Bonjour à toutes et à tous. J’espère que vous allez bien. Cette semaine mon invitée est Estelle Decléènne.
PRÉSENT.E est un podcast dans lequel je souhaite mettre au jour ce qui vient en amont puis en aval de l’art contemporain. Mes questions portent donc rarement sur les oeuvres en elles-même mais davantage sur toutes les réflexions et les doutes qui gravitent autour de celles-ci. Car ici je m’intéresse d’abord à la manière dont la vie de mon invitée impacte son travail puis à l’inverse à la façon dont son travail vient impacter sa vie. Dans PRÉSENT.E j’essaie de mener les conversations comme j’ai l’habitude de le faire en tant que critique d’art dans les ateliers d’artistes ou à la terrasse des cafés. Sauf qu’ici nous sommes enregistrées et vous avez la possibilité de tout écouter.
L’été dernier je suis partie à Arles pour faire les Rencontres de la Photographie. J’y ai découvert Estelle Decléènne. Estelle c’est une photographe qui fait ce qu’on appelle de l’Urbex, de l’exploration urbaine : elle part seule avec son appareil photo pour découvrir des lieux oubliés qui sont à l’abandon et fermés au public depuis des années. À Arles elle présentait donc sa dernière série photographique qu’elle avait réalisée sur l’île de Poveglia qui se situe au large de Venise. Cette île est surtout réputée pour son histoire douloureuse qui a fait d’elle un véritable repère de chasseurs de fantômes. Dès la Renaissance Poveglia sert de sépulture pour les victimes de la peste. On y isole également les personnes présentant le moindre symptôme. Au dix septième siècle, on y fait construire un hôpital militaire mais l’île est rapidement désertée. C’est en 1922 qu’un médecin décide d’utiliser l’île pour ouvrir un hôpital psychiatrique. La légende raconte qu’il est lui-même devenu fou et qu’il s’est suicidé sur l’île à la fin des années 1960. Depuis, Poveglia est totalement fermée au public et son existence est un tabou pour les italiens. Mais pour son travail, Estelle s’y est rendue et a photographié les lieux. Au delà de toutes ces histoires incroyables qu’Estelle a à raconter je suis très touché par son rapport à la mémoire. Je suis donc ravie de pouvoir en discuter avec elle aujourd’hui, donc merci Estelle d’avoir accepté mon invitation à ce septième épisode de PRÉSENT.E.
Bonjour Estelle ! Comment vas-tu ?
E.D. : Merci Camille pour ton invitation, je vais très bien, je te remercie !
Poveglia, c’est un endroit qui t’a énormément marqué. Comment t’as décidé de te rendre là-bas ? Et comment ça s’est passé une fois sur place ?
E.D. : Alors bien sûr j’en avais entendu parlé comme d’un espèce d’endroit de fous quoi. C’est vrai que j’avais vu aussi, comme tu as pu le voir, des documentaires sur l’îles. Je me suis dit mais c’est extraordinaire, il faut absolument que j’y aille. Il y avait un espèce de truc qui m’attirait irrémédiablement là bas. En plus c’était plutôt facile d’aller au moins jusqu’à Venise. Après c’était une autre complexité, parce que après toute maudite soit-elle cette île, personne ne veut t’y emmener donc il a fallu que je négocie. J’ai mis au moins trois jours avant de trouver quelqu’un qui potentiellement était d’accord pour m’emmener. Donc j’ai trouvé un vieux pêcheur dans un bar un peu crado de l’Estre et le type contre 100 euros il a bien voulu m’y emmener. Mais je ne savais pas s’il viendrait me chercher. Donc j’avais décidé de couper le billet en deux : 50% à l’aller et 50% au retour pour être sûre qu’il vienne me chercher. Et c’est ce qui s’est passé. Le type a été hyper réglo. Mais c’est vrai que lorsque nous sommes arrivé sur l’île il m’a bien dit “je ne t’accoste pas, tu sautes, je ne veux rien savoir et on fera pareil au retour” donc je suis arrivée un peu comme ça sur l’île en ayant l’impression d’être rejetée du monde grouillant. En plus Poveglia c’est juste en face de Venise donc t’as encore les échos des touristes, des vaporetto et là d’un seul