Bonjour à toutes et à tous. J’espère que vous allez bien. Mon invitée cette semaine est Sarah Trouche !
PRÉSENT.E est un podcast dans lequel je souhaite mettre à jour ce qui vient en amont puis en aval de l’art contemporain. Mes questions portent donc rarement sur les œuvres en elles-mêmes mais davantage sur toutes les réflexions et les doutes qui gravitent autour de celles-ci. Car ici je m’intéresse d’abord à la manière dont la vie de mon invité.e impacte son travail puis à l’inverse à la façon dont son travail vient impacter sa vie. Dans PRÉSENT.E j’essaie de mener les conversations comme j’ai l’habitude de le faire en tant que critique d’art dans les ateliers d’artistes ou à la terrasse des cafés. Sauf qu’ici nous sommes enregistré.e.s et vous avez la possibilité de tout écouter.
Le travail de Sarah Trouche a une résonance particulière pour moi. Puisque je l’ai découvert cette année lors de l’exposition qu’elle présentait à La Traverse, le CAC d’Alfortville. C’était en mars dernier, je me souviens qu’il faisait super beau ce jour-là et qu’en parcourant l’exposition de Sarah j’ai été émerveillée par chaque pièce ! Ça avait aussi été un beau moment d’échange avec Marguerite Milin, la galeriste de Sarah qui avait eu la gentillesse de m’accompagner lors de cette visite. L’exposition de Sarah Trouche a en fait été la dernière exposition que j’ai faite avant qu’on soit confiné et elle m’a énormément marquée. Sans doute parce que le corps est au centre de son travail. Je lisais d’ailleurs que pour Sarah, le corps était un prétexte, un lieu, un outil d’action, une page blanche pour révéler le monde. Un sacré programme qu’on entame tout de suite avec Sarah Trouche !
Bonjour Sarah, merci d’avoir accepté mon invitation et de me recevoir dans ton atelier.
Ton corps, tu l’utilises dans toutes tes pièces. Que ce soit pour les performances comme pour les œuvres purement plastiques. Toutes découlent d’une manière ou d’une autre de ton corps. D’ailleurs ce dernier tu le montres totalement découvert puisque tu es nue dans toutes tes performances. Et ce depuis le début des années 2000 et la première action que tu as réalisée à Paris. À l’époque, tu t’étais jetée du pont de Notre Dame de Paris, complètement nue.
S.T : Alors tout d’abord, merci pour la remarque sur mon exposition au CAC La Traverse, je suis très contente que tu aies apprécié l’expo, surtout qu’elle a été confinée quasiment tout le reste du temps. Je travaille sur une visite virtuelle pour pouvoir la partager le plus tôt possible. Justement, le corps est au centre de mon travail, ça s’est fait tout à fait par hasard parce que je ne m’imaginais pas du tout prédestinée à travailler ne serait-ce que la performance et encore moins en étant nue. Finalement, ce sont les rencontres qui ont bouleversé ma démarche. J’ai grandi dans le Médoc, et je vis actuellement entre le Médoc et Paris où j’exerce ma pratique. Ce qui m’a vraiment touchée c’était une vie protégée à la campagne, en ruralité, dans mon internat de jeunes filles sur le bassin d’Arcachon, et puis mon arrivée à Paris notamment pour y faire les Beaux-Arts. J’ai pu découvrir ce qu’était vraiment la misère et la situation de toutes ces personnes qui vivaient sous les ponts. Dans les années 2000, plein de gens vivaient sous les ponts, notamment autour de Notre-Dame sous les quais. C’est toujours le cas, sauf qu’ils se sont un peu éloignés du centre ville malheureusement, on les voit un petit peu moins. Du coup, l’action s’est faite suite à des rencontres, j’ai voulu poursuivre mon engagement tout d’abord auprès du Secours Populaire, ne serait-ce que pour des gens dits en difficulté, et c’est à travers ce premier engagement que j’ai pu me lier d’amitié avec certaines personnes qui vivaient sous les ponts. J’ai eu envie de leur rendre hommage, de partager un moment avec eux. Ça s’est fait un jour de février avec ma première action intitulée “First”. Je ne savais pas trop comment leur rendre tout ce qu’ils m’avaient apporté, du coup dans laquelle j’ai eu envie de me mettre dans cette situation de lâcher prise, où je perds corps, où justement je m’offre en pâture. Ce qu’ont pu me dire ces personnes c’est que la descente dans la rue c’est finalement une espèce de glissade à grande vitesse où on sait pas comment on en est arrivé là. On sait d’où on vient mais on ne sait pas comment on s’est retrouvé dans cette situation. C’est très rapide et extrêmement violent. C’est une perte de contrôle où on se retrouve du jour au lendemain sans famille, sans travail et sans logement. J’ai eu envie en tant qu’artiste de parler de cette chute là. Et de se dire qu’avec un coup de main, un bras tendu, on pouvait se redresser et s’en sortir. C’est ce qu’il s’est passé avec First où les gens venaient me récupérer pour ne pas que je tombe du quai dans la Seine. La difficulté de cette action, outre le fait que c’était au mois de février et que j’étais devant la préfecture de police sans autorisation évidemment, était que techniquement c’est une vraie épreuve de force. Il y a des bateaux mouche toutes les 10min sur la Seine, donc il fallait jongler entre arriver à sauter de ce pont, rester suspendue grâce à un système de balancier, arriver sur le quai en se faisant rattraper. Ça a été une très belle réussite qui m’a permis d’intégrer les Beaux Arts de Paris et de poursuivre ma carrière d’artiste. Ça a, je pense, posé la première pierre d’une pratique artistique. J’ai eu envie en utilisant mon corps, de dire que je serai là et que je donnerai ce que je peux.
