Bonjour à toutes et à tous. J’espère que vous allez bien. Mon invitée cette semaine est la photographe Pauline Rousseau !
PRÉSENT.E est un podcast dans lequel je souhaite mettre à jour ce qui vient en amont puis en aval de l’art contemporain. Mes questions portent donc rarement sur les œuvres en elles-mêmes mais davantage sur toutes les réflexions et les doutes qui gravitent autour de celles-ci. Car ici je m’intéresse d’abord à la manière dont la vie de mon invité.e impacte son travail puis à l’inverse à la façon dont son travail vient impacter sa vie. Dans PRÉSENT.E j’essaie de mener les conversations comme j’ai l’habitude de le faire en tant que critique d’art dans les ateliers d’artistes ou à la terrasse des cafés. Sauf qu’ici nous sommes enregistré.e.s et vous avez la possibilité de tout écouter.
La première fois que j’ai découvert le travail de Pauline Rousseau c’était il y a deux ans, sur le stand des éditions Dilecta lors du salon Galeristes. À l’époque c’était Elsa Paradol qui m’avait présenté un livre qui avait des allures d’album de mariage. Sauf que sur la couverture, il n’y avait deux noms d’amants devenus époux mais une phrase The would be me que je traduirais “Cela aurait pu être moi”. Je ne vous en dis pas plus quant au contenu de l’ouvrage puisque j’ai la chance d’être dans l’atelier de l’artiste qui l’a réalisé. Merci Pauline Rousseau d’avoir accepté mon invitation et de me recevoir !
Je n’ai pas voulu en dire plus sur la nature du livre que je viens de présenter car son contenu est finalement assez personnel et je pense que tes mots seront sans doute mieux choisis que les miens. Ce que je peux dire peut-être, c’est que c’est autant un projet photographique en soi que les archives de plusieurs performances que tu as réalisées avec des exs. Est-ce que tu peux nous en dire plus ?
P.R. : En fait, c’est intéressant que tu parles de cette idée de performance puisque le projet réside finalement presque autant dans le fait de convaincre les personnes qui sont sur les photos et réaliser l’image, que l’image elle-même. En fait, The would be me, c’est cette idée un peu folle de ce qui se serait passé si on était ensemble, si j’étais tombée enceinte de cette aventure d’un soir, si je m’étais mariée avec mon copain du lycée, etc. Voilà, c’est un peu ce genre de questionnements que beaucoup d’entre nous peuvent se poser. J’ai commencé à réfléchir un peu à tous les scénarios possibles et ensuite je me suis dit que j’allais mettre en scène ces situations avec les vraies personnes. Donc en fait c’est vraiment un jeu entre réalité et fiction. Donc ça se passe vraiment chez les personnes en question, avec leur famille, etc. Alors je me permets de reprendre un tout petit peu ce que tu as dit en introduction, cette série ne concerne pas que des exs, il y a aussi une personne avec qui il ne s’est jamais rien passé parce qu’on s’est toujours ratés. Donc c’est vraiment l’idée du “possible” et cette idée que finalement, l’art et la photographie permettent de réaliser ce qui ne s’est pas réalisé dans la vie. Finalement cette série se situe un peu entre un passé révolu, un présent de la photographie et un futur qui n’aura jamais lieu. Au-delà du concept de réaliser ce qui n’aurait jamais pu avoir lieu, ce qui m’a intéressé c’est de mettre en scène un peu toutes les pressions sociales qu’on peut avoir en tant que femme et jeune femme dans la société actuelle, que ce soit de se marier, avoir un enfant, déjeuner chez la belle-famille, etc. Et pour mettre en scène tout ça, je joue avec les différents codes de la photographie : la photo de famille qui est finalement un genre assez codifié, la photo de mariage idem, la photo qui se rattache à l’imagerie des réseaux sociaux avec une photo en soirée, un brunch au lit, etc. Enfin la “vie parfaite” selon les réseaux sociaux. Je m’amuse beaucoup, par exemple pour le brunch au lit tu retrouves tous les accessoires comme la bouteille de champagne, les louboutins jetés négligemment par terre, etc. Donc, c’est aussi jouer avec toutes ces imageries populaires. C’est évidemment très ironique comme projet parce que c’est que des vies que je n’ai pas voulu.

© 2021 Pauline Rousseau.
