GAËLLE CHOISNE

Bonjour à toutes et à tous. J’espère que vous allez bien. Mon invitée cette semaine est Gaëlle Choisne ! 

PRÉSENT.E est un podcast dans lequel je souhaite mettre à jour ce qui vient en amont puis en aval de l’art contemporain. Mes questions portent donc rarement sur les œuvres en elles-mêmes mais davantage sur toutes les réflexions et les doutes qui gravitent autour de celles-ci. Car ici je m’intéresse d’abord à la manière dont la vie de mon invitée impacte son travail puis à l’inverse à la façon dont son travail vient impacter sa vie. Dans PRÉSENT.E j’essaie de mener les conversations comme j’ai l’habitude de le faire en tant que critique d’art dans les ateliers d’artistes ou à la terrasse des cafés. Sauf qu’ici nous sommes enregistré.e.s et vous avez la possibilité de tout écouter.

J’ai découvert le travail de Gaëlle Choisne quand j’ai commencé à m’intéresser à l’écoféminisme. Mais si je me suis renseignée sur la pensée de Gaëlle je n’ai pas le souvenir d’avoir déjà rencontré physiquement son travail plastique. Néanmoins je pense qu’aujourd’hui elle fait partie des artistes dont la pensée est nécessaire car ses œuvres s’inscrivent dans des dynamiques intersectionnelles qui comme vous le savez me sont très chères. C’est pourquoi je suis ravie qu’elle ait accepté d’être mon invitée pour ce 20e épisode de PRÉSENT.E.

Bonjour Gaëlle, et merci de me recevoir. 

Comme je le disais Gaëlle, tu as un travail qui me semble intersectionnel. Tu dis d’ailleurs de tes œuvres qu’elles sont hybrides et polymorphes mais surtout qu’elles sont métissées.  Et je crois que l’explication que tu apportes à ce terme c’est que tu es fondamentalement empreinte de l’envie de ne pas rentrer dans des cases car celles-ci sont excluantes et découlent directement de notre passé colonial.

G.C. : Effectivement cette idée est venue très vite dans ma pratique après les Beaux-Arts quand j’ai décidé d’accepter mes imperfections. J’ai eu des moments assez difficiles aux Beaux-Arts où je ne me sentais pas à l’aise dans la manière dont on enseignait l’art. Il fallait que tout soit bien fait, on exige une qualité plastique qui relèverait d’une manière de bien faire de manière presque industrielle. Finalement, j’ai dû ré-apprendre ou désapprendre tous ces principes en faisant un gros “FUCK” à tout ça, parce que j’y arrivais plus. Finalement, c’est comme ça que c’est venu : : l’idée de l’erreur, du mal fait, ou en tout cas de cette façon de faire avec le cœur qui existe. Que tu aimes ou que tu n’aimes pas, elle existe et j’existe. Plutôt que de faire comme dans une mouvance ou un état d’esprit ou une “bonne manière de faire” liée à un mouvement ou des idéologies. Ça a impacté très tôt ma manière de faire de l’art. Aujourd’hui, je n’ai plus de limite. 

Tu ne t’inscris plus dans un cadre prédéfini en fait. 

G.C. : En fait, mon esprit, ma pensée est vraiment le prolongement de mes sculptures et de mes gestes. Ça a toujours été le cas. Les expositions sont le prolongement de l’atelier, donc en fait ce sont simplement des états qui sont posés là et qui vont évoluer, qui vont se défaire et se développer. Finalement, il n’y a ni fin ni début. Le fait de ne plus avoir de limite crée comme un écosystème qui se déploie, et on n’a plus à catégoriser les choses parce que ça n’a plus de sens en fait. Je me rends compte avec le temps, et dans une analyse parallèle sur ma pratique, que c’est inhérent à ma manière de penser le monde. Finalement, c’est juste une expression de ma pensée qui est mise en œuvre dans mes installations. 