coup t’arrives et *poum* tu es dans un univers qui est complètement clos de tout, et qui a par ironie une vue plongeante sur la Sérénissime. Les premiers endroits que j’ai fait en rentrant c’était les salles des fours. J’ai pris quelques photos parce qu’au départ je me suis pas rendue compte que c’était des fours crématoires, je l’ai appris seulement après. Je me demandais ce qu’était ces structures ; j’en avais jamais vu de ma vie. Je les ai photographié parce que j’étais plutôt dans un rapport à la rouille et que je me disais que c’était joli. Après je les ai conservées, ce que je fais pas toujours de conserver ces photos, mais c’est pas celles que je montre en priorité ça c’est sûr. D’ailleurs je ne les avais pas sélectionnées pour l’exposition à Arles. Ce que est incroyable sinon, c’est cette nature qui est là, complètement omniprésente. Comme tout se nourrit des corps des personnes incinérées sur l’île — et il y en a eu plus de 100 000 — la nature elle est plus que luxuriante, elle en devient cruelle, elle est tentaculaire, elle a complètement réinvesti l’endroit. Parfois c’est même vraiment difficile d’accès parce que les portes sont murées par la nature. Elles ont été murées naturellement, les volées pareil, y’a des endroits qui sont complètement sombres, on peut pas du tout faire de photos, c’est trop complexe. Moi je me déplace avec peu de matériel et je me suis quand même retrouvée dans de grandes salles, notamment dans la cuisine de l’asile, où j’essayais de trouver le meilleur angle pour faire la prise de vue quand j’ai entendu chuchoter derrière moi. C’est vrai que c’est des moments où tu te retournes et tu te demandes si tu n’as pas rêvé. En fait le lieu est tellement chargé d’une énergie encore résiduelle que même si moi je porte pas du tout dans le surnaturel, je suis pas du tout ghost buster, ni à la recherche de ça, j’avoue que même avec l’esprit le plus cartésien possible, y’a des choses qui se passent dans ces endroits là. Y’a quelque chose qui revient et qui vient un peu tester ce que t’es en train de faire. Et d’ailleurs sur Poveglia moi j’ai pas mal de mes batteries qui ont été déchargées dans la demi heure, c’est comme si on venait te pomper, et c’était pas que du au froid parce que justement, quand je vais dans des endroits qui sont glacials comme c’était le cas, je me prépare, j’ai toujours des batteries de rechange que je garde à même mon corps tu vois. Et là, je me suis faite vider deux batteries dans la demi heure. C’était incroyable cet endroit, incroyable. Même le campanile, tu sais il reste un campanile sur l’île, d’où à priori le fameux chirurgien se serait suicidé. C’est vrai que le campanile, ça a été impossible d’y monter, vraiment j’avais trop la frousse c’était impossible. L’escalier dans le noir, d’ailleurs j’ai la photo du début de l’escalier, je ne sais pas si tu t’en souviens, elle était exposée à Arles. C’est un escalier où tu te dis “Heu non franchement ça va pas être possible”. Rire nerveux. Et d’ailleurs y’en a un deuxième qui était en pierre, j’ai commencé à passer au premier étage, a peine arrivée au premier étage y’a au moins ⅔ marches qui se sont cassées la figure, c’est a dire qu’il a fallu que je ressaute du premier étage pour redescendre parce que y’avait une partie qui était beaucoup plus dangereux que ce que j’imaginais. Et tu vois ces pièces là, quand je suis arrivée à l’étage, je me suis demandée si j’allais continuer. Y’avait encore d’autres étages, j’ai pas pu tout faire, c’est mon plus grand regret, mais c’est vrai que parfois la raison l’emporte sur le risque. Je sais bien que je suis toute seule, y’a peu de chance qu’on vienne me récupérer. Tu vois c’est ce qui est extraordinaire dans la démarche, d’essayer de pousser pousser pousser pour prendre la photo, c’est chouette quand tu y arrives et que tu en obtiens quelque chose souvent tu es récompensée. C’est souvent le cas, c’est assez drôle.