Mais on le sent, par exemple tu as la photo au supermarché où tu as le type derrière qui tient un bébé et toi tu as un chignon ça se voit que tu es au bout de ta life.
P.R. : Oui en jogging en mode jeune parent au bout du rouleau ! Rire. Ce qui m’intéressait aussi c’était l’idée de comment la personne avec qui tu es et son environnement impacte aussi sur ta personnalité et ce que tu deviens. Qu’est-ce qui se passe si tu choisis d’avoir un copain juif ? Puisqu’il y a une photo où je suis avec une famille juive, est-ce que tu vas devoir faire toutes les fêtes juives ?
Mais j’ai une question que je pense tout le monde se pose : comment ils l’ont pris tous ? Parce que j’imagine à leur place que tu me recontactes après 10 ans sans s’être vus où tu me demandes si je me souviens de notre premier bisou au collège en me demandant de faire une série de photos où tu t’imagines avec moi et on va voir mes parents pour faire un déjeuner dominical… Enfin, comment ça s’est passé ? Comment ils l’ont pris ?
P.R. : Alors en fait, il y a plusieurs choses. Déjà j’ai “casté” dans mes anciennes relations en me demandant déjà avec qui j’ai projeté à un moment ou à un autre quelque chose, que ce soit négatif ou positif. Ensuite, je les ai pas contactés en leur exposant directement le projet mais en leur demandant s’ils étaient disponibles pour qu’on puisse discuter ensemble. Donc déjà c’est une grosse manipulation parce que c’est très facile de pas répondre à un message FaceBook, mais quand tu vois les gens en face à face, que le projet est expliqué, que tu comprends qu’il y a une vraie envie de ma part de réaliser le projet photographique, ils comprennent. Chaque mise en scène était presque un petit projet en soi. Et à chaque fois ça donnait lieu à des discussions toujours intéressantes et complexes. Déjà on n’était souvent pas d’accord sur ce que notre avenir aurait pu être, donc il y avait des négociations par rapport à la mise en scène que moi je projetais à la base. Puis ensuite, évidemment comme ce sont de vraies personnes avec qui il s’est passé, ou aurait pu se passer quelque chose, on en venait à reparler de notre relation, d’où on en était maintenant, etc. Donc finalement, ce projet était assez éprouvant à chaque fois. Après il y a eu aussi des beaux moments. Par exemple, si tu veux une anecdote, la photo de mariage un peu “cheap” en studio, c’était tous les gens – donc on est quand même 10 sur la photo – c’était vraiment nos potes de l’époque, donc avec qui on était au lycée, que j’ai réuni, on s’était pas vu depuis des années donc c’était bizarre mais en même temps c’était assez émouvant. Moi, me voir en robe de mariée ça m’a fait quelque chose, alors qu’à l’origine c’était censé être un costume. Ca nous a tous fait quelque chose. C’est pour ça que c’est presque plus performatif que photographique comme projet. Il y a aussi eu des gens qui m’ont dit non. Il y a une photo que j’ai faite qui n’a pas marché. C’était aussi une personne avec qui il ne s’était rien passé d’un point de vue concret, mais c’est pas parce qu’il n’y a rien d’un point de vue factuel qu’il n’y a rien eu d’un point de vue émotionnel. La photo, la personne était très d’accord, mais elle n’était pas du tout intéressante en termes de résultat parce que je pense qu’au moment de la prise de vue il ne s’est rien passé. C’était presque un peu trop blague, un peu trop. Alors que je pense que ce qui marche dans les autres images c’est qu’il y a toujours un moment, même une fraction de seconde, où tu as du vrai qui s’introduit dans la mise en scène parce qu’on se connaît, parce que c’est tellement proche du réel aussi. Par exemple, la photo qui est prise dans une fête, on a vraiment fait la fête durant plusieurs heures avant de prendre la photo. La photo du bébé, c’était vraiment dans le supermarché avec le bébé qui a plus ou moins vomi sur le modèle, les parents qui étaient à côté en stress parce qu’il était tout petit, c’est un bébé qui a genre 2 mois, le gérant du supermarché qui voulait pas qu’on fasse le projet, les gens qui faisaient leur course qui me criaient dessus, etc. Donc voilà on était vraiment en train de faire nos courses comme si c’était vrai, dans un contexte vraiment stressant. Donc c’est un peu comme ça que j’ai sélectionné mes images, quand j’ai senti qu’il y avait du vrai qui émergeait de la scène.

