles cachaient à la fois ; leur côté miroir. C’est le genre de petites attentions qui me plaisent énormément chez toi et sur lesquelles on a beaucoup échangé. 

N.L. : Pour commencer, tu as parlé de ma série de photographies, “Les allégories du déplacement”. C’est une série qui me tient beaucoup à cœur et qui pourrait un peu résumer mes affections et tout ce qui me pousse à travailler au quotidien. C’est ce regard que l’on porte sur le paysage, notamment le paysage urbain, architectural, en lien avec les corps, avec le paysage de la flore. Ce sont des paysages particuliers, surtout des tropicaux, ou extra-occidental, parce que ça fait partie de mon ADN et de tout ce que j’aime. Je suis née en France et j’ai grandi en France. Ma mère est d’origine Guadeloupéenne et mon père d’origine Congolaise. Ils ont en commun ce territoire et ce paysage tropical. Une de mes premières peintures qui s’appelait “Eden”, je l’ai faite quand j’étais en Prépa, et la première fois que mon père l’a vue, il m’a dit : “C’est dingue, on dirait la forêt qu’il y avait juste à côté de chez moi, ça me rappelle la maison.” Et ma mère, indépendamment, quand elle m’en parle elle me dit : “On dirait le paysage derrière ma maison en Guadeloupe.” Et j’ai trouvé ça beau, parce que je m’étais inspirée de ce paysage hyper vert, plein de vie, presque aquatique tellement l’eau est palpable dans la végétation. J’ai trouvé ça beau d’arriver à trouver une sorte d’endroit ou d’objet qui centralise toutes ces forces et ces choses qui font partie de moi et qui font partie de mon identité. 

H.M. : En parlant de ces petits détails qui tous ensemble font des mondes, ce qui m’a plu aussi c’est ce travail que tu as commencé à mener sur la question du motif en parallèle de cette série de photographies des reflets. Tu avais créé pour ton diplôme de fin d’année des Beaux-Arts, une série de nattes tressées avec des grandes fleurs que tu avais imprimées dessus. Du coup, cette attention aux détails, aux motifs, est-ce que tu peux nous en parler ? 

N.L. : Cette œuvre avec les nattes je l’ai appelée “Petit pays”. C’était une sorte de répertoire de ces formes végétales que j’avais vu en Guadeloupe. Il faut savoir que dans le travail la Guadeloupe et son paysage sont des choses qui me tiennent vraiment à cœur et qui guident mon regard. C’est ce que j’ai vu depuis que je suis toute petite. Je ne suis jamais allée en République Démocratique du Congo. Encore aujourd’hui, c’est une sorte d’échec que je porte. Je sais que j’ai le temps d’y aller et que je le ferai, mais j’attends avec impatience la découverte de ce paysage-là, de ce monde-là, de cette population-là, de cette découverte de mes particularités qui font mon identité. La Guadeloupe elle est inhérente à mon identité, je connais ses paysages. Ma mère, elle vient d’un archipel, puisqu’elle vient d’une île qui fait partie des îles, donc d’être encore plus ancré dans le territoire parce qu’on est une petite chose dans les Caraïbes, et il y a cette petite chose en plus qui est cette petite île, c’est un peu la source de mon travail. C’est aussi pour ça que j’aime le motif. J’aime prendre quelque chose qui est très indépendant mais qui fait partie d’un tout. 

H.M. : J’aime beaucoup justement que dans cette manière que tu as de décrire le paysage, ton enfance, ton coeur, ton identité, et la manière dont tu les transcrits dans ta peinture, dans ton travail qui est aussi beaucoup plus que de la peinture dans le sens où tu touches à beaucoup plus de disciplines plutôt qu’une réduction à la peinture. Tu tires ces éléments du paysage et de la société, de l’identité dont on sait à quel point elle est différente de ce territoire français dans lequel on habite, on a évolué et dans lequel on s’est rencontrées toutes les deux. Un territoire très parisien, très guindé, très européen, très blanc. Justement ces motifs, tu les exposes pour des anecdotes. J’adore quand tu me racontes les anecdotes de ta vie. Mais on a beaucoup réduit et décrit tes motifs et tes paysages en utilisant un mot que toutes les deux on n’aime pas trop : exotique. Et c’est justement trop beau qu’en décrivant ces paysages tu ne l’aies pas employé, mais que tu aies utilisé plutôt les termes de “poétique” et d’”aquatique”. Qu’est-ce que tu penses de ce mot d’exotisme ?

