CHARLOTTE HENINGER

C.B. : Bonjour à tout le monde ! PRÉSENT.E, troisième épisode avec Charlotte Heninger : c’est parti !! 

PRÉSENT.E est un podcast dans lequel je souhaite mettre à jour ce qui vient en amont puis en aval de l’art contemporain. Mes questions portent donc rarement sur les oeuvres en elles-même mais davantage sur toutes les réflexions et les doutes qui gravitent autour de celles-ci. Car ici je m’intéresse d’abord à la manière dont la vie de mon invitée impacte son travail puis à l’inverse à la façon dont son travail vient impacter sa vie. Dans PRÉSENT.E j’essaie de mener les conversations comme j’ai l’habitude de le faire en tant que critique d’art dans les ateliers d’artistes ou à la terrasse des cafés. Sauf qu’ici nous sommes enregistrées et vous avez la possibilité de tout écouter.

Pour le troisième épisode de PRÉSENT.E je reçois Charlotte Heninger. J’ai croisé Charlotte ça et là pendant quelques années mais on s’était jamais vraiment parlé avant que Laetitia Toulout une commissaire d’exposition et critique d’art Orléanaise ! qu’on embrasse ! —avec qui Charlotte travaille régulièrement— me propose d’intervenir à une table ronde qui se tenait lors d’un soloshow de Charlotte. C’est donc vraiment à ce moment là que j’ai découvert son travail et qu’on a commencé nos longues conversations. J’ai donc l’immense plaisir de l’accueillir aujourd’hui, et je l’en remercie. Charlotte t’es prête ? Le troisième épisode de PRÉSENT.E commence maintenant !

Hello ! Comment vas-tu ?

C.H. : Je vais bien, merci et surtout merci pour ton invitation !

C.B. : Si je devais résumer brièvement ton travail je dirais que tu créer des environnements dans lesquels se meuvent des espèces souvent fantastiques que la réalité t’as inspirée. Avant de t’atteler au travail plastique tu consacres donc énormément de temps à la recherche. Tu vas potasser pendant des heures sur les caractéristiques d’une espèce que ce soit des micro-organismes ou des giga-reptiles du jurassique, tu vas essayer de comprendre comment cette espèce se déplace, comment elles se nourrissent, comment elles vivent, etc. Est-ce que tu peux nous raconter comment se passe ces moments de recherches et pourquoi il te semble si nécessaire de connaitre ainsi une espèce, là où on pourrait penser que son simple aspect physique serait suffisant pour ton travail. 

C.H. : Alors, je suis systématiquement dans la recherche, j’ai toujours un pied ou un coin de mon cerveau sur un sujet ou une découverte, un podcast sur un ou une scientifique ou théoricien·e, le film d’une expédition, un documentaire. Mes sens sont toujours en alerte, ça je pense que ça vient de l’enfance. J’ai eu la chance d’avoir beaucoup de jardins à portée d’explorations si je peux dire, j’ai toujours eu une grande curiosité et une véritable empathie pour toutes les formes de vie qui m’entouraient. Tout ça pour dire que je me suis notamment intéressée à la botanique, très jeune, à l’éthologie, sans le savoir au début : donc par extension cela m’a amenée à nommer les espèces. Les nommer ça permet de nouer un contact particulier avec elles, une sorte relation privilégiée en fait. Comme quand on dit “les gens” par exemple, “les gens font telle ou telle chose” et bien dès qu’on les nomme ces gens notre perception elle change. Ca définit un peu l’approche que j’ai dans mon boulot aujourd’hui :  comprendre les liens et les soutiens qui régissent les écosystèmes, comment les espèces interagissent entre elles et avec leur milieu, que ce soit, comme tu dis, des micro-organismes ou des giga-reptiles du jurassique ou encore des animaux contemporains, j’étudie tout ça comme j’étudie les humains, a peu près tout sur le même plan. Au départ il y a une dizaines d’années j’avais une pratique 2D, du dessin de la photo, un peu de vidéo. L’idée c’était vraiment d’observer, d’archiver et de documenter. Je faisais du dessin hyperréaliste. Puis cela a vite vrillé vers des choses plus abstraites, je m’intéressais principalement à la friche naturelle puis industrielle et le théories qui en découlent. Ensuite, je suis passée par le tissage et la broderie et ça m’a inculqué entre autres la patience ! Mais aussi la notion de réseau filaire, de cordée, de câblage, de filets mais aussi de surface, comme les neurones et le système nerveux, j’ai fait beaucoup de recherche la plasticité de la mémoire. Bref tout cela pour cheminer et arriver à ma démarche actuelle