C.B. : Y’a un des aspects de ton travail qui me touche particulièrement c’est le fait que tu vois ton travail comme un devoir de mémoire. Et que lorsque tu te rends sur un lieu, tu n’es pas du tout à la recherche du spectaculaire, de la grandiloquence. Au contraire. Tu dis même que la souffrance d’un lieu rend la prise de vue obscène. Quand tu visites la prison de Patarei en Estoni, qui est une prison qui a été utilisée sous l’occupation soviétique. A un moment Tu te retrouves dans la salle d’exécution et tu refuses de la prendre en photo.
E.D. : Ouais, c’est vrai parce que j’ai une démarche plutôt d’inventaire. Je fais ce qu’on pourrait associer à un espèce d’atlas obscura. J’essaie vraiment d’exhumer la mémoire d’un lieu alors que tout le monde chercherait plutôt à tourner la page si tu veux pour passer à autre chose. Moi je trouve qu’il y a de l’importance dans l’identité d’un pays si on arrive à en conserver la mémoire, quelqu’elle soit, même si elle est sordide, elle en fait partie. Parmi les personnes que j’ai rencontré à Patarei, en Estoni, il n’y en avait pas une qui n’avait pas connu quelqu’un qui avait pas été emprisonné dans cet endroit. Et c’est vrai que lorsque je suis arrivée dans la salle d’exécution c’était tellement sommaire… Je savais que les gens y étaient abattus, qu’on demandait presque au troufion de service d’aller tirer une balle dans la tête du mec qui était désigné volontaire, enfin volontaire par l’administration. J’étais incapable en fait. J’ai été prise de frissons, de tremblements. Je me suis dit “Je ne peux pas faire ça. Je ne peux pas photographier ça.” Ça n’avait pas pour moi un intérêt historique de le faire en tout cas, en tout cas je l’ai pas ressenti comme ça. Je préférais m’attarder sur les geôles qui étaient aussi très importantes à photographier. On comprend la promiscuité qu’il devait y avoir dans ces endroits, et puis aussi toutes les salles administratives, les salles médicales.. y’avait quelque chose de beaucoup plus apaisé qui en ressortait, c’est ça que j’ai essayé de photographier.
C.B. : Tous ces lieux sont aussi des miroirs de nos sociétés contemporaines. Parce que s’y sont passés des monstruosités, il est donc nécessaire qu’on ne les oublie pas, pour que cela ne se reproduise pas. Et à ce propos, je trouve que tu as vécu une histoire très forte, qui par ailleurs aurait pu très mal se finir. Cette histoire elle a lieu l’année dernière dans un dépôt de trains laissé à l’abandon dans un ancien quartier de la RDA à Berlin. Là-bas, tu fais une rencontre avec un groupe d’une dizaine de Syriens. Et l’un de ces hommes, te dis qu’il vient d’un pays qui n’existe plus. Alors même que le lieu qu’il a trouvé à Berlin, est lui-même une ruine d’un ancien monde.
E.D. : Ouais. Il y a cet espèce d’échos qui revient. On a l’impression que la vie est ironique. En fait j’essaie de préparer quand même un tant soit peu mes déplacements, c’est a dire que je viens la veille au soir, je regarde un petit peu s’il y a des caméras, comme ma pratique est complètement illégale hein, j’assume. Rire. J’essaie de faire une infraction douce, mais je regarde un petit peu les éventuels pièges qui pourraient m’attendre. Sur ce coup là j’étais passée la veille et il n’y avait quasiment rien, il y avait quelques gardiens qui étaient assoupis. Je suis venue un matin, il était 6h30, il faisait tellement froid que je m’attendais à ne croiser personne. D’un seul coup, ça faisait pas une demi heure que j’étais arrivée, et je vois une dizaine de types. Je me dis bon bah “c’est des migrants” je savais ce qu’il se passait mais forcément la peur je l’avais déjà en rentrant mais là je peux te dire que ça a été puissance mille. Parce que je me suis fait tout de suite le ratio tu vois : entre ma potentielle chance de me sortir de l’histoire… Mais j’ai cette chance, c’est que j’ai toujours aimé les histoires. C’est