C’est notamment pour ça que je me suis permise de te proposer de faire un épisode de PRÉSENT.E, bien que je n’ai pas vu ton travail plastique en amont. Je pense d’ailleurs que je ne l’aurais sans doute pas fait avec n’importe quel.le artiste, mais j’ai eu la sensation de sentir que tes pièces plastiques étaient aussi un prolongement de ta pensée, de manière beaucoup plus forte que chez d’autres artistes. 

G.C. : Alors, c’est une vraie question. Finalement, il y a certaines pièces qui restent encore un peu photogéniques, mais dans l’ensemble, les gens qui n’ont pas vu mon travail n’ont pas la même attitude que ceux qui l’ont déjà vu. C’est une expérience. La chose la plus déterminante dans mon travail et dans cette pensée décoloniale, c’est le fait d’être dans l’émotion, dans une expérience physique qui engage le corps. On passe de petits détails, à de très gros ensembles, où on va manquer des choses en fonction de ta subjectivité, de ton rapport au corps, où je demande un réel engagement de la part des regardeurs, qu’ils ne soient plus que simplement regardeurs mais qu’il y ait un vrai engagement physique. C’est presque une volonté de ma part, à la manière d’une règle d’or, que mes installations soient la plupart du temps dans une multiperspective, qu’il n’y ait jamais un seul point de vue. C’est aussi ce qui est le prolongement de ma manière d’envisager le monde avec la multitude de personnes qui vivent sur cette terre. On a autant de points de vue que de personnes. Du coup, c’est exactement ça que je mets en place dans mes installations, ce qui fait que c’est impossible à photographier. 

C’est ce que tu disais dès le début d’ailleurs. C’est tout ton processus de la sortie des Beaux-Arts jusqu’à aujourd’hui, c’est de te dire que ce qu’on a essayé de t’enseigner, c’était aussi un point de vue qui se disait universel et que tu t’es extirpée de ça. C’est aussi pour ça que tu parles d’œuvres hybrides, polymorphes et métissées. 

G.C. : Après, il ne faut pas se leurrer et être naïf, c’est-à-dire que ce que moi je promeus aussi, c’est quelque chose d’inclusif. Je me suis inspirée et j’ai forcément pris une part de ce que j’ai eu comme enseignement pour le détourner. C’est un peu comme de l’anthropophagie culturelle, on ingurgite, on digère pour en faire une troisième chose complètement nouvelle, qui est ma présence au monde, mêlée à différents points de vue qui promeuvent un universalisme. C’est vrai que je me sentais un peu seule à l’époque dans mes recherches. D’ailleurs, je cite Marie Voignier qui à l’époque était un réconfort pour moi. Je pense que c’est un petit peu cette idée que j’essaie de partager dans mon travail, cette idée d’hybridation, ne pas rejeter, mais de prendre ce qui a de bon dans tout ce qui existe et de le mélanger pour en faire quelque chose qui devienne nouveau pour en faire une nouvelle forme de pensée. 

Dans tout ton travail, on remarque que tu t’efforces de bousculer les stéréotypes, de déconstruire notre rapport au monde. Par exemple, là où dans nos sociétés contemporaines et occidentales les sentiments sont vus comme des failles, des faiblesses, comme des choses que l’on doit dompter. (On dit d’ailleurs qu’il faut se ressaisir quand on ressent une sensation très forte.) Toi à l’inverse tu revalorises tout cela, notamment en créant un temple dédié à l’amour. 

G.C. : Tout à fait, c’est très bien dit. Effectivement, les sociétés patriarcales, ce sont des sociétés dans lesquelles nous vivons aujourd’hui, dirigées par des hommes. Vu que cette attitude masculine est prédominante, même les femmes ont maintenant une attitude qui, pour se défendre et survivre dans ce monde là, est très masculine. Ce côté masculin est plus lié à l’organisation, à quelque chose de très rationnel, de planification, de mise en application. On en a besoin, mais finalement, il ne faut pas nier et en tout cas, ce que j’essaie de faire transparaître au travers de mes œuvres et aussi quand je parle de ma pratique, c’est ce côté féminin qu’on doit rééquilibrer avec le masculin. Et inversement, on ne doit pas éliminer le masculin, mais retrouver un équilibre avec un côté féminin qui est finalement quelque chose de plus doux. 