© 2021 Pauline Rousseau.
Mais ça se sent parce qu’on arrive vraiment à se projeter je trouve dans ce que tu ressens, c’est génial. Ce projet je le trouve vraiment fou parce qu’en plus à chaque fois que je parle de ton travail avec des gens du monde de l’art, les gens comprennent tout de suite et ça mène tout de suite à des conversations où tout le monde se met à se projeter en se demandant ce qu’il aurait fait à ta place. Ce projet, dans le fond, portait sur le déterminisme, sur notre capacité à nous extirper ou non d’un schéma de vie préétabli. C’est ça finalement ton sujet de prédilection. Ton boulot consiste à déconstruire le regard. Et pour cela, le féminisme est pour toi un outil, j’ai l’impression que cela t’a aidé à aiguiser ton regard.
P.R. : Je sais pas si j’emploierais le mot outil, mais en tout cas c’est clairement omniprésent dans mes réflexions mais aussi dans ma manière de travailler. Ça te permet de faire le lien avec ce qu’on disait avant. Évidemment dans tout ça il y avait quelque chose de l’ordre d’une prise de pouvoir, de changement de rapport de pouvoir. Tu vois, je me retrouve dans une situation où je me retrouve avec les parents, les proches, la famille, et je deviens très directive avec la personne avec qui j’ai vécu une histoire en lui demandant de faire telle ou telle chose, de lui dire comment s’habiller, comment il doit poser, etc. Donc il y a quelque chose de l’ordre d’un rapport de pouvoir puisque dans une prise de vue photographique, il y a toujours un rapport de pouvoir, qui peut se lisser à un certain moment, parfois c’est entre guillemets le modèle qui prend le pouvoir parce que c’est lui qui décide ce que tu vas photographier, mais la majorité du temps c’est quand même la personne qui a l’appareil photo dans les mains qui a du pouvoir sur l’autre ou les autres. Cette idée de pouvoir se retrouve dans d’autres de mes projets en me demandant qu’est-ce que la prise photographique et le geste photographique impliquent en terme de rapport notamment dans le fait que je suis une femme qui photographie – pour la majorité de mes projets – des hommes. Donc c’est aussi ce rapport de genre qui est un peu inversé qui m’intéresse.
Ton travail propose vraiment un retournement en inversant des rapports : femme muse/homme créateur. Pourtant tu n’uses pas du “female gaze” (“regard de la femme” en anglais), c’est-à-dire que ton boulot n’essaie pas de nous faire ressentir l’expérience d’un corps féminin et n’adopte pas le point de vue d’un personnage féminin parce que tes personnages sont essentiellement des hommes.
En les photographiant, tu interroges ainsi leur sensibilité mais aussi ton propre désir.
P.R. : Oui je pense que c’est vraiment ça. Tu as cet espèce de schéma presque millénaire des hommes qui sont créateurs, qui sont dans l’action, qui sont objets désirants ; et tu as la femme qui est muse, qui est modèle, qui est objet désiré, regardée. Cette idée là d’inversion normée aujourd’hui qui m’intéresse. Comment ce schéma peut être bouleversé ou pas ? Qu’est-ce qu’il se passe quand les rôles s’inversent ? Quand les hommes deviennent objets du regard, objets désirés, modèles qu’est-ce qu’il se passe ? Parce que ça leur apporte une certaine vulnérabilité, et c’est ça aussi qui m’intéresse.
Pendant les séances que tu peux faire, il doit se passer des choses. Tu parlais du fait que tu pouvais être directive, comment ils se comportent par rapport à ça ? J’imagine qu’il n’y a pas de règle en soi et que chacun réagit différemment ?
P.R. : Oui. Bah d’ailleurs, j’ai fait une pièce sonore qui s’intitule “La séance de pose” qui parle largement de ce propos-là. C’est un peu cruel, mais en même temps il y a un aspect un peu drôle aussi dans cette manière de diriger. Je dirais que c’est comme toujours, c’est une négociation en fait. Comment la négociation fonctionne ou pas. Parfois il y a de la résistance d’un côté et de l’autre. Négocier c’est pas forcément payer le prix que toi tu veux payer, mais c’est arriver à trouver un accord. Parfois c’est toi qui va lâcher du lest, parfois c’est la personne en face, mais c’est arriver à trouver un compromis. Prendre une photo, c’est pas anodin, surtout qu’on vit dans un monde d’images. C’est pas comme dessiner une personne, il y a quand même quelque chose d’elle qui est saisi et qui peut être exposé au vrai sens du terme.