pour ça que je fais de la photographie, c’est parce que je vais à la rencontre de ces histoires, et j’essaie de les raconter au mieux à travers la photo ou à travers les mots que je peux y poser. Là je me suis dit il va falloir réinventer ce qu’il se passe. C’est vrai que quand je suis venue vers eux je leur ai demandé s’il y en a qui parlaient anglais et je me suis mise sous leur protection, je leur ai dit “voilà moi j’ai peur, j’ai peur de me faire agresser, est-ce que vous savez s’il y a des gens qui viennent, qui squattent…” J’ai inversé complètement le truc, j’ai fait une sorte de manipulation positive. Enfin peut-être qu’ils n’auraient jamais été agressifs, ça on ne le saura jamais, mais en tout cas c’est vrai que tout d’un coup on a fait partie d’une famille, c’est à dire qu’ils m’ont dit “Ne t’inquiètes pas”. Effectivement ils avaient été agressés par le passé donc ils voyaient ce que je voulais dire et ils m’ont dit “Ne t’inquiètes pas”. Il y avait particulièrement un garçon qui s’appelait Imane qui était extraordinaire, c’était vraiment un jeune garçon, il avait entre 16 et 17 ans peut-être. C’est lui qui m’a répondu “Mon pays n’existe plus” quand je lui ai demandé d’où il venait. Je me suis dit mais mince, il a tout plaqué, j’ai même pas imaginé l’endroit d’où il venait. C’est après quand j’ai appris le nom « Turkane », le nom de la ville qu’il m’a citée comme étant ses origines, j’ai pas pensé Syrie immédiatement. C’est après coup, ça a eu une résonance extraordinaire sur mon travail. C’est quand même incroyable que ce jeune garçon, il est allé tester pour moi des structures qui étaient vraiment plus que bancales, où je serai même pas montée, il est allé les tester pour moi, il a compris mon devoir de mémoire, et pour lui c’est devenu une urgence de m’aider à accomplir ma démarche. Il l’a fait consciemment ou inconsciemment je ne saurais pas te dire mais c’est vrai que pour moi ça a été extraordinaire de découvrir que des gens qui ont tout perdu, leur mémoire est en pièces. De se retrouver une fois de plus projetés dans un univers abandonnés, rejetés de tous, ignorés et d’avoir encore suffisamment d’humanité en eux pour venir en aide à une petite photographe qui fait son petit boulot tu vois. Ca a été une rencontre vraiment extrêmement riche, c’est pas toujours le cas, mais là en l’occurrence oui ça l’a été.
C.B. : C’est ça, j’ai envie que tu nous racontes toutes ces anecdotes, mais je me souviens que tu m’avais raconté aussi, je crois que c’était à Patarei justement, alors là rien à voir.
E.D. : Ah oui c’était beaucoup plus complexe effectivement. Je suis tombée sur la mafia russe. C’est vrai que tout le tour de Taline, enfin le port, etc. tous les trucs sont entièrement trustés par la mafia russe, donc y’a énormément de prostitution dans les faubourgs de Taline. Forcément y’a des échanges d’argent sale. La prison de Taline elle est fermée depuis, j’ai sans doute été une des dernières à la photographier, elle a complètement été murée depuis. Avant c’était libre accès, ils s’en servaient pour faire leur malversation. Quand je suis tombée sur ces types là, c’était pas la même limonade. Rire. J’ai vécu une expérience épouvantable. Ils m’ont fracassé mon matériel, ils m’ont retenu prisonnière durant plusieurs heures. Là y’avait pas de discussions possibles, y’avait pas d’autres histoires à raconter que d’essayer de sortir le plus dignement possible de la situation.
C.B. : J’imagine que la peur c’est un sentiment qui doit être ultra présent quand tu bosses. Pourtant étonnement tu fais pas du tout ça pour le frisson, l’adrénaline ou quoi que ce soit. Tu me disais que tu ne voulais pas du tout qu’on voit tes voyages comme des faits de guerre. Et qu’à l’inverse même, cela ne te faisait pas plaisir a proprement parlé mais que c’était plus une sorte de nécessité pour toi de prendre ces photos.