N.L. : Je suis très portée sur le sens des mots, sur leur étymologie, sur les terminologies. J’adore les jeux de mots, c’est vraiment un truc qui me stimule. Dans mon travail, je vais toujours commencer à penser le titre et à comment le lié avec la chose qui va se matérialiser dans ma peinture, plus que de prendre l’objet et à penser le titre après. Du coup, l’exotisme pour moi veut tout est rien dire. Une pomme pourrait être exotique, alors qu’un fruit de la passion ça fait tellement partie de moi que je ne le considère pas du tout comme exotique. Le mot exotique veut dire que c’est “hors de toi”, que tu ne connais pas cette chose, qu’elle ne t’appartient pas, que tu la découvres en confrontation. Des territoires exotiques, ce serait plutôt pour moi des territoires comme l’Asie dans le sens où j’ai mon identité de caribéenne issue de la culture créole et qui se trouve au centre des Amériques. J’ai cette chose de l’européanité parce que je suis née et ai grandi à Paris, j’ai toute cette culture française qui me suit et me suit toujours même si j’essaie de m’en défaire. Oui parce qu’il faut le dire, ça ne se voit pas quand je parle, mais je suis noire et puis j’ai l’africanité aussi parce que mon père vit en Afrique. Ca ne veut pas tout dire, il y a plusieurs Afriques pour moi, il y a plusieurs cultures africaines, et l’Afrique est souvent réduite à son essence continentale, on en parle souvent comme d’un pays alors que ça n’a aucun sens de l’essentialiser comme ça. C’est pour ça que je n’aime pas le mot “exotique” parce qu’il revient dans des conversations biaisées où les gens sont sûrs de ce qu’ils avancent, où ils essaient de te définir à ta place alors que toi tu sais exactement ce que tu es ou tu cherches encore à te définir, mais ça te concerne toi. Je ne suis pas de “souche pure” et ça ne m’intéresse pas. L’identité nationale a été un long débat en France, mais on est tous des métisses parce qu’on est tous un mélange d’ADN. Tu es toujours quelque chose d’autre et d’extérieur à toi, même si ça t’appartient, parce que ton père et ta mère ou tes géniteurs ce sont des personnes qui sont indépendantes de toi mais qui quand même font partie de toi. Il faudrait qu’on arrête de parler d’exotisme. On peut parler de différence et d’altérité. Mais l’exotisme qu’est-ce que ça veut dire. Par exemple, je suis d’accord pour qu’on parle d’exotisme, même de tribal mais il faut le replacer dans un contexte. Il y a des tribus sur le continent Américain, sur le continent océanien,  sur le continent asiatique, sur le continent européen. Je voudrais qu’on replace les choses dans le contexte. Si tu me parles d’exotisme il faut me dire par rapport à quoi. Si c’est par rapport à toi, si c’est par rapport à ton voisin, si c’est par rapport à ta mère. C’est ça qui m’intéresse. C’est pour ça que ce mot est bancal parce qu’il manque de quelque chose. Il peut être utilisé. Je pourrais dire de quelque chose qu’il est exotique pour moi parce que ça ne m’appartient pas, ça ne fait pas partie des choses qui définissent mon identité. Ensuite, c’est un mot qui a pris tellement de poids, notamment politique. Quand on me parle de “tropicalité” je suis d’accord, c’est une sorte de vérité de par le paysage, il y a des territoires tropicaux comme il y a des territoires montagneux. C’est une caractéristique géographique et presque atmosphérique. Mais ce poids de ce mot d’exotisme qui est souvent associé aux îles me dérange. Souvent on entend : “Je vais faire des vacances exotiques” ça me rend dingue. 

H.M. : Je suis hyper d’accord avec toi. On est tous exotiques par rapport à quelqu’un. 

N.L. : On est tous extra-quelque chose, hors de quelque chose. 