Ta performance, c’est une sorte de métaphore de ce que ces personnes vivaient.
S.T. : Oui tout à fait. C’était très naïf. J’avais 18 ans. Tout le monde me parlait de cette chute, de cette perte de contrôle, et j’ai eu envie à mon tour de leur offrir à travers mon corps de voir quelque chose d’un peu différent et de matérialiser les choses aussi artistiquement.
Et comment justement ces personnes l’ont perçu ?
S.T. : C’était assez extraordinaire. C’était un moment quasiment de fête. J’ai une vidéo très étrange, parce que je n’avais aucune notion de l’image à l’époque, j’étais plutôt dans le geste pour le geste, qu’importe l’archive et la conservation de la trace artistique. C’est notamment des touristes américains qui en ont fait des photographies et qui ont eu le réflexe de garder ces traces. En tout cas, on s’est tous réunis sur les quais, on a eu un moment très fraternel. Justement après cette chute, on s’est rassemblé, on s’est redressé ensemble en se soutenant les uns les autres. Après, pour la petite histoire, je me suis retrouvée après la fin de la performance encore toute nue dans la rue. Tout le monde était heureux, on était tous sur un pied d’égalité, même si je passais un peu pour une folle, j’étais quand même une folle sympathique. Donc pudiquement, je m’éloigne un peu pour m’habiller, parce qu’à ce moment-là, je n’étais plus la performeuse, mais Sarah la jeune femme de 18 ans. Et c’est un peu à l’écart qu’un SDF qui n’avait pas vu la performance arrive et me demande si je tourne un film de cul. J’étais toute gênée, c’était assez étrange et oppressant et je me suis dit que c’était trop bête que ce moment-là vienne tout gâcher. D’ailleurs tous les hommes qui étaient venus me voir, (parce que c’était majoritairement des hommes) ont réussi à le faire fuir. Rire. Bon et finalement tout s’est bien terminé, on est tous repartis finir la soirée. Comme quoi finalement la vie nous emmène dans des chemins insoupçonnés et notamment la nudité dans mes performances.
Il y a une chose qui est arrivée plus tard et que j’ai omise de dire. C’est que malgré le fait que tu sois nue, ton corps est tout de même recouvert de peinture… Ce geste pictural, tu le fais pour plusieurs raisons, que j’aimerais que tu nous expliques ici mais, un des points de départ c’est notamment que, du fait d’être nue lors de tes performances, beaucoup de personnes – comme tu viens de nous le raconter avec ton anecdote – se sont permis de sexualiser ton corps.
S.T. : Oui, je n’en avais pas conscience à l’époque, je l’ai appris très vite et à mes dépens. J’étais une jeune femme de 18 ans, on va dire “normale” qui en étant dénudée amenait tout un imaginaire et une sexualisation de ce corps. Donc il a fallu très vite que je trouve une alternative à ça. A la fin, on ne regardait que si j’avais une belle poitrine et un cul sympa, et on ne parlait plus de mon sujet premier qui était le message que j’essayais de faire passer à travers mes créations. Ce qui était compliqué, ça a été d’essayer d’être le plus sincère possible en ne portant pas d’accessoire parce que je ne voulais pas entrer dans une théâtralisation, et pour moi, chaque vêtement a un symbole très fort, que ce soit un jean, une robe blanche, une tunique ou je ne sais quoi, on rentre tout de suite dans un imaginaire et une esthétique particulière. Du corps pour du corps, du corps comme matière, et du corps engagé qui se permet de ne pas avoir de référencement possible autre le fait que je suis une femme cis blanche d’un certain âge. Il a fallu que je m’échappe de ça pour devenir matière, et j’ai très vite trouvé la parade qui a été de demander aux gens quelles étaient leurs couleurs. Si je demandais à une communauté quelle était sa couleur, j’avais souvent une réponse commune, probablement liée à une histoire commune, à une nation. Si je demande à la France par exemple quelle est sa couleur, c’est le bleu marine. C’est assez étonnant de remarquer ça.