En disant ça, tu n’as pas peur d’essentialiser la chose ? Par exemple, je parlais d’écoféminisme dans le lancement de cet épisode, et c’est une notion qui est parfois critiquée du fait qu’on lui prête une volonté d’essentialiser la femme. 

G.C. : Là je schématise parce qu’on doit parler assez rapidement dans le cadre de cet entretien. Justement je me sens profondément homme et femme. Je pense qu’il n’est pas question de réduire la femme à la douceur et l’homme à l’organisation. Je parle aussi en termes très spirituels. Ce côté yin/yang. En termes socio-culturels, je pourrais dire évidemment qu’il faudrait qu’on rééquilibre des forces et qu’on ne soit plus dans une catégorisation mais que tout ça préexiste ensemble et se mêle. 

Gaëlle Choisne, Temple of Love – ADORABLE, vue d’installation à The Mistake Room, Los Angeles, 2019.
© Gaëlle Choisne & The Mistake Room.

Peut-être même aussi arrêter ce rejet du sensible, de l’émotion, etc. et faire simplement un culte à la force, à la rationalité, etc. 

G.C. : Oui c’est exactement ça. Je le dis dans les deux sens en fait. Je ne sais pas si je m’égare, mais finalement c’est aussi parler à ces hommes qui ont été éduqués par des femmes et à qui on a dit : “Ne pleure pas tu es un homme, tu n’as pas le droit d’avoir d’émotions.” C’est à ces hommes-là que je m’adresse aussi. Finalement, l’amour comme espace politique c’est ce qui est essentiel. C’est ce qui devrait fonder nos sociétés. On devrait se baser sur nos émotions, nos sentiments, et au lieu d’être à l’encontre de ça, fonctionner avec, ce qui serait beaucoup plus doux et fluide. Il y a souvent cette question de l’eau dans mon travail, mais c’est surtout cette notion de fluidité qui importe dans mon travail. Finalement, dans ce temple, il y a quelque chose qui pourrait faire sourire, et je ne l’empêche pas du tout, je trouve que dans le titre “Temple of love”, il y a quelque chose d’un peu “cheesy” (terme anglais pour dire “cul-cul”), d’un peu sarcastique. Je pense que le rire est aussi une manière d’aborder les choses. Pourtant, c’est un vrai espace, pour parler des émotions, notre rapport au monde, à une institution d’art ou la galerie d’art, enfin des lieux qu’on habite le temps d’une exposition, comment moi en tant qu’artiste j’habite ce lieu, jusqu’où je vais pour l’habiter et jusqu’où je trouve des dispositifs pour que les autres l’habitent mieux ou autrement. Vu qu’on parle de problématiques très systémiques, mes questions finalement même en terme de sculpture, elles vont être déplacées sur des hybridations, mais on s’en fiche en fait, de design, d’art fonctionnel, d’atelier, de workshop, de comment on recrée un humain, de comment on recrée des espaces de mise en relation des êtres humains entre eux aussi. 

C’est là où finalement se loge la fluidité, en brisant toutes ces catégories, c’est très liquide et fluide et tu mets à mal toutes ces hiérarchies même au sein de l’espace de l’espace d’exposition qui est un espace encore empreint de violences symboliques hyper fortes. 

G.C. : Tout à fait. Ce que je tente de faire en tout cas. 

Tu commençais à l’esquisser, et c’était la question qui arrivait après. Ce que j’aime dans ta pensée, c’est que l’Amour devient dès lors une réponse politique. 

G.C. : Je pense que c’est une grande entreprise et en même temps, c’est une assez belle idée et parfois on oublie pourquoi on fait les choses, c’est parce qu’on aime faire ça, boire un café en terrasse par exemple. Finalement, j’ai découvert plein de théoriciennes, bell hooks, Audre Lorde, qui sont aussi des littératures qu’on ne lit pas, ou en tout cas très peu partagées en France. Quand j’ai eu cette idée et que j’ai découvert en parallèle ces auteur.ice.s, ça m’a fait du bien, ça m’a rassurée. Je pense que l’amour peut être vu comme une sorte de cliché où finalement tout est beau, tout est rose, un peu niais, mais c’est l’idée qu’on a de l’amour à la française. 

