Bonjour à toutes et à tous. J’espère que vous allez bien. Mon invité cette semaine est Laurent Lacotte !
PRÉSENT.E est un podcast dans lequel je souhaite mettre à jour ce qui vient en amont puis en aval de l’art contemporain. Mes questions portent donc rarement sur les œuvres en elles-mêmes mais davantage sur toutes les réflexions et les doutes qui gravitent autour de celles-ci. Car ici je m’intéresse d’abord à la manière dont la vie de mon invitée impacte son travail puis à l’inverse à la façon dont son travail vient impacter sa vie. Dans PRÉSENT.E j’essaie de mener les conversations comme j’ai l’habitude de le faire en tant que critique d’art dans les ateliers d’artistes ou à la terrasse des cafés. Sauf qu’ici nous sommes enregistré.e.s et vous avez la possibilité de tout écouter.
J’ai découvert le travail de Laurent Lacotte grâce aux commissaires d’exposition Élodie Bernard et Léo Marin qui présentaient son travail lors de Living Cube, un cycle d’expositions qu’Elodie organise depuis trois ans dans son appartement à Orléans. Laurent est un artiste qui s’intéresse à l’organisation de nos sociétés. C’est le genre de personne douée d’une intelligence sociale et d’une puissante empathie qui lui permet de mettre à jour les tensions qui fondent nos rapports sociaux et les violences quotidiennes que subissent certains et certaines d’entre nous. Son travail est la somme de détails et de moments poétiques dont je suis ravie de discuter avec lui pour ce nouvel épisode de PRÉSENT.E.
Bonjour Laurent, merci de me recevoir dans ton atelier.
C.L. : Salut Camille, ravie de te recevoir après avoir suivi les aventures du podcast PRESENT.E depuis son lancement. Je suis ravi d’approfondir des artistes que je connais et aussi surpris de certaines synchronicités de découvertes qu’on a en commun notamment pour Kubra Khademi (voir épisode 15 de PRESENT.E) que j’ai découvert aussi chez Éric Michet.
Je pense que l’oeuvre qui m’a définitivement confortée dans l’idée de t’inviter dans PRÉSENT.E est Bas-relief. C’est une sorte d’installation que tu as déclinée à plusieurs reprises. Elle se compose de pierres emprisonnées dans le béton. Tu l’as par exemple exposée, in situ, à la Villarson, les pierres se trouvaient à l’endroit où naturellement les visiteurices se reposent et bavardent lors des vernissages par exemple. D’où viennent-elles ces pierres ?
C.L. : Alors ces pierres elles ont un aspect assez joli pour le regard mais en réalité elles recèlent autre chose. Elles sont en fait constituées d’éléments de « mobiliers urbains d’empêchement » que j’ai préalablement détruits. On peut les voir dans les villes de manière générale. Ce sont ces choses qui empêchent les gens qui sont à la rue de s’installer devant des immeubles, devant des maisons, d’aller uriner, ou tout simplement de s’asseoir. Depuis quelque temps, certains propriétaires, certains privés ou certains syndics d’immeuble, s’octroient le droit de manger l’espace public en construisant ce genre de mobilier d’empêchement un peu homemade devant chez eux. Effectivement, cette chose m’horripile au plus haut point. Je pars le soir avec mon cabas de mamie et ma masse et je les casse. Ce qui résulte de ces casses, ce sont des éléments divers. Des éléments de béton qui venaient emprisonner ce avec quoi ces personnes malveillantes construisent ces mobiliers d’empêchement et puis lesdites « pierres » qui servent à empêcher justement les gens de s’asseoir ou de s’allonger. Je les récolte, je les collectionne – d’ailleurs j’en ai une grande collection aujourd’hui – et après mon projet avec une sculpture qui s’appelle Bas-relief, de venir recouler ces éléments dans les lieux où habituellement les gens viennent s’asseoir comme dans les musées ou les galeries. Je me rejoue cette chose-là avec une sculpture de prime abord assez agréable à voir mais en fait qui convoque cette réalité de l’extérieur, à l’intérieur des murs.