C.B. : Alors ! Je vais pas tourner autour du pot. Je suis trop contente qu’on discute toutes les deux aujourd’hui parce que tu reviens d’une résidence totalement ouf. Qui, j’imagine, va marquer ton taff de manière définitive et ta vision du monde par la même occasion. T’es partie pendant plusieurs semaines dans le désert d’Atacama au Chili puis dans la jungle au Panama. Je sais même pas par où commencer honnêtement parce qu’il y a tellement de choses à raconter… Peut-être que tu peux déjà brièvement nous dire comment t’en es arrivée à partir là bas et dans quel cadre c’était.  

C.H. : C’est vrai que c’est difficile d’en parler tellement l’expérience est dense ! Je vais essayer d’être brève et de pas oublier de parler de mon travail la bas ! J’ai toujours fantasmé ce type d’environnements extrêmes dans ma pratique, sans vraiment avoir été sur place et j’avais besoin d’une confrontation de terrain pour valider ou invalider mes hypothèses, avoir une source de matière première qui n’était pas un documentaire ou un article de journal, c’est à dire de vivre en immersion dans des endroits reculés et d’avoir un lien avec des locaux et leurs mythologies, leurs modes de vie. J’avais besoin de comprendre comment l’humain vit au quotidien en accord avec ces types d’environnements. C’est comme ça que j’ai trouvé la Wayaka. Pour expliquer un peu, La Wayaka Current c’est une association qui a pour vocation de proposer des résidences d’artistes orientées plutôt sur la recherche et le partage de connaissances indigènes dans des environnements qui sont assez reculés, isolés, enfin tout cas aux antipodes d’une vie citadine comme on peut la connaître. Le but c’est vraiment de développer de nouvelles perspectives à travers la pratique et la critique dans notre temps présent de crise climatique. C’est exactement ça qui m’a attirée dans ce programme : c’est le véritable échange et la transmission, la protection des territoires aussi, les communautés et leurs modes de vie, leurs cultures. Ces cultures qui ont besoin de plus de voix et de plus de représentations dans la société. Ils préservent leur territoires et la vie qui les habite, ils défendent leur terres parfois contre d’énormes compagnies minières ou le tourisme de masse, plus on est à les soutenir mieux c’est. 

Donc dans cette résidence on est accueilli·e·s par une communauté et là on prend une vraie leçon d’hospitalité et de générosité. Le lien créé est vraiment fort. C’est aussi un grand choc climatique, si on peut dire. Par exemple, là ou j’étais dans le désert on est à 2400 mètres d’altitude et le taux d’humidité frôle les 10% sachant qu’à Paris en ce moment on est en général aux alentours des 60% et pour le Panama on a un climat tropical, la température oscille entre 25 et 40° & entre 75 et 95% d’humidité. Donc déjà il faut s’habituer à ces conditions et puis il faut travailler ! Après nous n’avions aucune injonction à la production, la liberté est totale, il y a une base de programme curatée par les organisateurs et les acteurs locaux, mais c’est très fluide.

Après, mon choix des destinations s’est aussi fait en lien avec la biodiversité et le caractère extrême de ces environnements et mon travail. Pour décrire un peu l’environnement là-bas: Au Chili j’étais dans le désert d’Atacama au milieu d’immenses plaines de pierre et de sable, de petites dunes avec de la végétation, des sols craquelés comme on s’imagine ! Par contre au Panama je me suis retrouvée dans un endroit complètement inédit car j’étais entre un mur de jungle, une rivière qui descend des montagnes et la mer des caraïbes. Les écosystèmes se rencontrent, c’est un foisonnement sublime. Il y avait cette jungle extrêmement dense et puissante, cette rivière intrigante, peuplée de crocodiles la nuit, la mer des caraïbes douce et limpide. C’est un écosystème puissant qui abrite des tonnes d’animaux, des iguanes, des jaguars, des sortes de sangliers, des cervidés, des grenouilles… En gros tu te prends une bouffée de biodiversité, tu te sens petite en tant qu’humain. Autant dans le désert c’est une puissance tellurique la force des éléments, là c’est vraiment des êtres vivants partout tout le temps. On découvre la force du vivant.