Naomi Lulendo, Faites vos je, puzzle, 2018
© Naomi Lulendo

H.M. : C’est quelque chose dont tu t’amuses aussi parallèlement. Tu aimes beaucoup ces détours. D’ailleurs tu as abordé la question des jeux de mots notamment entre le “JEU” et le “JE” et cette manière de t’amuser entre une définition et l’autre, entre une identité, celle que toi tu vois, celle qu’on aimerait te coller de l’extérieur, celle que tu cherches encore, celle dont on a pu discuter toutes les deux et dans les conversations qu’on a enrichi par les points de vue professionnels. Il y a toujours cette quête d’identité pour trouver ta place. C’est quelque chose que tu arrives de manière assez forte à réunir dans ton travail. D’un côté le motif, une dimension très plastique, de l’autre côté cet exotisme et cette quête d’identité. Tu faisais de la peinture, de la photographie, des tresses et maintenant tu fais de la performance aussi. Comment tu évolues dans cette quête par ton travail ? 

N.L. : Tu as dit à un moment que je cherchais à trouver ma place. Ça m’a interpellée. Je viens d’une grande famille, j’ai plusieurs frères et soeurs, et j’ai un frère jumeau, et trouver ma place n’a pas été simple, et en même temps aujourd’hui, je ne vois pas la nécessité de trouver ma place parce que ça voudrait dire que je me suis fixée à un endroit et que je ne veux pas en bouger. C’est pour ça que le jeu, ça m’intéresse. Avec le “jeu” tu es obligée de bouger, tu es en action, tu fais une action et ça va te faire rebondir sur autre chose. Je trouve important de ne pas oublier qu’on joue constamment avec notre identité. Le simple fait de s’habiller, c’est un jeu pour moi. Par exemple, il y a un créateur que j’admire énormément qui s’appelle [???], quand j’ai découvert son travail, ça a révolutionné ma vision du vêtement. Pour lui, le vêtement c’est de l’ordre du jeu. Il fait des choses sublimes avec des formes incroyables et ça s’adapte à tous les corps. Il n’y a pas de S, M, L, mais c’est des vêtements que tu peux enfiler et vont s’accorder complètement à ta morphologie. J’avais vendu un de mes pantalons à une amie. Je l’avais porté énormément et j’étais contente de le donner à une personne que j’adorais. Il y a cette notion de partage dans le don ou l’échange et de quand même se retrouver. C’est un pantalon qui a pris la forme qu’il a sur elle et qui avait une autre forme sur moi. C’était aussi un don d’une amie et là c’était mon tour de le passer. Le jeu il ne faut pas qu’il s’arrête parce que sinon ça voudrait dire qu’on s’est reposé sur ses lauriers, qu’on est dans sa zone de confort et qu’on ne va pas trop en sortir. Il y a cette série “Faites vos jeux” qui renvoie forcément à l’univers du Casino. C’est une série de puzzle que j’avais commencé en 2018 et je ne pense pas que ça s’arrêtera parce que j’aime cette idée du jeu qui se reconstruit en permanence. Cette série peut prendre des formes différentes mais en substance, ce sont des mannequins noires, avec tout ce que ça comprend dans le colorisme, que j’avais cherché dans des magazines de mode. Je m’étais rendue compte en regardant beaucoup de magazines de mode que les modèles noires étaient souvent des substances-objets. Quand tu regardais l’image tu avais les modèles blancs qui avaient des décors, une voiture, etc. et les modèles noirs étaient souvent sur des fonds colorés et c’est eux qui faisaient objet. Ça m’a frappée. Je me suis demandée ce que ça signifiait. D’être ce modèle objéifié dans une atmosphère juste coloré avec des motifs qui rappellent un peu de l’exotisme mal calibré. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose avec ça. Mes puzzles n’ont pas réellement de visage, mais sont des sortes de fragments de chair, de morceaux de peaux, de vêtements, maintenant un peu plus de paysage. J’adore la peau, le toucher. Le concept du puzzle est de recréer une image qui sera claire. Si tu fais un puzzle avec une image qui est assez abstraite et que tu arrives quand même à déceler des fragments, c’est un peu le fragment qui est fragmenté et tu reconstruits ce fragment : qu’est-ce que ça veut dire de faire un puzzle alors que tu sais que l’image donnera quelque chose mais que ce ne sera pas concret, tu ne pourras pas la saisir totalement. C’est de là que je suis partie et que j’ai commencé cette série. C’est pour ça que j’ai voulu l’intitulé “Faites vos jeux” parce que tu lances tes dés, tu poses ta mise, tes jetons, en attendant de savoir si tu as gagné ou non. C’est le moment de la découverte. 