E.D. : Oui parce que tu vois même le mot “défi” ça voudrait dire que je me mets “au défi de” c’est même pas le cas. Je ne tire pas de gloire particulière d’avoir fait ces endroits. Y’en a d’autres que j’ai rencontré vraiment au hasard de mes pérégrinations, c’était pas du tout préparé où j’ai eu exactement la même peur où je sais ce qu’il s’est passé. C’est a dire que la peur elle a toujours le même visage pour moi. C’est sûr que je suis obligée de dépasser ça parce que, on va dire que c’est pas que nécessité fait loi pour moi, mais c’est vrai que j’y vais au delà de tout. Parfois mes attentes sont déçues, j’arrive, mais c’est trop tard. Donc ça c’est aussi traumatisant pour moi quand j’arrive et que c’est déjà détruit. Même sur l’île de Procida. J’étais partie pour prendre en photo une prison . J’ai rencontré un autre endroit extraordinaire, je n’ai aucune idée, je n’aurais jamais d’idée de ce que c’était, et ça a été extrêmement formateur pour moi. C’était une beauté extraordinaire. Et ça c’était référencé nulle part. Ca fait partie de la magie aussi du travail. Pour moi c’est la vraie récompense, quand j’arrive à découvrir un endroit que personne n’a fait. C’est pareil, c’est pas pour planter mon drapeau mais c’est parce que là vraiment c’est vierge de tout, vierge de tout regard, en tout cas pas du regard que moi j’y pose. C’est ça qui est génial dans la démarche.
C.B. : Et justement comment tu fais pour trouver tous ces lieux ? Comment t’as décidé de partir en Estonie, en machin, fin j’sais pas, quel est ton processus de recherche en amont ? Est-ce que tu en fais d’ailleurs des recherches sur le lieu ? Est-ce que tu te renseignes ?
E.D. : Oui je fais énormément de recherches, je travaille beaucoup avec Google Map. C’est vrai que, à force de faire des recherches, je me mets des idées. C’est a dire que c’est souvent par des rencontres, par des discussions, par des choses que je peux entendre à droite et à gauche que j’entends parler d’un endroit et où je me dis “oui tiens ça peut être intéressant”. Surtout d’essayer d’éviter les poncifs, c’est a dire que moi je travaille pas du tout en France. En France, c’est un peu plus compliqué même si la législation en France est assez souple pour les Urbexer, y’a pas de vraies condamnations si tu veux. On franchit toujours des propriétés qui sont plus ou moins privées mais ça bon, c’est toujours un peu complexe. Mais bon ça a tellement déjà été fait que je cherche un petit peu d’originalité quand même. Donc tout le défi c’est de repartir. J’ai fait beaucoup l’ancien bloc soviétique donc c’est beaucoup de recherche, ça prend beaucoup de temps. Parfois ça peu me prendre plus de six mois avant d’avoir tous les éléments nécessaires pour partir.
C.B. : Et qu’est ce qui fait un bon spot pour toi ? Comment tu vas dire “ok, ça y est j’y vais”.
E.D. : Généralement il faut qu’il y ait une histoire tu vois. Parce que des crépis pour des crépis ça m’intéresse pas particulièrement même si ça peut être très joli. Moi tu vois je fais pas de propriétés à l’abandon. C’est d’ailleurs la première chose que j’ai faite quand j’étais ado c’était ça. J’avais 12 ans et demi. Je me rappelle le premier Urbex que j’ai fait c’était une riche propriété de personnes qui avaient tout perdu au jeu. Et en fait la maison c’était une grande villa extraordinaire avec discothèque, piscine.. et qu’était abandonnée. C’est la première chose que j’ai faite. Tu vois y’avait un sentiment – enfin c’est difficile de mettre ça en parallèle avec la salle d’exécution de Patarai – y’avait quelque chose de malsain dans la démarche d’être présente. J’avais l’impression de piétiner les cendres d’une histoire. Ca m’avait pas plu. Mais je l’ai refait un peu après un peu plus tard dans mon adolescence dans une maison aussi abandonnée où j’avais trouvé des photos de la grand mère qui avait dû y vivre ses derniers jours. Et là je me suis dit qu’il y avait une histoire, et ça c’est intéressant. C’était pas du tout pareil. Parce que la villa abandonnée quand j’avais 12 ans et demi y’avait une tristesse de ces gens qui avaient tout perdu mais c’était pas intéressant d’un point de vue du patrimoine historique pour moi. Cela ne rentrait pas dans mes critères d’inventaire qui se sont affinés au fur et à mesure du temps.