Michel Pastoureau en parle très bien d’ailleurs, en expliquant bien que le bleu est la couleur des français.e.s., qui rassemble.
S.T. : C’était un peu mon sujet, en questionnant les personnes autour de moi autour de leur choix de couleur. Les gens tombaient assez souvent d’accord, et c’est comme ça que j’ai commencé à travailler autour de ce corps peint parce que ça me permettait à la fois de reprendre contrôle sur ce corps qui m’échappait et de me permettre de m’en échapper et de rester dans la picturalité, dans l’art plastique et la performance, tout en étant la plus sincère et la plus authentique.
Oui, tu parles avec des personnes qui sont dans des situations précaires, douloureuses, peut-être que leur fierté aussi a été malmenée, donc le fait de te mettre à nue c’est aussi te mettre toi dans une situation de vulnérabilité en fait.
S.T. : C’est essayer d’être sur un plan d’égalité. D’avoir une relation complètement horizontale. Dans ma pratique, même si c’est mon corps qu’on voit, ce qui m’a tout de suite intéressée, c’était de me dire comment je peux redonner à l’autre, comment je peux partager l’autre, rendre visible, et ça a été un peu le leitmotiv de ma pratique. J’aime à dire que justement j’essaie de parler de cet angle mort de la société : toutes ces anomalies sociologiques et politiques, tous ces moments d’échec. Mais j’ai pas envie que ça transforme ma pratique en un acte violent mais plutôt d’en faire quelque chose de fraternel, fait d’échanges et de liens. Seulement, je ne peux que les remarquer ces anomalies, et j’ai envie de les donner à voir. Quand je vais voir une communauté, par exemple une communauté sur la Mer d’Aral asséchée au fin fond du Kazakhstan, pour cette pièce-là, je fais des milliers de kilomètres, je vais à la rencontre de ces gens, je ne sais pas ce qu’il va se passer, je ne sais ce que je vais faire, et c’est dans cet échange qu’on va arriver à construire quelque chose. A ce moment-là, souvent les personnes sont étonnées que quelqu’un vienne s’intéresser à eux, à leurs histoires et viennent discuter après qu’ils aient tout perdu. Parfois, on ne se dit pas grand-chose. On a une culture et une langue différentes parfois. Mais on reste des heures ensemble. Ce qui m’intéresse c’est de me faire toute petite de manière à avoir un partage un peu fraternel. C’est comme ça que ma démarche se fait et que les couleurs se font pour cette Mer d’Aral asséchée. Je me suis retrouvée à avoir d’un coup deux adolescentes qui ont commencé à me tresser les cheveux pendant super longtemps, comme une sorte de salon de coiffure improvisé dans cette maison. Je me suis vite rendue compte que ces tresses là, c’est un symbole très fort, quand il y a un événement très particulier, un mariage par exemple, c’est une coiffure de célébration. Ils ont eu envie instinctivement de faire cette coiffure parce que c’était un peu un événement qu’une française débarque ici, qu’on ne se connaisse pas mais que j’ai juste envie de me poser avec eux pour essayer d’échanger et avoir un moment de complicité. C’est ce symbole-là qui va faire qu’on va développer que des échanges bienveillants et qui va me permettre par la suite de réfléchir à ce qu’on va pouvoir faire ensemble.
Oui il y a quelque chose que je n’ai pas dit pour éclairer un peu ton travail. Ton travail privilégie des endroits où la mondialisation est un échec, où elle est productrice de frictions, si ce n’est d’oppressions. Toi tu viens comme une sorte de médiatrice, de guérisseuse. Tu te plonges dans l’histoire d’un lieu et dans celle de ses habitants. Cette histoire est en fait ton matériau de travail. Je me souviens que l’une de tes actions qui m’a marquée est celle que tu as réalisé dans la ville de Tetovo en Macédoine. J’aimerais beaucoup que tu nous racontes cette histoire.