Oui ce serait encore une fois une marque de faiblesse. 

G.C. : Oui, alors que justement je crois être dans une promotion de la vulnérabilité. C’est ce qui se passe dans mes sculptures qui sont très fragiles, on a l’impression que les choses vont tomber alors que c’est solide, mais c’est toujours un instant un peu critique où on se demande si le truc tient debout. Mais justement j’aime arriver à cet instant là où les trucs tiennent pas forcément, c’est un équilibre, et c’est cette vulnérabilité-là qui est finalement le cœur de l’émotion, mais aussi de nos actions et qui peut donner quelque chose de beau dans une société. 

On le fait rarement dans PRESENT.E, parce que l’objectif c’est de contourner les pièces et de parler un peu autour de la pratique et de la pensée des artistes, mais est-ce que tu accepterais de décrire ou de raconter une de tes œuvres pour nous ? Tu choisis celle que tu veux, mais j’avais bien aimé la manière dont tu m’avais parlé de Peau de chagrin. Est-ce que tu aurais une œuvre pour laquelle tu pourrais nous expliquer tout ton processus, de la naissance de l’idée, à la conception jusqu’à la monstration dans l’espace muséal ? 

G.C. : Oui, ça dépend si j’ai beaucoup de temps ou pas. J’ai réalisé une installation “Back room” ou “Could you explain me how to vanish after the rain before the night” avec un titre un peu poétique. C’est un très très long processus, parce que c’est une œuvre que j’estime pas tout à fait terminée alors que ça fait trois ans que je l’ai commencée. Elle est très complexe dans son dispositif parce qu’il y a tout un système de mécaniques, d’Arduino. C’est une de mes pièces majeures, dans une complexité de pensée et de fabrication. C’est une installation pour laquelle j’ai commencé par un module, en fait ce sont de petits modules, comme de petits îlots. Ce sont des sortes de vasques en céramique noire très torturées et dans ces cuves, il y a une structure en métal verte qui est posée dedans, et à chaque fois une image qui est imprimée sur un plexiglas, qui est posée avec des petites accroches qui permettent de l’enlever. 

C’est vraiment très modulable. 

G.C. : Oui mais on voit qu’il y a une possibilité de modulation ou de mobilité en tout cas. Finalement, ce sont des images que j’ai réalisées en Haïti il y a quelques années dans un jardin en pleine nuit avec comme point de lumière une simple lampe assez forte dirigée sur une plante que je viens photographier. C’est comme une sorte de mise en lumière en pleine nuit noire. 

Comme un spectre lumineux qui se dégage, et la plante c’est quoi ? 

G.C. : Il y a différentes plantes, mais elles restent exotiques évidemment puisqu’on est dans un jardin haïtien, j’ai pas leur nom. 

Ce sont des espèces endémiques

G.C. : Oui tout à fait. De l’eau coule sur la surface de la paroi de cette image, donc il faut imaginer le son. Il y a cinq modules comme ça qui viennent cumuler des sons d’eau dans l’espace et tout ça est accueilli dans une serre agricole d’une dizaine de mètres de long. Finalement, on entre dans cet espace-là et il commence à faire chaud, il commence à y avoir une sorte de vapeur qui se met en place, ou une sorte de chaleur humide. En fait, l’eau qui est contenue dans les vasques est chaude, et au contact des plexiglas, va finalement altérer l’image puisqu’il y a une sorte de peinture thermoréactive. Ca va créer une sorte de légère lumière à l’intérieur de l’image. C’est assez subtile parce qu’on est que sur des coulures, pas sur de grands jets, mais ça se cumule. Il y a vraiment quelque chose d’assez mélancolique. C’est assez paradoxal, parce qu’on est dans une espèce d’ambiance tropicale et en même temps on pourrait très bien être à une fenêtre. J’ai conçu cette œuvre à Amsterdam quand j’étais à la Rijks Academy, à un endroit où il pleut tout le temps,  et même je suis née dans un endroit où il pleut tout le temps. La pluie pour moi elle a une présence inhérente à moi-même. J’ai même ce souvenir de l’interdiction de jouer dehors, on ne peut rien faire quand il pleut. Mais en même temps c’est assez satisfaisant parce qu’on est à l’intérieur, protégé, au chaud. En tout cas, il y a un rapport assez étrange à l’eau, en tout cas que moi j’aime beaucoup. Bon, je sors un peu de mon histoire, mais finalement c’est quelque chose qui m’inspirait, voir l’eau en mouvement, c’est très apaisant, presque hypnotique. J’avais envie d’inclure cette idée de contemplation, ou qui est un temps propre à lui-même. 