Crédit: Loic Thébaud / Villa Arson
D’autant plus que lorsque tu fais ça dans des espaces assez élitistes, tout le monde n’a pas la possibilité de rentrer dans une galerie ou dans un musée, bien que ce soit parfois gratuit, est-ce que tu as un discours par rapport à ça ?
C.L. : Ça dépend de la topologie du lieu dans lequel ça va être implanté. Il y a certains espaces où directement la chose est expliquée avec des cartels. A d’autres endroits pas forcément. Quoi qu’il en soit, étant donné que c’est l’endroit où habituellement tu viens te poser, si tu n’arrives plus à poser tes fesses à cet endroit-là tu vas te poser une question. Ça devient un prétexte, comme beaucoup d’œuvres d’art, ou en tout cas il me plaît de penser cela, à convoquer des réalités sociales et politiques. Le discours à ce moment-là est enclenché. On ne parle plus exclusivement d’art, on dérive vers autre chose. Tu parlais d’élitisme, eh bien à ce moment-là on le contourne !
La première fois, comment ça t’est venu ? J’imagine qu’il y a eu le premier choc de voir ça dans la rue, comprendre à quoi ça sert, etc. Et comment tu t’es dit la première fois que ça te rendait fou, que tu allais prendre ta masse et défoncer ça la nuit ?
C.L. : Ça m’a rendu fou parce que je suis très sensible à ce qui se passe dans l’espace urbain. C’est un espace que je sillonne depuis toujours, depuis que je suis étudiant en école d’art en fait. J’ai réalisé un grand nombre d’œuvres dans cet espace : des œuvres éphémères, des performances, etc. Il y a plus de 10 ans aujourd’hui, je réalisais des cabanes en carton qui jalonnaient le sol parisien et au-delà, qui ne sont pas exemptes d’histoires complètement folles. Par exemple, la première cabane en carton que j’avais réalisée avec mon collectif à l’époque, avait été placée rue Montorgueil et était faite de cartons et tubes de carton issus de l’industrie textile du Sentier à proximité, qui permettait de créer cette architecture facilement. Cette cabane a été habitée dès le premier soir par un réfugié pakistanais du nom d’Aktar et est restée plus de six mois en place, lui conférant une sorte de pseudo adresse. Il a été alors toléré par les riverains et pouvoirs publics en place, jusqu’à son expulsion du territoire six mois plus tard… Mais bon, tout ça pour te dire que cet espace urbain que je jalonne qui est hyper important à mes yeux est fait de plein de signes. Je ne peux donc pas m’empêcher de me dire qu’il y a plein d’entraves à nos droits à toutes et à tous. Pour moi c’est tout naturel que mon travail tende vers ça et de parler de ces réalités-là.
Je trouve que ton travail est très bien résumé dans cette œuvre. Parce que cela montre l’un de tes sujets de prédilection : les rapports de pouvoirs qui s’expriment au sein de l’espace public. Tu mets en avant toutes les violences symboliques, toutes les exclusions qui s ’imaginent discrètes : tu montres leur agressivité et leur perversité. Dans cette même dynamique, il y a l’œuvre Guard. C’est une photographie sur laquelle on voit une réplique de la Statue de la Liberté qui se trouve sur la Promenade des Anglais à Nice. La statue est recouverte d’une couverture de survie. Alors là, en termes de tension dans l’espace public, de mise à la marge -de force- des personnes qu’on ne veut pas croiser dans nos rues, c’est presque un cas d’école.