H.M. : Une découverte bizarre d’ailleurs. Je ne sais pas si tu te souviens quand tu les as présenté, ils se cassaient un peu la gueule… 

N.L. : Je me souviens. C’était pas une période simple. On n’en parle pas beaucoup de ça. Quand on est artiste, on parle beaucoup de la pratique artistique, de comment on est artiste. Par exemple, les deux puzzles que j’avais montrés, c’était un échec. La forme, l’image, la présentation étaient un échec. Mais c’était un moment d’échec dans ma vie. J’étais foncièrement malheureuse. Je pense que c’est important qu’on s’arrête deux minutes et qu’on pense à l’humain derrière l’artiste, derrière le critique, derrière le créatif, qu’on pense à l’humain tout court, et qu’on respecte ça. Ces temps où on a juste besoin de faire une pause mais on ne se laisse même pas le temps de la faire parce qu’on se dit qu’il faut être dans cette ère du temps où il faut absolument faire quelque chose. 

H.M. : Je suis désolée de ramener ce mauvais souvenir. Je voulais juste parler de ce côté un peu poétique qu’il y avait dans le côté aléatoire. Mais tu as raison il faut parler de concret aussi. C’est pas pour rien qu’on a commencé à parler de ton travail après. On était tellement occupées toutes les deux à parler d’autres choses. Tu as raison, il faut parler de la nécessité derrière ton travail, en plus des idées, il faut parler des conditions que tu dois réunir pour faire ce travail. 

N.L. : Exactement, il faut être stimulée, mais c’est hyper dur d’être stimulée constamment. On a des stimuli qui viennent parasiter notre esprit, on a l’impression qu’on bouge et qu’on fait des choses, mais d’être réellement stimulée c’est autre chose. Dans mon travail artistique, je pense que ça a été compliqué d’accepter ce que je faisais et que ce ne serait pas quelque chose de précis, que je n’avais pas de médium de prédilection, mais surtout d’accepter aussi que j’étais une artiste. 

H.M. : Tu peux raconter cette histoire de comment tu t’es rendue compte que tu étais une artiste ? Comment tu as accepté de t’appeler “artiste” ? 