C.B : Il y a autre chose qui t’inquiète c’est que les gens te prennent pour une folle. Parce que tous les lieux où tu te rends sont essentiellement fréquentés par des personnes qui recherchent des sensations fortes et/ou des phénomènes paranormaux. On parlait de l’île de Poveglia, tu vois j’ai fait des recherches avant notre entretien et c’est marqué partout “La ville la plus hantée du monde” y’a 500 youtubers qui sont partis faire des trucs là-bas en mode “Y a quelqu’un ? parlez moi !”.
E.D. : Oui haha j’en ai croisé là bas !
C.B. : Et toi en fait, c’est pas du tout ton cas.
E.D. : Non et pourtant c’est vrai qu’on me prend pour une cinglée parce que voilà je suis maman de deux enfants donc je sais en partant et mes enfants le savent aussi, ils savent jamais trop bien où je pars, mais ils comprennent après coup ce que j’ai fait. Puis quand j’en parle autour de moi, les gens se demandent bien quelle mouche m’a piquée et que je ferai mieux de retourner à mes casseroles. C’est ridicule, il y a une espèce de vacuité totale dans ma démarche. Les gens comprennent pas forcément pourquoi je fais ça, parce que les gens que j’y rencontrent non rien à voir avec moi. C’est vrai qu’on est assez peu de femmes à le faire. En tout cas c’est vrai que la plupart des personnes que je croise là bas c’est plutôt des grands gaillards ou des ghostbusters. Donc on n’a pas du tout la même démarche même si y’a d’autres urbexers qui ont la même démarche que moi, je suis pas seule à le faire avec cette démarche de mémoire, mais peut être pas autant que moi j’avoue. Je connais beaucoup les domaines dont je fais partie et je pense être une des rares à avoir autant à coeur à faire ressurgir l’histoire du lieu, ou en tout cas d’y mettre des mots, d’être vraiment comme un passeur de mémoire. C’est vraiment ça ma démarche. Je suis dans une espèce d’archéologie de ce passé là.
C.B. : Dans la deuxième partie de PRÉSENT.E je m’intéresse à la manière dont le travail de mon invité impacte sa vie. Et je sais qu’il y a une question qui te revient très très régulièrement. Cette question elle est liée au fait que tu sois un femme et une mère. En fait, tu es une des seules femmes à France à faire de l’urbex et c’est quelque chose qui étonne énormément. Comment tu le vis ?
E.D. : Oui, alors pour le coup je suis plutôt fière, parce que ça prouve que voilà c’est pas parce qu’on est une fille qu’on peut pas faire des choses de mec. Y’a une autre jeune femme artiste, Estelle Lagarde qui fait aussi de l’urbex, le mot d’ailleurs ne s’approprie sans doute pas à sa démarche parce qu’elle fait des mises en scène et c’est tout le contraire du principe de l’urbex. Elle elle fait des mises en scène de personnages fantomatiques dans des endroits abandonnés et c’est très joli ce qu’elle fait hein mais elle a cette démarche de mise en scène qui n’est a priori pas accepté dans le « dogme » de l’urbexer. Mais c’est une autre fille et je la cite parce qu’on n’est pas beaucoup. Les autres filles font souvent parties de groupes de garçons hein c’est évident. De toute façon, une chose simple, tu vas sur n’importe quel moteur de recherche, tu tapes “femme urbex” bah là tu vas voir des filles en porte jarretelle dans des lieux abandonnés, mais t’auras en aucun cas des femmes photographes. Alors que quand tu tapes “photographe homme urbex” alors là je peux te dire que mes confrères forcément la liste est longue, et ils sont beaucoup plus connus en France et à l’étranger que moi, bien sûr c’est une évidence. Y’a vraiment deux poids deux mesures. C’est comme ça. Mais moi je m’y refuse. C’est pour ça que le terme de “folle” ou de “vanité” dans ce que je fais bah c’est pas grave, moi je le fais et je sais pourquoi je le fais et c’est ça qui est important.
C.B. : Et tu disais aussi que t’aimais pas le terme “urbex” ?