C.L. : Tout à fait. Cette pièce parle de problématiques migratoires quand on voit cette Statue de la Liberté regarder la Méditerranée, qui est un vaste cimetière à ciel ouvert aujourd’hui. De par la genèse de cette œuvre-là, elle révèle d’autres tensions qui sont éminemment territoriales et propres à la ville de Nice. Pour te raconter cette petite histoire, cette pièce a été réalisée très rapidement, c’était la première que je me rendais à Nice il y a quelques années. J’ai passé moins de 24h sur place. Donc je me tape évidemment le grand classique, j’ai mangé une socca, j’ai visité les musées, je me balade sur la Promenade des Anglais, et là je tombe sur cette statue de la Liberté, une vraie Bartholdi ! Petite par sa taille, 1m30, mais sur un socle démesuré qui l’amène très haut, et évidemment je suis surpris de la voir regarder cette étendue d’eau. Cette idée de mettre une couverture de survie m’est venue assez tôt puisqu’en fait c’est propre à mon travail aussi. Je me mets dans des dispositions à regarder le paysage, les territoires que je traverse et y faire des gestes assez rapidement. Je suis aussi en quête de magie. Donc je me suis dit que j’allais l’envelopper d’une couverture de survie, protéger cette notion de liberté qui est mise à mal à bien des égards dans nos sociétés contemporaines, française et mondiale. Et je pars en quête d’une couverture de survie. Alors habituellement pour trouver une couverture de survie, quoi de plus naturel que d’aller dans une pharmacie. J’étais avec une amie commissaire d’exposition à Marseille ce jour-là, on est allés dans plusieurs pharmacies de Nice, et en fait, à chaque fois on a refusé de nous en donner. Du coup j’étais effectivement très surpris de cette situation. J’ai pu savoir par la suite ce qu’il en était. En fait, il y avait un entendement tacite entre la mairie de Nice et les pharmacien.ne.s, disant à ces dernières et derniers de ne pas donner de couvertures de survie aux nécessiteux, pour que ces dernières et derniers ne fassent pas tâche au milieu des touristes dans le centre-ville de Nice. Finalement, on s’est rabattus sur un magasin de sport. Donc cette pièce qui parlait d’une situation et d’une problématique a révélé autre chose. C’est ce que j’aime dans certaines de mes pièces, c’est qu’il n’y a pas de vision unilatérale mais il y a plusieurs clés. J’aime que ces pièces puissent être regardées et presque générer de l’émotion assez immédiatement.

© Laurent Lacotte, Adagp.
C’est ce qui m’avait marquée lorsque j’étais venue pour la première fois ici. Il y avait toujours autre chose derrière la première lecture de tes œuvres. Je pense que j’empiète un peu sur mes prochaines questions, mais on sent que tes œuvres ouvrent à chaque fois un grand nombre de clés de lecture. Et particulièrement cette histoire que tu viens de raconter qui révèle une violence inouïe.
C.L. : Complètement. En fait, nombre de territoires que je traverse possèdent cette dose de violence en eux.
Ce que j’aime aussi dans ton travail c’est le fait que tu parles d’urbanité. Que tu montres que la manière dont nos environnements contemporains sont construits n’a rien de naturel. Au contraire même, ces constructions ont été pensées par une certaine partie de la population en fonction de ses propres besoins et que cela exclut inévitablement toute une partie de la société. Jean-Christophe Arcos, dans un essai qu’il a écrit sur ton travail parle de la “part d’ombre d’actes politiques qui finit sévèrement par peser sur le quotidien”.
C.L. : Oui tout à fait. En fait si tu veux dans mon boulot on parle souvent de gestes et de micro-actions que je fais, qui révèlent justement des micros-situations qui parlent de sujets beaucoup plus graves. Ces micro-situations, si tu les ajoutes les unes aux autres, rendent compte d’un monde qui est vraiment hostile à l’égard d’une certaine population. On parle d’urbanité, mais ça s’applique aussi au monde rural quand tu vois comment les campagnes sont redessinées aujourd’hui du fait des monocultures, des paysans issus de la polyculture qui ont du mal à exister, qui se voient bafoués ou qui doivent vivre dans des conditions insupportables d’endettement, etc. Toutes ces petites choses-là sont présentes autour de nous. Évidemment elles sont faites habituellement d’une telle manière que la pilule puisse être facilement avalée puisque c’est lissé. Dès lors que l’on prend le temps de poser un regard un petit peu plus tranquille sur les choses, elles apparaissent et nous sautent aux yeux. Cette part d’ombre en fait, j’aime personnellement la rendre plus visible et la mettre dans la lumière.