Gaëlle Choisne, Temple of Love – S’abîmer (To be engulfed), vue d’installation, Zacheta Project Room, 2019.
© Weronika Wysocka.

Tu disais aussi que tu construisais presque des écosystèmes dans tes pièces. Si on entend, on ressent et on voit cette chaleur, on pénètre vraiment dans un écosystème avec une interconnexion entre chaque îlot. 

G.C : Oui du coup ça crée un vrai monde mais totalement artificiel qui parle aussi de notre rapport au monde. Je parle d’un post-romantisme, cette relation après le romantisme qui avait cette volonté de vouloir contrôler la nature ou d’avoir une sorte de relation un peu sensuelle avec la nature mais en même temps qu’on veut complètement défoncer parce que c’est l’époque coloniale. Donc on l’aime mais on la défonce quand même. C’est un peu là le deuxième effet, elle n’existe plus, elle n’est qu’une représentation. C’est un peu une sorte de scénario apocalyptique où elle n’est plus qu’une image. On va nourrir les images, on va leur donner de l’eau, on va prendre soin de ces images. 

D’où l’aspect très nostalgique.

G.C. : Voilà. Et il y a quelque chose d’absurde, parce que tout ce dispositif est extrêmement fragile, quand je suis amenée à le présenter, ça demande un soin quotidien, de remplir les vases, etc. donc il y a une sorte d’absurdité qui se met en place, un scénario post-apocalyptique quoi. 

Je suis contente que tu aies pris le temps de nous expliquer. Tu as commencé à parler d’Haïti. J’ai cru comprendre qu’Haïti avait une place considérable dans ton travail, on peut même dire que ce pays est devenu un sujet d’étude pour toi. Je crois que cela fait suite à un voyage que tu as réalisé là-bas il y a quelques années. Ce voyage a été un choc pour toi. Qu’est-ce qui t’a autant marqué ? 

G.C. : Alors, la première fois que je suis allée en Haïti c’était en 2012, deux ans après le tremblement de terre. Il faut savoir que déjà ma mère est née en Haïti, je suis haïtienne, elle n’y est jamais retournée donc moi je n’y étais jamais allée. J’y suis allée par mes propres moyens un peu de manière rebelle donc je pense que ça joue aussi avec mon rapport aujourd’hui avec cet endroit, parce que ça a nécessité plus d’effort et c’était vraiment une décision personnelle. Ça a été très choquant parce que j’ai vu un pays dévasté, complètement détruit, j’étais choquée et profondément traumatisée par ce voyage. Je m’en suis pas rendue compte. Je pense que même en travaillant sur ce sujet, c’était une manière d’exprimer ce choc. C’était violent mais aussi une violente beauté grâce aux personnes que j’ai rencontré, aux paysages, etc. Voilà, donc très mitigée, très contradictoire. J’ai reconnu beaucoup de choses dans ce que j’étais, dans ma manière de voir le monde, ou même dans ma pratique artistique que j’ai pu connecter. Finalement, c’est devenu un sujet d’étude comme tu le disais, et en même temps, une sorte d’idée de presque autobiographie ou auto-ethnographie où je subjective ma propre identité au travers de ce sujet d’étude tout en fantasmant. Tout ce qu’implique ce manque d’identité. Je pense qu’avec la distance je commence à mettre d’autres mots que je n’avais pas à l’époque sur les premiers films que j’avais faits notamment “Crik Crak” qui est une trilogie un peu longue sur le vaudou à travers aussi l’histoire du cinéma américain et de comment il a été stigmatisé et de comment il est vu aujourd’hui par la diaspora. Avec la distance, je me rends compte que c’était une sorte d’auto-ethnographie avec la relation que j’ai à l’histoire, c’est à dire qu’il y a cette question de la micro-histoire qui est en fait très cynégétique, c’est à dire que je vais partir de détails très subjectifs, qui sont les miens, qui sont mes rapports à ce pays et à ce monde, pour ensuite en découler et en faire ressortir des idées plus grandes, des moments d’histoire qui pourraient exister ou être mis en lumière parce qu’ils ne le sont pas, par l’histoire française par exemple ou par l’histoire en général. C’est devenu une inspiration incroyable, c’est assez fort. 