D’autant plus que tes modèles sont pas forcément des personnes déconstruites, donc d’entendre des directives venant d’une femme qui réclame un certain lâcher-prise ou que sais-je, ça doit bousculer en quelque sorte.
P.R. : Oui, encore une fois, je pense que c’est intéressant de ne pas généraliser parce que chaque personne est différente, chaque projet l’est aussi. Par exemple dans “The would be me” finalement, dès lors que les hommes avaient accepté de poser avec moi, je savais que ça allait bien se passer. Bon, effectivement il y a toujours des choses à négocier, en plus je suis un peu dans la transgression donc je veux toujours aller plus loin, j’annonce quelque chose et en fait ce que je fais ça va plus loin que ce que j’ai annoncé. Par exemple, c’est pas du tout le même rapport au modèle que dans une autre série qui s’appelle “Tractation” où là je suis plus dans la confrontation où je suis allée chercher des modèles dans des endroits qui sont typiquement masculins : la salle de boxe, le garage, la rue tout simplement, etc. J’ai choisi des modèles que je ne connaissais pas du tout. Donc ça dépend vraiment du projet et de la personne qui est en face.

© Pauline Rousseau / Agence It’s Happening.
Nous sommes toutes et tous construit.es socialement. Il y a plein de rapports de pouvoir qu’on a complètement intégré et au delà même du fait qu’il est très dur de nous en débarrasser, c’est parfois même compliqué d’avoir conscience que ce qu’on fait, que ce qu’on pense n’émane pas naturellement de nous mais que c’est le fruit d’une éducation, au sens large. Ton objectif vient questionner tout cela puisque tu abordes la question de la déconstruction sociale. Mais se déconstruire c’est un processus qui prend l’entièreté d’une vie, donc même en travaillant là dessus, tu dois sentir des moments où ça accroche. Des moments où tu ne vas pas assez loin, où ton regard n’est pas suffisamment déconstruit et sur lequel la société a encore trop la mainmise. Est-ce qu’il y a des moments où tu t’en aperçois et tu te dis qu’il faut entreprendre une introspection ?
P.R. : En fait, j’avais envie de te lire une citation. Pour répondre à ce que tu viens de dire, j’aime bien citer cette phrase d’Amelia Jones, qui vient d’un article qui s’intitule “Jouer et déjouer le phallus” qui date de 1994 où elle dit “Ma relation de féministe hétérosexuelle à la masculinité est elle-même ambivalente. Je critique avec mépris certains aspects, mais éprouve un désir flagrant et irrépressible pour d’autres.” Et c’est un peu ce que je te répondrais, c’est qu’en fait, tous ces projets-là qui s’intéressent à la question du genre sont souvent construits entre désir et dégoût. Je pense que c’est là aussi qu’il y a quelque chose qui se joue, qui est à la fois peut-être un peu sensible et en même temps j’ose espérer, intéressant. Je ne pense pas proposer des œuvres qui vont donner une réponse ou qui vont donner des critiques acerbes. Après, je fais aussi d’autres projets qui ne sont pas en lien avec la question du genre, mais si on reste sur ce sujet, avec ma série “The would be me” il y a aussi du jeu, de la tendresse vis-à-vis de ces personnes-là que finalement j’étais aussi contentes de retrouver. Enfin, c’est des vies que j’aurais pas voulu avoir, mais en même temps c’est pas acerbe, je les méprise pas non plus, il y a une approche qui se situe entre une forme de rejet et en même temps une certaine tendresse. Dans d’autres projets comme dans une série d’aquarelles qui s’appelle “Les perdants” pour lesquelles j’ai peint à partir de captures d’écran de combats de free fight, en fait on voit très rarement les perdants dans les images parce qu’en fait on montre souvent que les gagnants. Du coup, j’aime bien montrer des hommes dans des situations où ils sont plutôt humiliés parce qu’ils ont perdu, il y a de la douleur physique parce que ce sport est quand même très violent. Finalement, j’aime bien montrer cette certaine vulnérabilité, une forme de compassion et une forme de tendresse. Dans mon autre projet “Tractation” il y a aussi beaucoup d’images où tu sens une friction entre dégoût et désir, où moi même je sais pas trop où me situer et où finalement il y a une forme de rejet de la masculinité hégémonique puisque en tant que féministe, on ne peut que rejeter cette masculinité construite sur la domination et en même temps, il y a une attraction qui est tout à fait assumée…
Et qui est normale. C’est le propre de la déconstruction. Depuis qu’on est gamine, on nous matraque des images de l’homme qu’on doit aimer, c’est le mec grand, viril, qui chiale pas et qui sait tenir sa famille, donc c’est aussi normal que ça prenne du temps de déconstruire ça et de se rendre compte de ce qu’on désire vraiment et ce qui est de l’ordre de la construction, et ce qu’on peut désirer vraiment même si c’est de l’ordre de l’hégémonie.