Pourtant ton travail est a priori assez pop. Les photos que tu prends peuvent par exemple laisser penser que tu captes des moments assez légers, souvent même un peu drôles. Mais quand on se laisse emporter, on se rend compte que tout cela est très critique, très grinçant. Je pense que ce qui renforce tout cela c’est que la plupart du temps — notamment pour tes photographies — il ne s’agit jamais de mises en scène. Tu peux ajouter un petit élément, un objet qui va devenir un outil de révélation mais c’est tout. C’est quasiment brut et c’est encore plus terrifiant, comme tu disais tout à l’heure avec ta sculpture et sa couverture de survie. J’ai le sentiment que tu as les yeux grands ouverts sur ce qu’il se passe.
C.L. : J’essaie en tout cas. C’est une sorte de sport quotidien. J’ai cette promenade quasi quotidienne, comme hygiène de vie, que je m’impose qui aujourd’hui me permet de regarder ces détails. Tu parles de « geste » mais j’ai aussi un travail photographique du réel. L’image de cette photographie que tu connais qui s’appelle Bestiaire, qui a été prise sur une plage des Pouilles (Italie) où on y voit des bouées.
Pour qu’on comprenne bien, les bouées que l’on voit ce sont des bouées de plage classiques. On retrouve la petite licorne, des transats gonflables, les gros pneus, etc. Encore une fois, c’est très POP et ça renvoie à l’image très clichée des vacances d’été. C’est une espèce de roulotte sur laquelle sont mises toutes ces bouées en attente d’être vendues.
C.L. : Tout à fait. Cette roulotte-là, je l’ai vu tirée par la personne chargée de vendre ces bouées sur la côte italienne. C’était un sans-papier africain. J’ai vu des enfants sur cette même plage lui jeter des pleines poignées de sable à la figure, en le traitant d’étranger. Donc sur la photo, cette personne n’y est pas, mais on voit toutes ses bouées. Il y a effectivement un côté très POP apporté par les bouées, mais il y a quand même un ciel pesant derrière. J’aime bien savoir que cette photo circule. Elle est chez plusieurs personnes, donc à priori elle vient au-dessus d’un canapé, dans un salon, chez une collectionneuse ou un collectionneur. C’est un prétexte pour elle ou lui, de parler de ces réalités, connaissant mon travail et connaissant ce que j’ai voulu mettre en lumière à travers ce simple cliché photographique.
C’est fou, je me dis que finalement, j’ai pas mal de proches qui ne sont pas du tout dans l’art contemporain, et je pense que ton travail a un public qui doit être assez large, dans le sens où c’est des clichés qui sont assez instinctifs donc on rentre très facilement dedans, et derrière tu déballes tout plein de récits et de propos politiques beaucoup plus lourds.
C.L. : Complètement. Je te parlais de collectionneur.s.es, mais nombre d’entre eux – en tout cas me concernant – sont des gens qui n’avaient pas de collection au départ et que j’ai eu la chance de rencontrer sur des projets, que ce soit des résidences ou des expositions sur lesquelles j’ai travaillé avec des “non initiés”. Fort de ces rencontres et discussions, certain.e.s ont décidé d’acquérir une œuvre en payant “x” fois pour l’avoir.
Il n’est pas question de parler ici de toutes tes oeuvres mais pour que les auditeurices comprennent, la première fois que je suis allée dans ton atelier, j’ai vraiment compris que chacune de tes oeuvres déballait un très grand nombre d’histoires, donc c’est assez frustrant de ne pas pouvoir s’arrêter sur chaque oeuvre et de ne pas avoir l’histoire qui va avec. Il y a notamment une œuvre pour laquelle j’ai eu les larmes aux yeux quand tu me l’as présentée. C’est une œuvre que tu as réalisé avec une école si je me rappelle bien.