Les deux expériences étaient très différentes. Autant le désert était très introspectif, autant j’aime à dire que la jungle est extraspectif. Et c’est vraiment comme cela que j’ai conçu ce projet de résidences : dans la complémentarité des expériences. Aussi, ce que je suis allée chercher là-bas c’est vraiment la validation de mes hypothèses théoriques et la recherche de sensorialité si on peut dire car je savais que pour la production ce serait une autre histoire car il allait falloir ruser et improviser. Je pense que cela aura une Influence au long cours, c’est des expériences monumentales.

C.B. : Vous étiez assez libres et tu n’avais pas d’impératifs de production quand t’étais là bas. Pourtant tu as réussissais à poursuivre ton travail plastique. Je sais que comme t’essayais de t’octroyer des moments de solitude quand tu étais dans le désert, t’as été amené à créer des oeuvres, des formes éphémères lors de ces instants. Est-ce que tu peux nous expliquer comment ça se passait ?

C.H. : C’est toujours un exercice périlleux auquel je me prête volontiers parce que ce sont des moments assez difficiles à décrire sortis de leur contexte. Bien avant de partir, je savais un peu ce que je voulais faire, enfin je savais ce que je voulais vivre comme expérience mais j’étais vraiment loin d’imaginer comment ça allait impacter autant ma vision du monde que mon boulot. Bon par contre, je peux pas m’empêcher de te parler du Panama et du Chili en même temps car vraiment pour moi ces deux expéditions sont liées. Les approches que j’ai eues étaient assez similaire durant les deux résidences : pour la première semaine, passé la sidération des premiers jours ou juste j’errais telle une éponge qui absorbe tout ce qu’elle voit, sent et entends. J’ai fais bcp de photos j’ai parlé aux gens, j’ai essayé de comprendre où j’étais, leur histoire, un peu comment les choses fonctionnaient. 

Au Chili par exemple j’ai tenu un journal tous les jours, car le rythme s’y prêtait bien j’avais des carnets que je remplissais le soir, j’écrivais tout, absolument tout. Au Panama j’écrivais uniquement des bribes de mots et des phrases en Kuna la langue local. C’était complètement différent. À vrai dire, l’expérience était tellement immense que parfois j’oublie que j’ai travaillé là bas ! C’était pas forcément évident, à l’extérieur et même aux antipodes du monde de l’art contemporain. L’enjeu c’était vraiment pas de produire à tout prix c’était ça qui était intéressant. Bon finalement passé la sidération des premiers jours, j’ai quand même produit mais c’était personnel comme approche.

Autant dans le désert, je pouvais travailler au sens où on l’entend : c’est-à-dire prélever de la matière un peu pas trop et fabriquer des choses. Autant dans la jungle c’est vraiment pas possible, tu comprends vite le danger de toute façon, entre les fourmis qui mordent, les serpents, les guêpes, les moustiques, etc c’est vraiment pas l’hospitalité. et ça fait du bien d’être confronté a ca. du coup au Panama j’ai principalement fait des enregistrements sonores. Mais revenons dans le désert :

On s’imagine le désert comme une immensité plutôt vide, calme et aride. Certes, mais c’est vraiment beaucoup plus que ça. Une fois sur place j’ai découvert les sons, la chaleur ou alors l’extrême froid du matin. Il y a aussi une grande variété de textures de sols. Les pierres ont des degrés de friabilité et de brillance qui varient beaucoup et puis il faut savoir que dans le désert les pierre éclatent sous l’effet du soleil. Et puis le sable, les os, les morceaux de verre volcanique, l’argile, enfin ça fait des couleurs, des scintillement et des cliquetis, tant pour les yeux que pour les oreilles – et les plantes magnifiques notamment celles qui aspire le sel du sol tant et si bien que le sel il cristallise sur les feuilles et tu peux les manger !