N.L. : J’ai fait cinq années de Beaux-Arts et normalement à cette étape là, au bout de trois, quatre ans tu commences à dire que tu es artiste. Moi j’avais tous mes ami.e.s autour de moi qui parlaient comme des artistes, qui vivaient comme des artistes avec tout ce que ça engendre. On a un peu cette idée de l’artiste qui est cette personne du spleen, qui se drogue, qui a des mœurs basses, qui vit sa vie un peu sans réfléchir. Un artiste ça pense à tellement de choses, et ça pense tellement à avoir de la thune pour pouvoir vivre justement. Du coup, j’étais avec ces ami.e.s qui se considéraient comme artistes et qui certaines fois étaient un peu trop sûr.e.s de leurs positions malgré leur travail et ce qu’ils en disaient. Et moi je ne comprenais pas. J’étais totalement démunie et je me demandais ce que je faisais là. J’ai une tendance à aimer être efficace. D’aller dans une direction et de les faire jusqu’au bout. De ne pas trop me tromper. J’étais allée aux Beaux-Arts avec une certitude alors que c’était pas du tout le chemin qu’on m’avait conseillé de prendre. On m’avait dit que je ne serais jamais prise parce que j’avais plutôt un profil Art Déco et que j’aimais l’architecture et le design et j’avais fait ces études-là avant de tenter les Beaux-Arts. Mais je le sentais dans mon être et dans mon corps. Mais je refusais de le faire car mon père avait aussi fait les Beaux-Arts et je ne voulais pas qu’on se dise que je suivais le chemin de mon père. Après mes cinq ans, et après mon diplôme qui s’est hyper bien passé, j’étais hyper contente des pièces que j’avais montrées. Une personne m’avait dit que ça lui rappelait le Brésil avec ces couleurs chatoyantes et chaleureuses. Même si le commentaire laissait à désirer, il y avait cette idée de chaleur qui était vraie, parce que je suis des Caraïbes, donc ça fait partie de mon identité, de ce que je recherche. Même si j’étais contente de mon diplôme, je suis sortie des Beaux-Arts en me sentant frustrée et pas à ma place. Je me suis demandée pourquoi je faisais ça alors que je ne me considérais même pas comme une artiste. C’était une sorte de couverture, une arnaque. Tu ne t’es pas pris la tête, tu ne t’es pas posé de question. Mais c’était faux, je me suis rendue compte avec le recul, j’ai pas arrêté pendant les Beaux-Arts. J’ai enchaîné les stages, ou assistante d’artistes et de galeries. J’ai été professeure d’histoire de l’art et d’art plastique à des enfants. C’était bien, parce que ça m’a enrichi aussi. Je ne voulais pas me retrouver enfermée dans cette idée de l’artiste qui ne produit que par son ventre et par ses tripes et qui fait que ça et qui ne va pas trop voir l’extérieur même si je suis une personne un peu solitaire. J’ai eu l’opportunité de faire une résidence à Dakar. J’y étais déjà allée dans le cadre d’un atelier avec les Beaux-Arts, on avait visité l’atelier de Pascal Martin Tayou, et là j’ai découvert Dakar pendant la biennale donc c’est vraiment un moment où ça foisonne d’énergie, tu rencontres des tas de personnes, tu vas dans des tas de lieux, tu rencontres aussi une nouvelle manière de faire l’art. Quand j’ai commencé ma résidence à la Raw Material Company n°5, sous la direction d’Otobong Nkanga, j’avais jamais vraiment eu l’opportunité d’être entourée de personnes qui produisent de l’art et qui font que ça. Les Beaux-Arts, peut-être que j’étais trop jeune, pas assez sûre de moi pour voir tout ce qu’il y avait à voir. En tout cas, dans cette résidence ça m’a fait énormément de bien parce que j’étais avec des personnes qui savaient voir des choses, qui avaient beaucoup d’intuition et qui étaient dans le milieu depuis très longtemps. Otobong, je l’avais rencontrée aux Beaux-Arts un moment où elle était venue en tant qu’intervenante. Je suis allée directement la voir. Aussi parce que c’était une femme noire et que je ne me retrouvais pas en tant que noire aux Beaux-Arts. Je me suis dit qu’elle n’était pas exotique pour moi. C’est typiquement une personne vers qui je peux aller parce qu’elle me ressemble. Peut-être qu’elle pourra avoir des réponses aux questions que je me pose. Je l’ai rencontrée en 2015 et elle a vraiment marqué un tournant dans ma pratique artistique. Je me suis dit que j’étais un peu plus légitime. J’avais moins cette idée et ce sentiment que j’étais une impostrice. Le fait de faire cette résidence avec elle et de la rencontrer ça a été le feu. J’ai commencé à sentir que je vibrais. Après j’ai rencontré Koyo Kouoh, la fondatrice de la Raw Material Company, qui est une femme incroyable d’une grande intelligence. Elle adore (inaudible), le créateur de mode, c’est un peu une des choses qui nous a fait nous retrouver. Le fait de rencontrer des femmes aussi fortes dans ma vie c’est quelque chose d’incroyable. Ce sont les êtres qui m’ont porté le plus, sans parler de ma mère qui est l’être ultime qui m’a porté dans tous les sens du terme. Elles me fascinent autant qu’elles me nourrissent. Le fait de les rencontrer et de faire des choses, j’ai vraiment senti que je m’impliquais dans le travail que je donnais. Ça m’a fait réaliser que j’étais une artiste. C’est la première fois que je l’ai verbalisé, que je l’ai ressenti dans mes fibres. J’étais une artiste. Ça change tout d’être artiste et de le sentir et d’être artiste mais de ne pas en être sûr.e. C’est un autre rapport avec son travail, avec d’autres artistes, avec des galeristes, des critiques d’art, etc. 

H.M. : Finalement ça t’a permis de mieux t’approprier les choses. Tu savais mieux te défendre d’un coup. “Défendre” pas dans le sens “pour” ou “contre” mais dans le sens d’en parler comme tu viens de le faire ici. 

N.L. : J’aime bien la vulnérabilité de ne pas avoir à se défendre. J’ai jamais cette nécessité de défendre mon travail. C’est hyper égocentré de défendre son travail pour moi. 

H.M. : Je sais que tu as aussi ce sentiment que ton travail, s’il en vaut la peine, peut se défendre par lui-même. Comme la fois où tu m’as montré ton portfolio pour que j’essaie de créer une critique artistique dessus, mais tu m’as laissé toute seule devant tes œuvres, j’étais un peu déconvenue. 