S.T. : Pour Tetovo, c’était un contexte un peu particulier parce que je connaissais la directrice de l’Alliance Française de la ville qui est une amie d’enfance : Aude Valsesia. La difficulté de cette ville, c’est que dans les années 2001, il y a eu des affrontements extrêmement forts entre le siège de Tetovo et la communauté albanaise qui menait une guérilla. Ça a fait des milliers de morts. Ils voulaient reprendre leur indépendance, parce que la ville de Tetovo est composée à 90% de communautés albanaises, et administrativement c’est devenu macédonien. Ce n’est pas la même langue ni la même religion puisque les albanais sont musulmans pour la plupart. Du coup on s’est retrouvé dans une sorte de conflit très fort entre ces deux communautés. L’Europe a joué un rôle très fort de médiateur vers la paix avec une grosse difficulté d’incompréhension culturelle. Du coup, ça a créé beaucoup de tension. La directrice de l’Alliance Française devait défendre la France, donc outre donner des cours de français aux élèves qui le souhaitaient, elle devait montrer une présence française. Elle connaissait bien mon travail et m’a invité à venir sans savoir ce que j’allais faire en me donnant une carte blanche parce qu’elle n’arrivait pas à faire venir des artistes français.e.s. Bon, au début elle avait pensé à faire venir un DJ ou je ne sais quel.le.s artiste.s et pas forcément une action politique avec une artiste plasticienne performeuse. Je me souviens, j’étais dans la rue et elle voulait que je sois là dans 15 jours. J’accepte et débarque à Tetovo. Je ne connais rien, ni la ville, ni la culture, ni les deux communautés. En plus, elle est très occupée donc je la vois très peu. De toute façon, je suis installée à l’hôtel avec une décoration très particulière avec un bruit de fond du tonnerre, et puis c’était vide, je crois que j’étais la seule touriste de l’hôtel. Le lendemain je descends pour aller à la terrasse d’un café et je me rends compte que j’étais la seule femme. C’est une terrasse remplie uniquement d’hommes, et je regarde dans les cafés autour, c’est pareil, il n’y a que des hommes…
J’ai une pensée pour Randa Maroufi et sa série “Les Intruses” (voir épisode 16 de PRÉSENT.E) parce que c’est exactement ça.
S.T. : … Je m’assois et je vois bien que tout le monde me regarde un peu bizarrement. Mais je me dis que tant qu’à faire je vais goûter tous les gâteaux du coin. Du coup, je me pose dans un café, un bar, un bistrot, et j’attends la rencontre. C’est ce que je fais quasiment dans tous les pays. Je suis une très bonne cliente des cafés et bistrots du coin. Rire. Donc je m’installe et je demande un échantillon de chaque gâteau avec un café. J’attends. Là, tout le monde arrive et me ramène des gâteaux supplémentaires, mais des hommes que tu verrais assez impressionnants de par leur physique, leurs cicatrices, leur regard. Ils se présentent comme des mercenaires. On commence à discuter, ils me racontent leur vie et l’histoire de leurs cicatrices. Je ne sais pas si c’était pour me choquer, me déranger, parce qu’en même temps je sentais une atmosphère très conviviale. Un homme me racontait combien d’argent il pouvait ramener en fonction du nombre de mains ou du nombre d’oreilles qu’il pouvait ramener. Et moi, j’étais avec mes gâteaux à la crème sur cette terrasse. Ce sont des moments de rencontre dans tous les pays que j’ai pu visiter, où il y a de la méfiance et où on ne sait pas comment réagir face à la situation. FInalement, je ne suis qu’une femme parmi plein d’hommes, et je cherche la rencontre. Généralement, ce sont les autres femmes qui me viennent en aide dans ce genre de situation. Elles viennent me voir, elles m’invitent chez elles, et l’échange démarre comme ça. Mais là, c’était compliqué parce qu’il n’y en avait quasiment pas autour de moi. A un moment, un jeune homme s’assoit devant moi et commence à m’expliquer qu’il fait de la musique, qu’il est DJ et il me parle très vite de sa femme. Donc, je me dis que j’ai peut-être une porte d’entrée pour une rencontre possible, et je lui propose qu’on se revoit. Puis ça s’arrête là. Je décide d’aller me balader dans la ville pour découvrir sa culture. C’est une ville aux prises avec la mafia albanaise. C’est une ambiance bien particulière : les poubelles ne sont pas ramassées, il y a des coupures d’électricité importantes. Et en même temps, je sens aussi beaucoup de bienveillance et une vraie envie d’accueil. Et c’est au fur et à mesure de ces matinées dans ces cafés que les gens reviennent et me retrouvent à la terrasse de ces cafés. Un jour, j’ai eu une jeune femme qui s’est assise à ma table. Cette jeune femme m’aidera et je ne donnerai pas son nom parce que c’est une prise de risque de sa part et c’est aussi pour ça que c’est mon corps qu’on voit. Dans mon projet “Action pour Tetovo” elle reste exclusivement de dos pour qu’on ne la reconnaisse pas. Du coup, à cette terrasse de café, je lui montre mon travail, on échange beaucoup et je lui demande si elle aimerait faire une performance avec moi, mais je lui demande de me dessiner la cartographie de la ville de Tetovo. Elle m’a fait un dessin incroyable