E.D. : Oui parce que déjà je trouve qu’il sonne pas terrible. Et puis “urban exploration” je sais pas, moi j’suis pas tellement dans l’urbain, j’suis pas non plus dans le rural. Alors y’a un autre terme qui s’appelle le “rurbex” on va dire que c’est un point de vue plus rural tu vois. Mais bon à la base le terme “urbex” il vient vraiment des cataphiles qui ont lancé cette mode. C’est eux donc effectivement ça se passait dans le rue. Les cataphiles et les toiturophiles (ceux qui sont sur les toits) ils font partis aussi de la maison des urbexers, mais eux ont une démarche complètement urbaine. Ils vont dans la ville moderne et essaient d’en exploiter les coulisses. Ce qui n’est pas mon cas. L’être humain a complètement disparu, et justement c’est ce que je trouve génial. Cet espèce de dystopie, on est dans un univers où le temps n’a plus son action. On est entre l’oubli et la mémoire, on ne sait plus où on se situe. Et c’est ça qui est génial. Donc “urbex” a priori non, je ne suis pas dans l’exploration, je me sens pas comme Dora l’exploratrice, et en plus c’est pas urbain. Souvent ça peut se trouver en ville mais c’est plus généralement laissé de côté. Donc le terme n’est pas approprié. Faudrait retrouver un autre terme.
C.B. : Oui et toi tu as un côté un peu à la croisée des chemin dans les pratiques d’artiste d’art contemporain et de photographe, à la fois on peut te considérer comme une photojournaliste presque dans le documentaire et presque aussi une historienne tu vois qui irait comme ça. Tu es un peu un mélange de tout.
E.D. : Oui c’est un mixte entre quelqu’un qui fait un inventaire, quelqu’un qui serait un archéologue du passé. J’suis aussi dans la tradition de l’oral, du conte. C’est vrai que c’est un mélange de plusieurs domaines comme l’anthropologie. Une sorte d’anthropologie de la mémoire. C’est une chose un petit peu bâtard dans lequel moi je me sens très bien parce que justement ça met en lumière ma capacité à raconter au travers juste d’une photo mais aussi à raconter après généralement mes photos j’argumente beaucoup autour parce que c’est hyper important. C’est des photos en plusieurs dimensions.
C.B. : Dernière question ! Comme d’habitude ! Estelle, est-ce que tu vis de ton travail ?
E.D. : Alors on va pas dire que non. Enfin je pense plutôt non que oui parce que de toute façon quand je fais le ratio entre ce que me coutent les déplacements, mes voyages, etc. on n’y est pas forcément, pour l’instant on n’y est pas. En même temps comme je suis dans une démarche d’inventaire, je suis obligée de continuer à accumuler ma démarche photographique sans forcément regarder ce qui rentre dans mon tiroir caisse, y’a un espèce de schisme entre les deux si tu veux la distorsion elle est trop importante. Passer son temps à essayer de marketer et à essayer de démarcher c’est.. on n’est jamais les meilleurs pour parler de soi déjà et pour se vendre donc bon pour l’instant c’est vrai je vends quelques tirages quand même et je suis contente mais c’est pas suffisant pour en vivre. Je me dis que ce qui compte c’est d’accumuler plusieurs expériences plusieurs reportages. Je me dis qu’un jour il y en aura tellement qu’ils seront obligés de me prendre. Ils se diront “Bon elle nous saoule celle la on va la prendre”. Mais c’est pas l’argent qui me motive même si on en a tous besoin, je laisse ça un peu de côté. La transmission pour moi elle est presque candide, elle est presque naïve, elle est dénuée de cet aspect mercantile et c’est primordial pour chacun de nous artiste, c’est essentiel.
C’était le septième épisode de PRÉSENT.E. Merci de l’avoir écouté et merci Estelle d’avoir accepté d’y participer. Pour les personnes qui souhaiteraient en savoir plus sur tes voyages tu as créé Carte mémoire, un podcast dans lequel tu racontes un voyage par épisode. C’est passionnant donc je vous mets le lien dans la description. Comme toujours je remercie également David Walters pour le générique. Pour le prochain épisode de PRÉSENT.E j’accueillerai Abel Techer avec qui on discutera de fluidité dans le genre, de travestissement et de déconstruction. Mais d’ici là prenez soin de vous et je vous embrasse.
REMERCIEMENTS : Un immense merci à Cosima Dellac d’avoir retranscrit cet épisode de PRÉSENT.E