N.L. : J’ai beaucoup de mal à définir les choses parce que j’ai l’impression que ça les enferme. Mon métissage m’a aussi donné l’envie de ne pas trop définir les choses parce que ça bouge tellement. A un moment par exemple il y a une dizaine d’années, j’ai eu cette sorte d’aversion pour le blanc. J’arrêtais pas de répéter “je déteste le blanc” comme une sorte de mantra viscérale. Je me rappelle, j’étais partie en Guadeloupe et je parlais avec ma grand-mère ou alors on regardait juste les étoiles en silence. Ma grand-mère, elle était noire, un beau noir. Tous les noirs sont magnifiques, mais elle, elle avait une peau noire magnifique, plutôt sombre et elle avait les yeux bleus. J’ai longtemps cru qu’elle avait les yeux bleus avec la vieillesse. Personne n’avait questionné ça parce que ça allait de soi et je n’avais pas pensé à lui poser la question. C’était un peu l’année où je découvrais un peu mon africanité et ma créolité, où je commençais à l’accepter. C’était au lycée, j’avais pris l’option art plastiques et j’avais envie de découvrir des choses, j’étais en recherche identitaire. On parlait et je lui ai enfin demandé pourquoi elle avait les yeux bleus. Elle m’a répondu simplement que sa grand-mère avait les yeux bleus et était blanche. Ça m’a bouleversée. J’étais persuadée jusqu’alors de ce que j’étais : guadeloupéenne, congolaise, française. Et c’était ma définition de la chose avec les mélanges que ça prend mais c’est comme ça que je voyais le truc en essentialisant. Quand elle m’a dit ça, je me suis demandée pourquoi j’ai toujours voulu mettre des mots spécifiques sur ce que j’étais, pourquoi je voulais absolument me définir. Pourquoi je ne respecte pas mon identité totale parce que j’arrêtais pas de dire que je détestais les blancs, mais je ne savais même pas que j’avais des blancs dans mon histoire personnelle. La généalogie est super importante. Je ne la connais pas vraiment et je ne pourrais jamais la connaitre complètement avec le brassage de l’esclavage. Ce passage historique qui marque tout, les corps, les mentalités, les philosophies, les formes de savoirs, les formes de transmissions, etc. Je ne pouvais pas juste me dire de manière très prétentieuse que j’étais sûre de moi et de ma noirceur et de tout ce que ça représentait. A ce moment-là, je me suis dit que j’allais arrêter de chercher constamment l’approbation d’une sorte de case qui me dirait que oui je suis exactement ça et que tout va bien. Une identité ça bouge. Ça bouge parce qu’on rencontre des gens et qu’on découvre des histoires. Autant jouer avec plutôt que d’essayer d’être une personne qu’on n’est pas. 

H.M. : Tu parles de ces identités qui sont hyper fluctuantes. C’est quelque chose que tu as accepté et que tu mets en scène depuis plusieurs années. Depuis que tu es allée à la RAW que tu as enfin accepté d’être une artiste. La performance où tu adores porter plein de masques sur la tête et sur le ventre, comme celle que j’ai vu à la galerie Allen, il y a deux ans maintenant avec ton masque rouge ventral qui était magnifique. 