où elle a dessiné deux pigeons en référence aux deux aigles du drapeau albanais, le corps est strié parce que la ville est prise en tenaille entre l’Albanie, la Macédoine et les habitants de la ville qui ne trouvent pas leur place dans ce conflit politique. Ce dessin-là sera le point de départ du projet “Action pour Tetovo” que l’on a pu créer ensemble. C’était une pièce qui était assez emblématique et exceptionnelle. J’ai eu la chance qu’elle soit portée par l’Alliance Française et sa directrice un peu culottée qui aime l’art contemporain. Elle a été présentée lors du cocktail de lancement de la vidéo dans un cadre extrêmement officiel dans l’ambassade. Quand je suis sur le terrain je rencontre des personnes très différentes, comme des personnages politiques et religieux assez importants, par exemple un Baba, figure religieuse de la ville de Tetovo, avec qui on a pu échanger sur ma pratique. Je me suis retrouvée à projeter cette vidéo à l’ambassade dans un cadre extrêmement officiel. Le but de cette œuvre vidéo était de montrer ce que vivaient ces habitants de la ville de Tetovo, d’arriver à dépasser cette entrave là. J’ai décidé de faire un discours en français, en macédonien et en albanais. Ca a été un très beau moment, parce que de le dire en français c’était normal vu mon pays d’origine et celui du lieu d’accueil, en macédonien qui est la langue administrative et politique, mais lorsque je l’ai lu en albanais, tous les serveurs se sont tous arrêtés, il y a eu une espèce de moment de silence où tout le monde a pu se retrouver autour de cette langue. Dans mon travail, ce que je cherche à faire c’est effectivement d’être médiatrice dans un moment où on n’arrive plus à communiquer, à faire ensemble, à être ensemble, l’art qui est un langage universel, est force de fraternité, forcé d’égalité, et du coup c’est ça qui m’intéresse. L’utilisation de ce langage car on n’en veut pas à un artiste, on leur permet beaucoup de choses, du coup c’est peut être aussi notre rôle de mettre en lumière ces angles morts en essayant de trouver une issue possible ou en tout cas une ouverture de dialogue.

© Sarah Trouche.
Tu n’es jamais originaire des endroits où tu performes, où tu crées. Pourtant c’est de leurs problèmes dont tu parles. Ne crains-tu pas que ton propos soit hors-sol ou que ton travail soit perçu comme étant de la réappropriation ? Pire encore, du fait d’être une femme blanche comment tu fais pour ne pas tomber dans le jugement de valeur, ou même pour ne pas être une sorte de moralisatrice ?
S.T. : Justement la question du hors sol est une question intéressante. Déjà, mon travail ne se résume pas à l’étranger, je fais aussi des pièces qui se passent en France comme à Provins. Par contre, c’est vrai que je travaille beaucoup avec l’étranger tu as raison. Comme je te disais précédemment, je n’arrive avec aucune morale, aucun à priori, aucune vision, aucune oeuvre pré-écrite, ce qui fait que le travail n’est jamais hors sol, il est plutôt extrêmement local, ce qui fait que lorsqu’on l’expatrie en le ramenant dans des foires d’art contemporain, il est parfois mal compris parce qu’il résonne très fort avec son environnement immédiat, c’est à dire le site dans lequel je vais le créer. Lorsque je travaille au Japon, les références que je peux avoir là-bas sont extrêmement différentes et ne sont pas miennes. J’y vais justement en toute humilité en disant que je suis simplement là. Je répète toujours que je suis présente, même dans une présence silencieuse, mais je reste une artiste, je n’ai rien à faire que d’être juste présente. Et parce que je suis juste dans cette présence en répétant “Je vous vois”, cela suffit à engager le dialogue et la co-construction. La pièce de Tetovo dont je parlais précédemment, n’aurais jamais pu être faite sans ma “complice”, et je n’ai que des complices. Ce n’est pas moi qui vais dire “je vais faire ça” mais c’est eux qui m’accompagnent à faire ça. La personne qui prendra le risque physique ce sera moi, parce que je ne peux pas me permettre de ne pas prendre ce risque pour eux, et je ne mettrai pas les gens en danger. Dans mon travail, je ne peux pas effacer le fait que je sois une femme, ni que je sois d’un certain âge, ni que je sois blanche, mais il y a aussi cette question de volonté de rendre visible les choses que l’on trouve inadmissibles, qui nous oppressent. Il faut se demander si on a envie de rester de côté ou si on a envie de s’engager à leurs côtés. Je reviens à BLM (Black Lives Matter), on peut se poser la question de notre place en tant que blancs : n’avons-nous pas été nous aussi dans la rue? Donc soit on détourne le regard en faisant comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes, soit on se pose et on essaye avec des complices protagonistes de l’histoire de changer les choses. En tout cas, je ne suis absolument pas un étendard et je ne suis pas la protagoniste. Par contre je serai peut-être le lien, la matière-lien, l’étincelle, parce que quand on est au fond du trou ou dans une certaine difficulté, un regard extérieur, parfois juste d’accompagnement, peut nous aider à prendre la parole.