C.L. : Oui, c’est une oeuvre que j’ai montrée à l’occasion d’une exposition au Centre d’art Rurart, qui a la particularité d’être le seul centre d’art en France qui dépend à la fois du ministère de la Culture et de l’Agriculture parce qu’il est accolé à un lycée professionnel agricole. J’avais une exposition personnelle là-bas, et j’ai décidé de me saisir des problématiques agricoles dont je parlais tout à l’heure. Moi-même, je viens de la campagne, donc je connais ça de près. Dans cette exposition, j’ai décidé de répondre à cette invitation en construisant une installation monumentale à l’aide de tubes de carton, que j’ai déjà utilisés à de nombreuses reprises auparavant, j’ai monté une sorte de cage surdimensionnée qui prenait la totalité du lieu de l’exposition : 6m de hauteur sur 10x13m de large. Elle reprenait un peu les codes des cages à lapin. C’était des grandes cages qui étaient équipées de girofares non pas de couleur bleue comme la police mais orange issus du monde agricole qui tournent en permanence et qui confèrent à l’installation, une dimension quasi cynétique. Quand on rentre dedans, on a le tournis, elle était d’ailleurs interdite aux épileptiques, et qui mange tout l’espace. Ça rappelle un petit peu aussi la façon dont l’agriculture moderne a de morceler et de conditionner les territoires ruraux. Et puis du plafond pendaient des cordes, presque du même diamètre que les tubes en carton, elles allaient jusqu’à s’enrouler au sol. Elles n’étaient pas sans rappeler l’enjeu même de cette installation, qui est le problème du suicide dans le monde agricole. A la date où cette installation a été installée, chaque jour, 2,3 agriculteurices mettaient fin à leur jour en France. Typiquement, voilà une chose dont on ne parle pas trop. Ça fait près de 700 personnes par an. C’est assez dément. De voir justement ces lycéennes et lycéens promis à un certain avenir dans ces métiers là, c’était quelque chose d’assez fort. Cette carte blanche qui m’était donnée était totale jusqu’au bout. C’était assez fabuleux. Il y avait même des gens qui avaient connu ce problème-là dans leur famille. Il y avait une résonance toute particulière lors des visites.
Tu as pu avoir un dialogue avec les étudiant.e.s de ce lycée ? J’imagine que ça a dû être hyper lourd pour eux.
C.L. : Oui, tout à fait. Mais certain.e.s d’entre eux connaissaient déjà ce problème-là parce que ça avait touché un membre de leur famille. Donc c’est quelque chose qui faisait déjà partie de leur réalité. Donc finalement ils étaient heureux qu’une proposition artistique puisse traiter des choses qui les préoccupaient.
Tu as cette capacité qu’on voit dans tout ton travail de vraiment t’imprégner du lieu et de ses problématiques à chaque nouvelle résidence. J’aimerais que tu nous parles aussi d’une de tes œuvres photographiques qui t’es très chère et qui raconte encore beaucoup d’histoires, où on voit une petite fille dans une cabane en bois.