Oui j’ai l’impression. J’aime bien le fait que tu parles de subjectivité quand tu parles de sentiments qui te sont propres et que tu construises une narration par rapport à ça, je trouve ça d’autant plus juste, parce que ça permet de rester dans une espèce de justesse, que si tu prenais la parole pour d’autres ou si tu prenais plusieurs voix pour en faire un unique discours. 

G.C. : Oui, puis finalement c’était pas le but. J’ai beaucoup lu sur l’histoire d’Haïti évidemment, mais finalement, c’est un mélange entre deux choses, c’est à dire que c’est ma part subjective qui a cette relation à ce pays et au monde, et qu’est-ce que c’est que l’Histoire ? Comment on peut passer au travers de certaines histoires qui sont essentielles dans l’histoire de l’humanité et dont on ne parle pas. Il y a cette question d’amour. La micro-histoire comme avec les auteurs comme W.G. Sebald ont mis assez bien en lumière ce genre de questionnement, entre quelque chose de très intime, personnel et émotionnel, et une histoire qui les dépasse. Donc c’est un petit peu ça que j’essaie de faire avec mon propre récit. 

Et c’est là qu’on peut faire un lien avec l’éco-féminisme notamment avec la notion de “care”, le fait de prendre soin, qui est très présente dans ton travail, la volonté de prendre soin de la parole, de l’histoire. Avant qu’on ne commence l’interview, tu me racontais que tu avais fait une espèce de performance, enfin tu avais donné une conférence à Montpellier où tu parlais aussi de la question de la représentation et notamment de la représentation des femmes noires. Ce que je me dis dans ce truc de prendre soin, du “care”, de valoriser des histoires qui ont été totalement mises de côté. 

G.C. : Oui. Le soin c’est aussi finalement la publicité ou en tout cas la manière de voir certains corps est rabâchée d’une certaine manière. Finalement, le soin qu’on peut prendre aujourd’hui c’est de rééquilibrer ça, de réévaluer, de remettre à plat et de requestionner ce qu’on montre et pourquoi on nous le montre. Évidemment, prendre soin, c’est une question qui est évidente dans “Temple de l’amour”, en fait c’est surtout la question de désinvisibiliser et de redonner un pouvoir, une parole, un espace d’existence, propre à moi-même et à certaines personnes. Je me rends compte qu’on est pas nombreuses à avoir la possibilité de montrer son travail, de dire ce qu’on a a dire, donc j’essaie d’en profiter pour inviter d’autres personnes pour ne pas être la seule à parler, de donner un espace de visibilité à d’autres, et prendre soin d’eux en essayant de rétablir un équilibre, ce qui n’est pas encore le cas. 

Gaëlle Choisne, Temple of Love, Installation à Bétonsalon, Paris, 2018.
© Aurélien Mole.

Ce qui m’attire finalement dans ton travail c’est que toutes tes influences t’entraînent loin du cartésianisme et du binarisme qui sont des lectures du monde typiquement occidentales et qui sont productrices d’inégalités. Tes œuvres sont des louanges à la magie, à la mythologie, à l’erreur, aux monstres et aux marges. Tes installations deviennent dès lors des espaces-temps inclusifs et bienveillants.  