Tu parlais de “You should wear a revolution” et ça me fait penser au fait qu’on n’a pas du tout abordé l’aspect fémininste de ton travail. J’aimerais bien que tu nous parles librement d’une œuvre ou d’une action qui traite de manière assez frontale de problématiques liées au féminisme.
S.T. : Ma porte d’entrée dans mon travail en général reste les 3⁄4 du temps les femmes. Partout où on se retrouve dans le monde, quelle que soit notre langue, la sororité est présente avec les femmes du monde entier. Elles ont été et sont toujours des soutiens et je crois beaucoup en cette force et cette communauté-là. Je me suis souvent aperçue à travers mes performances qu’il y avait beaucoup de femmes qui me disaient “Je n’ai pas la force de faire ce que tu fais, mais je suis heureuse que tu le fasses parce que je me retrouve dans tes actions”. Face à ce constat, j’ai eu envie à un moment donné, via les réseaux sociaux, de faire appel à une performance collective parce que je pense beaucoup dans ce lien qui nous unis. J’ai demandé, par les réseaux sociaux, aux femmes autour de moi si elles voulaient faire une performance avec moi. Je leur ai demandé de m’envoyer leurs anciens dessous, bien évidemment propres, en me précisant pourquoi elles m’avaient envoyé une culotte plutôt qu’une autre, pour en faire une œuvre. Cette œuvre c’est “You should were your revolution” en hommage aux sans culottes de la Révolution Française. Ce qui a été très beau c’est que j’ai reçu des centaines de culottes dans ma boîte aux lettres, et qu’elles étaient toutes accompagnées d’un petit mot. J’ai eu énormément d’histoires très drôles, par exemple “C’est une culotte très sexy, je l’ai mise dans pleins de rendez-vous mais j’ai jamais chopé”, ou encore “C’est ma culotte de grossesse, je n’aurai plus d’enfants, j’étais tellement confortable dedans, mais je n’aurais plus d’enfants, et j’espère ne jamais refaire cette taille”. Rire. Donc j’ai eu tout plein d’histoires personnelles. J’en ai fait une performance au Générateur de Gentilly, de sculpture aussi et par la suite, à Los Angeles et à la Galerie Marguerite Milin, on avait fait une performance. C’était intéressant de dire “Je ne suis pas seule et je vais porter cet étendard en étendant et en transformant les choses”. J’avais fait une action notamment à Los Angeles où j’avais recouvert toute l’exposition de fils de barbelés, et c’était en tissant les culottes des femmes qu’elles m’avaient offertes que j’arrivais à me frayer un chemin parce que ça devenait des outils de protection. Le but c’était d’arriver à faire corps avec les autres, avec leur soutien. Donc oui je suis seule dans cette installation, mais c’est par contre avec le soutien de bien d’autres. C’est une performance qui continue donc j’en reçois encore. Je fais un appel à tous ceux qui le souhaitent de m’envoyer leurs culottes ! Et puis la question de l’intime de la femme est une vraie question de voir comment on arrive à se livrer.
Il y avait un truc dont j’avais trop envie de discuter avec toi. Il y a peu, tu as donné une interview pour le magazine l’Oeil à Elisabeth Couturier — qu’on salue si elle nous écoute !!! — et lorsqu’elle t’a demandé quel était ton objet fétiche tu as répondu que c’était ton womanizer à savoir, ton sextoy. Je trouve ça trop bien que tu n’aies pas répondu que c’était ton carnet de croquis, ou que sais-je, un appareil photo. Mais que tu aies parlé d’un outil d’empouvoirement, que tu aies abordé la question de la masturbation féminine dans une revue comme l’Oeil, de notre plaisir en tant que femmes, de notre possibilité de jouir seule et in fine, de notre puissance et de notre liberté.