P.R. : Oui exactement. Du coup, dans les oeuvres qui questionnent ça, il y a toujours cette ambivalence et qui est tout à fait assumée, c’est-à-dire que je ne pense pas qu’en tant qu’artiste tu doives avoir nécessairement à dénoncer, démontrer, faire passer un message, non je pense que l’art c’est infiniment plus complexe que ça. D’ailleurs c’est drôle, parce qu’il y a des gens dans cette série “The would be me” qui ont pas vu l’aspect ironique. Cette série a été exposée aux Rencontres d’Arles en 2016, et je me rappelle avoir eu des discussions avec des personnes assez éclairées sur des questions liées au genre par exemple et qui me disaient “Ah mais quand même c’est sûr que c’est marrant comme projet, mais la vision de la femme que tu proposes quand même, je trouve que c’est pas…” et j’avais juste envie de leur répondre que c’était totalement l’inverse et que c’est ironique.
Quel a été le cheminement que tu as mis en place étant donné que tu as fait des études d’histoire de l’art à l’Ecole du Louvre, que tu as appris toute une histoire de l’art qui est finalement quand même assez excluante où tu as une forte masculinité hégémonique, donc comment tu as réussi à t’émanciper de ce regard là ? … Si tu as réussi. Rire.
P.R. : C’est un travail qui est long à faire déjà sur soi, il faut prendre le temps de lire des écrits, de découvrir des artistes qui sont pas des hommes hétérosexuels, cis, blancs, privilégiés. C’est un travail à faire en permanence en tant que personne et en tant qu’artiste. Mon parcours est beaucoup passé par la théorie, j’ai lu beaucoup d’écrits féministes, j’avais beaucoup aimé l’expo au MAC/VAL qui s’appelait “Chercher le garçon” qui était super intéressante sur ces questions là. En plus, ça a été le sujet de mon Master 2 Recherche puisque j’ai réalisé un mémoire qui s’intitule “Débandade” qui est une étude de la déconstruction de la masculinité hégémonique dans l’art contemporain. Je pense qu’il y a eu ce cheminement théorique qui était concomitant parce que souvent dans la vie on fait plusieurs choses en parallèle. Je ne me suis pas dit que j’allais étudier théoriquement en mettant de côté tout l’aspect créatif pour le reprendre après. Non, je pense que ça s’est fait en parallèle mais qu’après effectivement, le travail théorique a eu des répercussions sur ma pratique.
Dans cette recherche de sensibilité au sein des parcours masculins, tu t’es focalisé sur le point névralgique, sur l’organe qui — dans notre imaginaire collectif — cristallise l’ensemble des émotions, on pourrait dire que c’est le siège même des sentiments. Grâce à l’INSERM (l’Institut national de la santé et de la recherche médicale) tu as eu l’opportunité l’an passé de faire une résidence à l’hôpital Georges Pompidou à Paris. Résidence durant laquelle tu as bossé avec des chirurgiens, des cardiologues, etc. Et ton objectif a été de réaliser des portraits cœur.