G.C. : C’est très joliment dit. 

Il me semble qu’il est important pour toi que tes spectateurices activent tes œuvres s’iels veulent pleinement jouir de tous leurs aspects. Tu réclames une certaine part de responsabilité à ton public finalement. J’aime bien le fait que tu dises que ton public doit être responsable vis-à-vis de ton travail, qu’il doit être actif. 

G.C. : Mais je crois que c’est une idée assez politique d’être responsable, dans le sens où c’est la polis, donc on a tous une responsabilité envers chacun comme le fait de gérer ses émotions, sans parler de grands mots ou de dire “on doit être responsables comme des adultes un peu chiants”. Effectivement, je les invite parfois à être dans un inconfort ou revisiter la manière dont ils voient les œuvres, leur manière de visiter une exposition, ou de revoir la question du divertissement et de ses limites. C’est toujours très complexe parce que j’ai pas envie d’éduquer le public mais en tout cas j’aime partager des idées, des informations, ou des savoirs. J’aime beaucoup apprendre. J’aime me dire qu’on apprend quelque chose quand on est dans une exposition. Après ça n’empêche qu’on peut aussi jouir des formes quelles qu’elles soient même si elles ont un langage sous-jacent. Finalement, c’est toujours créer une sorte d’équilibre entre une forme d’élitisme et un espace très populaire qui serait pour tous. C’est vraiment l’enjeu. 

Oui essayer d’être le plus inclusif possible. C’est marrant parce que tu commences en répondant à cette question en parlant de polis, et moi tout de suite je pense à l’idée de répression, alors qu’en fait quand on parle de responsabilité et de responsabilisation de ton public, j’ai l’impression au contraire que tu lui offres au contraire mille fois plus de liberté. En fait, ça match pas si lui-même n’active pas ton travail. J’ai l’impression que ton public doit faire une part du chemin.

G.C. : Enfin, je l’invite, après il fait ce qu’il veut. C’est pour ça que c’est assez fort “la responsabilité”. Moi j’ai juste envie qu’on se retrouve quelque part. J’ai envie qu’on partage quelque chose de commun, et ça peut être à n’importe quel endroit, au carrefour de plusieurs choses, et j’aime pas trop ce truc autoritariste de dire “vous devez faire comme ça.” En fait, il y a plusieurs portes dans mon travail et on prend celle qu’on veut, et il y en a une qui est plus complexe dans le sens où elle fera appel à une plus grande stratification de références littéraires, ou théoriques, quelque chose de très mental, une autre porte va être plus dans les formes et dans la sensibilité émotionnelle, une autre encore qui sera plus liée à mon histoire anecdotique. Je pense qu’il y a plein de manières d’entrer dans une œuvre. Après, je pense qu’il faut qu’il y ait toujours de l’amour ou en tout cas une volonté de s’engager ou de ne pas être passif. Donc plus qu’une responsabilité, plutôt de l’activisme. 

À la fin de chaque épisode de PRÉSENT.E, j’ai une tradition, je demande systématiquement à mon invité.e si iel réussit à vivre de son travail.

G.C. : Alors je peux dire fièrement que je vis de mon travail, pas depuis si longtemps que ça, mais ça reste à voir tous les trois mois, mais oui j’arrive à vivre de mon travail. 

Merci Gaëlle d’avoir accepté mon invitation et d’avoir pris le temps de me recevoir. C’était le vingtième épisode de PRÉSENT.E. Merci de l’avoir écouté. Un grand merci également à David Walters pour le générique. On se retrouve la semaine prochaine, mais d’ici là, prenez soin de vous, et je vous embrasse.

REMERCIEMENTS : Un immense merci à Cosima Dellac d’avoir retranscrit cet épisode de PRÉSENT.E et à Cassandra Levasseur pour la correction.

Publié par La vie d'artiste

Auteur·e, amateur·rice d'arts et de mots, cinéphile, mélomane, dramatique et excentrique, théinophile et noctambule.

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