S.T. : Alors c’est drôle parce que cette question de l’objet fétiche que me posait la journaliste, c’était assez étonnant parce que j’avais envie d’être honnête. Comme je disais précédemment je suis beaucoup en déplacement, je voyage beaucoup, et l’objet qui m’accompagne partout c’est effectivement mon sextoy, c’est mon womanizer. C’est cet élément-là qui me permet de recharger les batteries. C’était pour moi extrêmement important et sincère de le dire. J’ai vu la surprise de la journaliste et c’est finalement cette surprise qui m’a également étonnée et fait plaisir et qui m’a permis de relancer la question de la masturbation féminine qui pour moi est tout à fait naturelle. Quand l’article est sorti, je me suis rendue compte par les centaines de MP que j’ai reçu par les réseaux sociaux que c’était un vrai sujet et encore d’actualité. C’est encore délicat parce qu’il y avait deux, trois questions : la première c’était la référence de mon sextoy, mais je ne suis pas ambassadrice. Rire. La deuxième c’était le fait d’assumer, c’était quasiment comme si je faisais un coming out. Le clitoris c’est admettre qu’on peut se faire plaisir seule et sans utilité de procréation, le plaisir pour le plaisir. La question du toucher, c’est se découvrir soi et se permettre de découvrir le monde. Je suis très contente parce qu’en ce moment, je l’ai marqué tout de suite en référence sur mes réseaux, il y a le livre de Catherine Malabou qui s’appelle Le plaisir effacé : clitoris et pensée. On est vraiment dans cette dualité, d’opposition entre le clitoris et le pénis, ce qui n’est absolument pas à mon sens, d’actualité, et du coup on est dans cette espèce d’ambivalence et la masturbation devient quelque chose d’extrêmement compliqué encore de nos jours et taboue. Pour en avoir parlé autour de moi quand l’article est sorti, j’ai eu beaucoup de remarques et ça touche toutes les générations. j’ai été étonné de voir que des jeunes femmes de 20 ans me disent qu’elles ne se touchaient absolument pas, que c’était compliqué, que c’était vraiment un problème et qu’elles devaient faire appel à des applications comme Tinder ou autre parce qu’elles n’osaient pas se toucher, quitte à coucher avec n’importe qui parce que le besoin était là et ne savaient pas comment s’en sortir. Ou encore des personnes âgées qui me disaient qu’elles ne se masturbaient jamais parce que c’était d’une grande tristesse de faire ça seule. A mon sens, je pense, et ce sera peut-être le sujet d’une de mes prochaines performances sans en faire quelque chose de littéral, il nous reste encore beaucoup à penser, à assumer et à réfléchir autour de la masturbation féminine. Je pense du coup qu’on est encore dans un enjeu de débats. Quand je parlais des anomalies sociologiques et politiques, je pense que cet article me met face à cette réalité là.
C’est ça que j’ai trouvé intéressant déjà par rapport à notre rapport à la masturbation féminine, je voulais absolument qu’on puisse l’aborder ici. La sexologue du Monde, Maïa Mazaurette, en parle beaucoup et incite les jeunes femmes à se masturber en parlant aussi du fait que ce n’est pas simplement relatif au plaisir, tu peux te masturber quand tu as tes règles pour ne plus avoir mal au ventre par exemple. Il y a je pense un éventail de possibilités avec la masturbation. Autre chose, je trouve que le fait d’en parler est un acte militant en soi alors que la journaliste de l’Oeil Elisabeth Couturier venait pour parler de ton travail plastique. Le fait de mettre en avant ta sexualité, plus qu’une œuvre en tant que telle, je trouve ça hyper fort.
S.T. : Je pense que c’est important parce qu’à un moment donné, être artiste c’est aussi ça, c’est aussi faire du lien et essayer de mettre le doigt sur des choses qui ne fonctionnent pas toujours. A un moment donné, la question du clitoris, là où encore des milliers, si ce n’est pas des millions, de femmes sont maltraitées, je pense qu’on est dans un moment de vie où les choses doivent changer. On a une prise de conscience très forte et je pense que c’est à travers le débat, la discussion, la rencontre, l’art en général, que les choses bougeront. Je pense que c’est à partir du moment où on arrivera à dire qu’il n’y a rien de honteux dans une masturbation clitoridienne à montrer aux nouvelles générations et même aux anciennes, de faire bouger les choses en permettant le début. De la même manière que dans une performance on aborde un sujet qu’on aimerait faire bouger. Je pense que c’est aussi ça le rôle d’un artiste. Il y a peu, je me disais qu’on était un peu les derniers qui peuvent ouvrir des portes constamment et on dépend du monde en général et de l’Humanité, mais de personne en particulier ce qui nous permet finalement de pouvoir ouvrir des débats plus que de les fermer. Je suis très contente d’avoir pu aborder ce sujet et que tu m’aies posé cette question parce que ça relance le débat. Après évidemment il y a des sexologues qui ont beaucoup plus de connaissance sur ce sujet là, mais moi en tant que femme avec mon expérience je tenais à en parler pour dépasser ce tabou. Même en tant que performeuse, ce rapport au corps est extrêmement important, donc passer à côté du toucher, c’est compliqué. En plus on est dans une période extrêmement compliquée. Ça fait plusieurs mois qu’on a peur de toucher les gens, de toucher les choses, on s’éloigne de plus en plus de cette notion de toucher, et on ne sait pas encore l’impact que ça va avoir par la suite. Si on ne peut plus toucher l’autre et qu’on ne peut plus se toucher soi-même plus rien ne va. On reste physique et les relations humaines sont importantes.
Vient le moment de la traditionnelle question de PRÉSENT.E. Comme dans chaque épisode, je vais te demander si tu réussis à vivre de son travail.