C.L. : Alors l’œuvre ce n’est pas la photographie en tant que telle, mais une œuvre documentaire de l’œuvre elle-même. Cette dernière a vu le jour dans un programme d’installation d’œuvres d’art en extérieur, qui était portée par une communauté d’agglo dans le sud de la France. En gros, un.e artiste était chargé.e de produire une œuvre dans un village rural. Il y avait tout un parcours d’une douzaine d’œuvres. Moi, j’ai fait le pari de proposer une œuvre qui n’était autre qu’une cabane de migrant d’après les plans de celles de Médecins sans frontières. L’association a d’ailleurs répondu très favorablement, elle m’a envoyé les plans très rapidement après nos premiers échanges, et le projet a été accepté ! C’est donc basé sur les “shelters” (abris en anglais) qu’on trouvait à Grande Sainte. On a tous l’image en tête de cette jungle d’abris pour migrants. Et pour l’œuvre en question, j’ai décidé de faire construire cette cabane de migrant par des lycéen.ne.s spécialisé.e.s dans les sciences de l’habitat. Ça les sortait un peu des constructions qu’ils réalisaient habituellement, et ça leur permettait de se saisir de ces problématiques sociales contemporaines. Après il y aussi d’autres histoires dans l’histoire, comme dans la quasi totalité de mes œuvres. Au départ, cette œuvre devait être implantée à proximité du château de Lauzun. Mais il se trouve que le propriétaire du château, qui est un grand collectionneur d’œuvres d’art, avait donné son aval pour accueillir une œuvre d’art mais quand il a eu connaissance de la nature de l’œuvre, c’est-à- dire une cabane de migrant, il a refusé l’implantation. Je me suis donc rabattu sur la presqu’île du lac artificiel du petit village. En fait visuellement ça marchait encore mieux, mais il y a cette histoire en sous couche qui est que ne serait-ce que le symbole même du migrant dans le village était déjà problématique. Par ailleurs, les habitants du village ont plutôt très bien réagi à cette implantation. Après, l’œuvre a vécu sa vie. Elle est restée plus d’un an en place. Elle est devenue tour à tour, cabane de pêcheur, lieu où les quelques jeunes encore présents sur le territoire allaient faire la fête, etc. Mais j’ai aimé être témoin ou en tout cas recevoir les captations des habitant.es avec qui je suis resté en contact et avec qui je continue à discuter aujourd’hui. J’ai été heureux de recevoir toutes ces images faisant état de cette réappropriation de l’œuvre. La photo avec la petite fille, c’était un jour où j’étais là, je suis resté un peu à l’écart pour voir quelle interaction on pouvait avoir avec cette œuvre, avec cette cabane.
En off, tu me parlais d’une œuvre que tu considères un peu comme “totem” qui est d’ailleurs dans ton atelier juste à côté de celle où on voit ces grosses bouées. C’est un geste qui semble assez radical, est-ce que tu peux nous la décrire et nous en parler un petit peu ?
C.L. : C’est un geste qui m’a pris deux jours. Ce que l’on voit sur la photo, c’est un socle posé sur la plage à toute proximité de l’eau que les vagues viennent lécher. On est sur la côte Atlantique et le soleil couchant vient se poser sur le sommet du socle, donc le soleil devient sculpture. Pour la petite histoire, c’est un socle de musée que j’ai récupéré et que j’ai tout simplement amené en voiture au bord de l’océan et que j’ai décidé de poser à cet endroit précis attendant que le soleil viennent se coucher dessus. C’est un petit geste, certes. Mais la marée n’aidant pas, il m’a fallu beaucoup d’efforts pour le réaliser. j’ai encore des cicatrices au tibia encore aujourd’hui parce que le socle me revenait dans les jambes à chaque nouvel assaut de l’océan. J’y suis finalement arrivé. C’était assez drôle, parce que c’était en période estivale donc il y avait beaucoup de touristes qui applaudissaient au fur et à mesure de mes tentatives. J’ai aussi aimé créer cette situation, c’était très agréable de se savoir soutenu.
C’est devenu complètement performatif en fait.
C.L. : Complètement. Du coup, c’est une “oeuvre totem” parce que pour moi, dans cette belle image qui en résulte, il y a un condensé de problématiques qui m’animent. Derrière la carte postale, il y a cette rencontre entre deux mondes, ce monde des non-initiés et des initiés, le socle étant l’outil de sacralisation de l’œuvre d’art et le cliché de coucher de soleil étant la forme d’art la plus populaire au monde. Au moment même où on part, je pense qu’il y a des milliers de photos comme ça qui sont prises. C’est cette rencontre qui opère dans cette œuvre et qui révèle une problématique qui jalonne mon travail aujourd’hui et à laquelle je suis très attaché.