P.R. : Rire. Alors déjà je ris parce qu’au début de la question, tu as sorti tout le champ lexical du sexe avec “organe”, “point névralgique”, etc. du coup je pensais pas qu’on allait parler du cœur. Rire. En fait, c’est une bourse de création de l’INSERM qui est en même temps également une résidence. L’idée c’est de faire se rencontrer l’art contemporain et la médecine. J’ai tout de suite pensé à travailler sur le cœur et ce qui m’intéressait vraiment au début c’était cette idée que l’imagerie médicale permet de faire ce que la photographie ne fait pas, c’est-à-dire voir l’intérieur du corps et non pas l’extérieur des choses. Mon idée c’était de faire des “portraits-coeur” et donc de choisir 5 personnes qui se reconnaissaient dans des expressions en lien avec le cœur. Donc c’était aussi un travail sur le jeu de mot/maux puisqu’on a choisi – parmi tant d’autres – “coeur d’artichaut », “avoir du coeur au ventre”, “à coeur ouvert”, “coeur de beurre » et “coeur vaillant”. Du coup, je suis allée à la rencontre de ces personnes-là qui étaient des hommes parce que ce qui m’intéressait c’était de montrer que ces histoires de coeur, les sentiments, etc. ce n’était pas forcément comme on aime à le laisser comprendre “une histoire de bonnes femmes”. Du coup je suis allée à la rencontre de ces hommes qui avaient tous des parcours de vie différents à partir desquels j’ai créé 5 portraits-cœur. Alors pour ce projet ce n’est pas que de la photo qui prennent ici la forme de triptyque, puisqu’il y a aussi deux vidéos, de la sérigraphie et une installation. En fait, être photographe et être artiste, ça me permet de faire des choses que je ne pourrais jamais faire sinon et parfois il y a même des moments où je me suis dit que tout ça n’était qu’un prétexte. Bon évidemment j’adore créer, je ne pourrais pas faire autre chose, mais c’est aussi l’occasion de faire des choses que je ne me serais pas permise de faire dans la vraie vie. C’est pour ça que dans mon travail il y a toute cette recherche autour du jeu, de la transgression, de la mise en scène de soi. Je m’interroge toujours sur ce qu’est ma posture en tant qu’artiste et par exemple ça m’a permis de faire des images pendant des opérations à cœur ouvert. Et plusieurs fois, jusqu’à trois fois, parce que mes images ne me convenaient pas, alors que normalement c’est une chose pour lesquelles tu n’as jamais les autorisations, même si tu viens d’Arte. Voilà, donc c’est aussi une partie de mon travail que j’apprécie et c’est aussi le sujet de PRESENT.E, ce n’est pas seulement parler des œuvres mais aussi de ce que c’est que d’être artiste. Finalement mon travail me permet de faire des choses un peu hors normes. En 2019, j’ai fait des photos dans les vestiaires des rugbymen du Top 14, c’était à quelques semaines d’écart avec mes photos dans la salle d’opération, et quelques semaines après j’étais à Singapour avec les joueurs du PSG, etc. En fait, voilà je me dis que parfois c’est ce qui prévaut presque sur la réalisation, c’est aussi l’expérience que te permet ce travail d’artiste.
Oui du coup ça te permet d’avoir plein de casquettes et d’être comme une petite souris.
P.R. : Après je me dis aussi, peut-être que si tu es plasticien tu n’as peut-être pas les mêmes opportunités que la photo… Ça rejoint aussi ce qu’on disait de mon intérêt vis-à-vis du monde des mâles. Rire. J’adore l’idée de transgresser, j’adore l’idée de me confronter à l’altérité, et c’est aussi pour ça que j’ai commencé à m’intéresser à la masculinité et à ce “boys club” parce que c’est ce qui était le plus éloigné de moi. La photo permet ça aussi, de se retrouver dans des situations avec des gens et dans des contextes dans lesquels tu ne serais jamais allé sinon.
J’ai une question qui ne fait pas un focus sur les garçons comme depuis le début de notre interview, mais qui parle d’une fille, toi, Pauline Rousseau. C’est un projet fou que tu as mis en place, où tu as contacté toutes tes homonymes, j’allais dire toutes tes alter-ego, mais en fait peut-être pas jusque là. Rire. Du coup tu as contacté toutes les Pauline Rousseau que tu as trouvé en France.