S.T. : Alors tu me poses cette question en plein confinement et en plein COVID donc forcément c’est un peu biaisé. Actuellement, c’est extrêmement compliqué, je pense que vis-à-vis de toute la communauté artistique que ce soit dans le champ de la danse, de l’art contemporain, tous les métiers liés à la création de toute façon, on est extrêmement impacté. Je crois qu’on est face à cette réalité, c’est extrêmement compliqué et les aides de l’État nous aident à survivre mais en aucun cas vivre, donc c’est compliqué d’arriver à faire quelque chose. Par contre, en temps normal, en espérant que les choses évoluent dans le bon sens, et j’ai tout à fait confiance, on est en pleine réinvention avec de nouvelles propositions. En temps normal, j’ai la chance d’être accompagnée par Marguerite Milin et donc force de constater que quand on a une galeriste ou des art advisor, commissaires d’exposition ou des critiques, j’arrive à vivre de mon travail. Pas assez comme je voudrais, parce qu’être artiste c’est aussi faire travailler des gens, faire partie d’une équipe. J’ai dû, à cause du COVID, me séparer de mon équipe. D’habitude cet atelier accueille plusieurs personnes autour. Par contre, j’arrive à vivre de mon travail. J’ai eu la chance de rentrer dans certaines collections. C’est des soutiens qui font qu’à un moment donné on peut continuer à faire ce qu’on veut. Je ne suis plus au stade de mes débuts où j’avais vraiment du mal à trouver des acheteurs, là ce n’est plus le cas. Il y a des gens qui suivent mon travail et qui m’encouragent donc pourvu que ça dure ! Je te fais un clin d’œil parce que je travaille avec une association qui s’appelle Winter Story in the Wild Jungle où on soutient des artistes souvent plus jeunes. On fait travailler une cinquantaine d’artistes qui ont leur pratique, qui sont issus du champ de la danse, de l’architecture et du monde contemporain, on met en place un festival de performance, des actions territoriales autour de l’accessibilité culturelle. A un moment donné, la notoriété ou les preuves que j’ai pu faire dans le milieu de l’art font que je peux être un peu mieux entendue que certains artistes plus jeunes. Par exemple, dans le cadre de la Nuit Blanche, j’ai pu inviter avec la galerie Marguerite Milin 3 jeunes artistes au musée des arts et métiers, ils n’auraient jamais eu accès à cet événement dans ce lieu, mais parce qu’on est force de proposition et qu’on se met en commun, on arrive à s’entraider et à montrer un travail exceptionnel. Donc je crois beaucoup en cette collaboration. Ça rejoint PRÉSENT.E et ton nouveau format “Traversée”.
Oui, c’est exactement ça. il y a une phrase qui m’a énormément marquée. C’est une phrase de Toni Morrison qui dit en substance que le moindre petit pouvoir que tu as, il faut tout de suite le partager à l’autre, la moindre petite liberté que tu vas réussir à avoir, il faut la partager à l’autre. Je trouve que c’est hyper important que toutes et tous on soit dans cette dynamique-là. C’est déjà une force énorme d’avoir déjà la possibilité d’avoir un micro et il faut réussir à la partager au maximum et être dans des rapports de bienveillance et de partage.
S.T. : Et surtout, tu ne sais pas l’impact que ça peut avoir sur la vie des gens. A un moment donné, quelque chose que tu vas faire en toute honnêteté et en toute sincérité, tu vas pouvoir le diffuser, le partager et peut-être que quelqu’un éloigné du domaine de l’art va l’entendre et ça va l’aider et lui enlever peut-être une honte parce qu’elle s’est masturbée ce matin, parce qu’elle n’a pas osé ci ou pas osé ça. C’est aussi prendre la parole et mettre en commun nos forces. J’ai aussi mes faiblesses et c’est aussi important d’admettre sa propre vulnérabilité pour arriver à la dépasser pour en faire une force. La mise en commun est très importante pour moi. On n’a pas les mêmes droits même en France. L’accessibilité culturelle en milieu rurale est catastrophique. Nous ne vivons pas en étant tous citoyens en France, et la ruralité en est l’exemple. J’aimerais par conséquent, ne serait-ce que pour partager et faire bouger les choses à mon échelle, continuer ce travail avec mon association Winter Story in a Wild Jungle.
Merci Sarah d’avoir pris le temps de me recevoir et d’avoir accepté de répondre à mes questions. C’était le dix-neuvième épisode de PRÉSENT.E. Merci de l’avoir écouté. Un grand merci également à David Walters pour le générique. Confiné.e.s nous sommes encore et j’ai envie de vous envoyer un maximum de bonnes ondes durant cette période donc la semaine prochaine il y aura à nouveau un épisode de PRÉSENT.E ! Mais d’ici là prenez soin de vous, et je vous embrasse !
REMERCIEMENTS : Un immense merci à Cosima Dellac d’avoir retranscrit cet épisode de PRÉSENT.E et à Cassandra Levasseur pour la correction.