Oui c’est une problématique en soi de “démocratisation” de l’art ou en tout cas du fait de pointer du doigt le fait que l’art ne soit pas disponible pour tout un chacun.
C.L. : Oui tout à fait. Je crois que ça vient aussi du fait que moi j’étais pas prédestiné à faire des études d’art à la base. Il y avait très peu de rapport à l’art dans ma famille. J’ai le souvenir de peut-être un ou deux livres seulement, mais qui ont fortement marqué l’homme que j’étais aujourd’hui. Je me rappelle avoir eu mes premiers émois ou soubresauts sexuels devant des Egon Schiele. Bref, ma trajectoire n’était pas du tout destinée à devenir artiste. J’étais en socio et en philo et je suis tombé amoureux d’une jeune fille qui tentait les concours d’entrée aux Beaux-Arts et c’est comme ça que j’y suis arrivé. Donc oui, je pense que ce rapport entre néophytes et le reste du champ de l’art est quelque chose qui reste en moi.
Et ça s’inscrit aussi dans ton travail actuel parce que ce que tu fais en ce moment c’est de mettre tes œuvres directement dans la rue. Depuis quelque temps tu te promènes au quotidien avec un matériel sommaire : des pochoirs, des lettres de l’alphabet, et deux bombes de peinture, une blanche et une noire. C’est une nouvelle manière pour toi de t’immiscer dans l’espace public et de te confronter à un public du quotidien.
C.L. : Oui tout à fait. C’est une sorte de retour aux sources bien que je n’ai jamais cessé en fait de produire dans l’espace public et de faire des “gestes” dans l’espace public. Mais le confinement aidant, il y a eu une sorte de nouveau déclenchement chez moi. J’avais déjà marqué des petites choses dans la rue avec des pochoirs alphabets. Le jour du confinement, j’ai regardé de mon balcon et il y avait un canapé abandonné dans la rue, mais comme tous les services municipaux étaient arrêtés, les encombrants ne l’ont pas pris durant toute la durée du confinement. Au début j’ai écrit dessus “Ne m’oublie pas” et donc cette petite phrase a été donnée à lire pour tous les riverain.e.s de mon quartier. J’ai trouvé ça extrêmement simple et chouette à faire. J’y ai pris un plaisir immédiat et du coup je me suis dit que j’allais continuer dans ce sens. Quelques jours après, je suis tombé en me baladant dans la rue sur une baignoire. On arrêtait pas de nous bassiner avec le fait de se laver les mains de telle ou telle manière, il y avait une sorte de parano un peu ambiante, donc j’ai écrit “lavons-nous” et à partir de là tout est parti. Après j’ai enclenché à la sortie du confinement, une longue marche sur ce fameux chemin de Saint Jacques de Compostelle, et grâce à cet atelier portatif qui tient dans mon sac : pochoir, bombes, appareil photo, ordinateur… Je me suis mis à écrire des formes poétiques, de petits mots très simples sur tout mon trajet et depuis quasiment tous les jours je produis une ou deux de ces œuvres.

© Laurent Lacotte, Adagp.
Dans ce travail, il y a une chose qui n’est pas à négliger c’est la place qu’occupe l’écriture. Je sais que c’est quelque chose qui est important pour toi.