P.R. : Rire. En fait tu vois c’est toujours un peu cet aller-retour entre ce qui est le plus loin de moi et en même temps ce qui est profondément moi, par exemple comme mes vies possibles ou en l’occurrence mon nom. J’ai un prénom qui est très commun et idem pour mon nom de famille. Ça peut être un problème ou pas en fonction de ce que tu fais dans la vie. Quand tu es dans l’art tu préfèrerais avoir une espèce de nom incroyable, mais c’était pas mon cas. Alors ça a commencé mais au départ, je les stalkais sur les réseaux. C’était il y a vraiment très longtemps, peut-être en 2013, je faisais même des dossiers dans mon ordinateur, puis après je me suis dit qu’il fallait que je les contacte et que je les rencontre. Donc j’ai commencé à les contacter et ça a été une très grosse partie de mon travail encore une fois, d’arriver à les convaincre. Je suis allée chez celles qui m’ont répondu, un peu partout en France, je les ai prises dans une situation intime où elles sont seules et je m’incrustais dans l’image. Ça c’était la première étape. Après, j’ai écrit sur nos rencontres, parce qu’on a eu des échanges hyper beaux, hyper émouvants, encore une fois avec cette idée mutuellement qu’on pouvait être d’autres nous-mêmes et cette idée que c’est un peu toutes les sœurs que je n’ai jamais eues. Moi j’ai jamais eu de soeur, et donc j’ai pas connu de situation par exemple où je prenais des bains avec ma soeur, ou de tenir le bébé de ma soeur dans mes bras, etc. Donc j’aimais bien cette idée de créer des situations comme toutes les autres moi-même et toutes les sœurs que j’aurais pu avoir. Finalement c’est une sorte de quête de soi à travers les autres puisqu’elles m’ont permis de m’interroger sur moi-même. Il y avait aussi un aspect sociologique qui m’intéressait c’est qu’on se ressemblait presque physiquement.
Tu sais que j’ai pas osé te le dire tout à l’heure quand on préparait l’enregistrement, et effectivement j’ai pas osé te dire que vous vous ressembliez. Déjà vous êtes toutes blanches, quasiment toutes brunes, etc.
P.R. : En fait, finalement je corresponds un peu à la française de base, je suis blanche, je suis châtain, j’ai les yeux marrons, je mesure 1,64m je crois que c’est exactement la moyenne, je fais du 38 en chaussure, du 38 en vêtement. Tu vois j’ai pas rencontré une grande blonde, descendante de viking, qui ferait 1,90 m. Donc en fait c’est un truc un peu sociologique. Finalement, je les ai même toutes réunies chez moi pour faire une photo de famille avec toutes les Pauline Rousseau. Il y a aussi un projet vidéo que j’ai entamé qui se développe en plusieurs volets, notamment un volet où on va sur la tombe de Pauline Rousseau au cimetière du Père Lachaise qui était la femme de Jules Michelet (grand historien qui s’est notamment illustré dans les archives nationales françaises). On a fait une sorte d’hommage, ça faisait un peu sorcellerie aussi. Voilà, donc le projet est encore en train de se développer, il y a d’autres éléments vidéos à faire, etc. La vidéo encore une fois c’est presque le résultat d’une performance. Il y a tout un process aussi où j’ai fait des lettres pas possible pour avoir des autorisations de filmer au Père Lachaise que j’ai jamais eues, mais on l’a fait quand même, un gardien est venu, on a dû montrer nos cartes d’identité et tout le monde s’appelait pareil. Rire. Moi-même je me perdais dans mes mails parce que tout le monde avait le même nom, donc j’ai dû créer des infographies pour chacune et inventer des surnoms. Après quand elles se sont rencontrées c’était super beau et émouvant parce qu’elles connaissaient que moi. Donc maintenant on a un groupe WhatsApp avec toutes les Pauline Rousseau et le projet continue.
C’est trop rigolo j’adore !
P.R. : Mais au-delà de l’aspect blague, c’est vraiment un questionnement sur l’identité aussi. Finalement, si c’est pas notre nom et notre patronyme, qu’est-ce qui nous définit ? Qu’est-ce qui fait qu’on n’est pas la même personne ? Donc il y a des questions autour du déterminisme, autour de la sociologie, autour de l’ordre de l’émotion aussi. Pourquoi ces inconnues qui ont le même nom m’ont ouvert leur porte et m’ont laissé entrer dans leur intimité ? Pourquoi elles m’ont accordé du temps et qu’on se retrouve dans des situations hyper émouvantes avec une sensation de revoir une personne de sa famille que j’avais pas vue depuis longtemps avec une sorte de proximité hyper bizarre juste du fait de porter le même nom. Il y a vraiment une forme de solidarité et de sororité qui s’est créée entre nous et c’est vraiment là-dessus que je travaille. Il y a aussi un volet qui est dédié à Pauline Rousseau enterrée au Père Lachaise qui est morte seule dans un hospice parce que Jules Michelet s’était remarié avec une femme plus jeune qui est restée dans les annales et donc il y a un travail de réhabilitation de Pauline Rousseau dans l’histoire, dans les archives et dans la mémoire.