N.L. : Oui c’était l’année dernière. La performance, j’ai jamais porté de masque sur le visage parce qu’on en parlait justement, le masque sur le visage c’est quelque chose de vu et revu et j’aime bien cette idée de sortir des sentiers battus. Du coup, le masque ventral que j’avais utilisé pendant cette performance dans le contexte du collectif Prologue et de l’exposition “Tongue on tongue, ta salive dans mon oreille”. J’étais partie sur le motif, pas seulement en tant que forme picturale, mais ça définit aussi le langage. Un mot, un travail ou une idée peuvent être des motifs. Ici, c’était cette idée d’échange entre l’homme et la femme parce que le masque ventral faisait référence à un rituel qu’on trouve dans le bassin central de l’Afrique dans lequel le jeune homme doit revêtir un masque ventral fait de bois pour danser et marquer son passage à l’âge adulte. Pour passer de l’enfance à l’âge adulte, il prend des attributs féminins et se comporte comme une femme, par exemple il mime les gestes de la femme enceinte. J’ai trouvé ça hyper beau. J’étais aussi dans une forme de gestation vis à vis de mon propre rapport au couple parce que j’avais à ce moment-là quelqu’un dans ma vie et ma relation de couple s’est toujours basé sur mon rapport avec mon frère jumeau et d’avoir cette relation de couple qui me replaçait dans un contexte avec un autre homme que mon frère, sans pensée malsaine, j’étais en couple et une intimité avec un autre homme. J’ai trouvé assez beau de prendre un objet hyper symbolique et de le porter pour en faire une performance. Tu parlais de la performance que j’ai commencé à la RAW. Je l’ai commencée un peu par dépit parce que je voulais faire un projet photo et la personne avec qui j’étais est noire et on m’avait un peu mis en garde contre cette représentation du corps noir et de ce que ça voudrait dire et qu’on déplacerait forcément mon regard, même jusqu’au continent africain et au centre de Dakkar, on a toujours cette vision hyper occidentale du corps noir parce qu’on a été traversé par l’histoire de l’escalavage et de tout ce que ça comprend. Du coup, on m’avait dit que peut-être je pouvais trouver un moyen de faire autre chose. Je me suis décidée à faire une performance parce que c’est ce qui pouvait exprimer le mieux ce que je voulais faire passer. Le langage verbal de technique qu’on va utiliser est important mais il y a aussi ce langage des sensations, des mots, des sentiments, dont on parle assez peu, alors qu’on parle constamment même quand on a notre langage technique on est forcément imprégné de ce langage des sentiments. J’ai fait ma première performance qui s’intitulait “Be Longing” qui est un mélange entre du wolof, du français et de l’anglais, parce que je voulais que ce soit un moment où tout le monde comprendrait ce que j’avais à dire. La performance en tant que médium ne m’appartient pas encore complètement, mais je la découvre et je l’apprécie. C’est aussi pour ça que Dakar a été un endroit très important pour mon envie de faire de l’art. C’est là-bas que j’ai eu l’impression de naître dans ma pratique artistique. C’est un peu ma genèse en tant qu’artiste. 

Naomi Lulendo, Per Forma, 2019, Pièce performative, 30min, galerie Allen, Paris, 12 décembre 2019

H.M. : Au moment où on parle toutes les deux, tu pars demain pour Dakar pour t’y installer avec un billet aller sans retour. 

N.L. : Pas de retour. Ca veut pas dire qu’il n’y en aura pas un, mais pour l’instant j’ai des projets professionnels et artistiques là-bas à mener et c’est un endroit qui me tient tellement à cœur que j’ai envie de le redécouvrir sous un autre jour. On va planter des choses et les faire pousser. 

H.M. : C’est le moment de la dernière question, celle qui revient à chaque fin d’interview dans IEL PRÉSENT.E. Est-ce que tu réussis à vivre de ton travail ? 

N.L. : Absolument pas. [rire] Mais pour le moment j’en ai pas une peur panique. j’attends que ça vienne. Chaque chose en son temps. Je suis vraiment une jeune artiste. J’émergerai à un moment en tant qu’artiste émergente si tout va bien.

H.M. : Je te le souhaite ! 

C.B. : Merci les filles pour votre générosité. J’ai été hyper heureuse quand j’ai appris qu’Horya voulait faire son épisode avec Naomi Lulendo parce que je dois dire que son travail me faisait de l’œil depuis un moment mais je n’avais pas eu le temps encore véritablement de m’y plonger. Je pense que ce que j’ai le plus aimé dans cet épisode c’est tout le questionnement de Naomi sur l’identité, que ce soit la sienne ou le concept même d’identité. J’ai également été hyper marquée par la liquidité de sa pratique et de sa pensée. Je pense aussi que désormais je réfléchirai à deux fois avant d’employer le terme “exotique”. Merci encore à elles deux d’avoir accepté de se prêter au “jeu”/”je” ! Quant à nous, cher.è.s auditeur.ices, on se retrouve dès demain pour le deuxième épisode de IEL PRÉSENT.E de la semaine. N’hésitez pas à suivre le podcast sur Instagram parce que j’y glisse plein d’infos et à lui mettre 5 étoiles sur votre plateforme d’écoute préférée. C’est pas grand chose mais croyez moi, ça apporte beaucoup ! Avant de vous laisser je tiens comme d’habitude à remercier David Walters d’avoir accepter de me prêter sa musique pour le générique. Je vous dis à demain mais d’ici là, prenez soin de vous et je vous embrasse ! 

REMERCIEMENTS : Un immense merci à Cosima Dellac d’avoir retranscrit cet épisode de PRÉSENT.E et à Cassandra Levasseur pour la correction.

Publié par Camille Bardin

Critique d'art indépendante, membre de Jeunes Critiques d'Art.

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