C.L. : Oui complètement. C’est à mettre en prolongement avec plusieurs notions qui m’intéressent, notamment celle d’économie de moyen. L’écriture elle appartient vraiment à tout le monde, chacun peut s’en emparer, il suffit d’avoir un stylo ou une craie pour écrire quelque chose et communiquer une émotion. Elle va de pair avec l’économie de moyen que j’utilise depuis toujours à travers des déplacements d’objets ou juste par mes petits “gestes”. Du coup dans cet atelier portatif qui est dans mon sac, il y a ce potentiel qui réside dans l’écriture, mais aussi dans ma marche et dans le territoire que je vais rencontrer. C’est cette rencontre là qui va générer cette poésie. J’aime beaucoup aussi le mot “poésie”, pour moi c’est pas un gros mot, parce qu’elle va aussi parfois à l’encontre de ce qu’on pourrait qualifier d’art dans sa valeur de pénibilité ou de travail d’atelier, etc. Ce sont souvent des boulots qui m’intéressent mais qui n’appartiennent pas à mon registre. (j’arrive pas à supprimer le commentaire de Cosima mais je vois le lien avec le reste, donc pour moi c’est bon) Je trouve que tout ça participe de ce panorama artistique et moi je me situe plus dans cette brèche poétique de légèreté, d’instantanéité et de plaisir.
Oui c’est vrai que le travail que tu fais avec les pochoirs c’est quelque chose d’assez universel. Personnellement, il m’arrive pleins de fois de marcher et de m’extasier sur ce que je regarde, et puis on se moque de moi parce que c’est presque exagéré rire, mais il y a un vrai plaisir de réussir à déceler une part de poésie dans un truc terriblement banal, aussi banal qu’un canapé échoué sur un trottoir.
C.L. : Oui tout à fait. C’est le contrepied de la démesure, du monumental, de l’artifice. C’est requalifier le banal pour aller chercher dans ses profondeurs. C’est la langue poétique. Encore une fois, de la même manière que les focus qu’on peut avoir sur des situations pénibles et relevant de ces ombres poétiques qu’on évoquait, il y a en pendant le Beau qui est partout et tu peux t’en rendre compte dans une poubelle renversée, dans un carton qui se délite, dans une affiche délavée, etc. qui va changer de sens au regard de son sens initial.
Ah, je l’avais pas vu ça tu vois, la part d’ombre et de lumière. A la fin tu viens révéler des parts très sombres de nos espaces et en même temps tu viens sublimer quelque chose d’un peu plus poétique.
Finalement, il y a une question rituelle qui conclut chaque épisode de PRÉSENT.E c’est : est-ce que tu réussis à vivre de ton travail plastique ?
C.L. : Eh bien écoute, depuis plusieurs années oui, mais il faut nuancer cette réponse là. Ce n’est pas facile tous les jours, il y des périodes en creux, d’autres qui sont meilleures. D’une année sur l’autre, les choses varient. Après j’ai cette chance aujourd’hui d’enseigner, donc ça m’enlève aussi certaines préoccupations du quotidien. Je pourrais dire que ça participe de cette notion “vivre de son travail” parce qu’en fait, si aujourd’hui j’enseigne aux Beaux Arts de Paris et à la Via Ferrata d’école préparatoire aux Beaux-Arts, c’est intimement lié à mon travail. Pour moi ça fait corps avec ce dernier. Il n’y a pas de grand distingo à faire, je ne mets pas les choses dans des cases. Au-delà, c’est une vraie richesse de faire ça. Comme tu le sais, j’ai cette préoccupation au regard du monde qui nous entoure et d’au contact de ces jeunes générations, ils sortent du BAC, ils ont en gros 21 ans pour les plus âgés. Enseigner c’est accompagner un monde qui bouge quoi. Je suis très heureux d’être dans ce mouvement là avec elleux. On se nourrit mutuellement, et ça c’est génial.
Merci Laurent d’avoir accepté mon invitation et d’avoir pris le temps de me recevoir. C’était le dix-septième épisode de PRÉSENT.E. Merci de l’avoir écouté. N’hésitez pas à le commenter, à le partager, à mettre plein d’étoiles, cela soutient beaucoup mon travail. Un grand merci également à David Walters pour le générique. Je vous donne rendez-vous dans deux semaines ! D’ici là prenez soin de vous, et je vous embrasse.
REMERCIEMENTS : Un immense merci à Cosima Dellac d’avoir retranscrit cet épisode de PRÉSENT.E et à Cassandra Levasseur pour la correction.