Au début, je pensais que c’était juste une recherche de carte d’identité et on a eu l’occasion d’approfondir et c’est vraiment super intéressant. Vient le moment de la dernière question du podcast, c’est une tradition, dans chaque épisode de PRÉSENT.E je demande à mon invité.e si iel réussit à vivre de son travail.
P.R. : C’est un peu dur pour moi d’évaluer parce qu’en tant que photographe, je fais aussi des commandes photos et disons que c’est plutôt cette partie de mon travail qui m’amène des revenus. En fait, ça dépend des fois, c’est à peu près équivalent à ce que me rapporte mon activité artistique. Mais c’est vrai qu’en tant que photographe, tu as cette chance par rapport à d’autres pratiques artistiques, de pouvoir vendre un savoir-faire. Après, j’ai aussi la chance d’avoir fait certaines commandes qui étaient vraiment chouettes pour le Top 14 de rugby, pour le PSG, etc. Il y en a aussi qui sont moins intéressantes, qui sont plus “alimentaires”. Donc je ne saurais pas vraiment répondre à ta question. Après d’un aspect plus général, j’ai pas d’activité alimentaire qui n’a rien à voir avec l’art ou la photo, mais en même temps, j’en vis mais pas comme j’aimerais. Si je gagnais beaucoup d’argent, je pourrais déjà réinvestir et faire des pièces plus ambitieuses en termes de prod, payer aussi des gens avec qui je travaille, parce que c’est pas toujours le cas alors que j’aimerais pouvoir le faire. Là où je suis quand même en accord avec tout ça, même si je tombe un peu dans la rhétorique, encore une fois ça dépend de ce que tu entends par “vivre de ton travail”. J’aurais tendance à dire oui parce que mon travail m’apporte les choses les plus importantes pour moi, à savoir le voyage, les conditions de vie correctes et surtout je suis épanouie grâce à des projets intéressants et des rencontres incroyables. Aussi, je suis foncièrement anticapitaliste, et en réalité je suis assez en accord avec moi-même parce que je gagne peu d’argent et du coup je fais attention dans quoi je le réinvestis et en revanche, je trouve que la manière dont je gagne de l’argent est plutôt honorable et en accord avec mes valeurs.
J’arrête pas de dire que c’est trop bien, mais je trouve sincèrement que ton travail est incroyable Pauline. Je suis en accord avec toi de se dire que finalement peut-être que j’ai moins de sous que quelqu’un d’autre mais en revanche j’adore me lever le matin pour faire mon travail. Donc effectivement, je gagne pas beaucoup d’argent, je pars pas beaucoup en vacances mais n’empêche qu’au quotidien je suis super épanouie.
P.R. : Oui et puis tu as aussi cette idée que finalement il y a des gens qui vont gagner beaucoup d’argent mais qui auront beaucoup moins de temps pour faire des choses qui les intéressent et qui vont réinvestir leur argent dans des choses qui me paraissent moins essentielles.
Oui, enfin rappelons que ce n’est pas parce qu’on fait des choses qui nous intéressent et nous passionnent, qu’on n’a pas besoin d’être payé.e.s. Parce que le discours du “métier-passion” c’est bon on l’a assez entendu.
Merci Pauline d’avoir pris le temps de me recevoir et d’avoir accepté de répondre à mes questions. C’était le dix-huitième épisode de PRÉSENT.E. Merci de l’avoir écouté. Un grand merci également à David Walters pour le générique. La prochaine invitée sera Sarah Trouche. D’ici là, prenez soin de vous, et je vous embrasse.
REMERCIEMENTS : Un immense merci à Cosima Dellac d’avoir retranscrit cet épisode de PRÉSENT.E et à Cassandra Levasseur pour la correction.