Donc tous les jours, absolument tous les jours, j’allais marcher dans le désert. Vers le nord, le sud, l’est ou l’ouest. Malgré l’isolement et le contexte plutôt inhabituel j’ai quand même pu reconstituer une sorte d’atelier. Je n’avais pas de machines donc au début c’était plutôt des sortes de musées, je collectais énormément de choses. Cela m’a ouvert l’esprit aussi sur les formes d’atelier qu’on peut explorer. J’ai ramassé un nombre incalculable de pierres dans le désert que je mettais dans mon sac et quand j’avais plus de place je les mettais dans mes poches. Je prélevais de petites choses, un insecte, une branche, aussi j’ai trouvé pas mal de plaques de verre, de fil de métal issus de l’activité humaine. Ainsi j’ai pu me constituer une sorte de répertoire, de vocabulaire.

Dans la jungle c’était plutôt des graines, des feuilles, des fleurs, que je trouvais sur le sol mais en faisant attention ou je mettais les mains, c’est assez dangereux on peut vite tomber un truc qui pique ou pire un serpent. Sur la plage j’ai trouvé bcp de choses. Enfin, il faut dire que le courant amène des déchets chaque jour, la pollution plastique est terrible. C’est d’autant plus terrible que c’est une plage importante car c’est un lieu de ponte pour des tortues. Mais j’ai quand même trouvé des trucs hallucinants comme un truc que j’ai appelé le crâne à dents de sabres, j’ai trouvé des branches, des morceaux de tissus. En fait comme j’ai tjrs beaucoup travaillé avec des matériaux récupérés que ce soit en extérieur ou sur des sites particuliers, j’étais hyper heureuse de pouvoir mettre à profit cette expérience là-bas. Mais surtout j’ai emmagasiné des sensations des émotions que je vais pouvoir réinvestir dans mon travail pendant longtemps. Aussi c’était des formes inconnues, des couleurs nouvelles, un lien privilégié avec un écosystème, ça ouvre l’esprit. Après cette phase de collecte, comme une phase de recherche finalement et d’assimilation des composantes du lieu je me suis mise à assembler ces choses, à dessiner aussi. J’ai fait des sculptures incongrues avec des végétaux de toute sortes de taille, assemblés avec ce que j’avais trouvé : du tissu des cordes des feuilles. 

Au chili, j’ai travaillé l’argile du désert, comme j’ai l’habitude de le faire hein  je te laisse deviner j’ai fait des serpents, mais que je suis venue ensuite rendre au désert. Peut-être je les retrouverai quand j’y retournerai. Mais il y avait aussi cette dimension de laisser. Mais après, selon les jours, impossible de prévoir ce que j’allais faire notamment dans le désert, selon la température, le vent et l’état psychique dans lequel me plongeait telle ou telle découverte. Parfois c’était juste marcher, juste être, m’immerger dans de longues marches. Après ces constats j’ai voulu confronter mon corps au désert a travers la performance pour ceux qui me connaissent c’est assez inédit mais oui j’en ai fait ! Notamment une que j’ai appelé snake pipe. En fait j’ai trouvé dans le lit de la rivière un tuyau de plus de quatre mètres et j’ai dessiné des dessins de dix, vingt mètres dans le lit de la rivière.

Au final j’ai réussi à produire des pièces dans les deux résidences j’avais trop envie de laisser des choses sur place parce que oui j’ai tout laissé là bas quasiment, les législations des pays sont très strictes sur le transports des choses organiques. C’était intéressant comme rapport aux productions. Je sais pas combien de temps elles vont perdurer, si elles vont être remployées. Aussi, c’était captivant d’être confrontée à un autre rapport au temps, sans les habitudes qu’on a ici, les temps de trajet, sans téléphone, sans réseau et internet, se lever avec le soleil et avoir le sentiment que le temps s’écoule très lentement car tu disposes de toute ta journée pour explorer et te concentrer sur toi-même et ton travail, dans un espace inconnu et  puis s’apercevoir que ça fait déjà deux semaines que t’es là. Faire l’expérience de ce temps élastique, un temps rythmé par l’environnement c’est très puissant, c’est assez dur de trouver sa place en tant qu’individu et en plus en tant qu’artiste au milieu de tout ça. On remet beaucoup de choses en questions notamment par rapport au monde de l’art. Tous ces évènements ont beaucoup influé sur ma manière de voir mon travail, de considérer les éléments mais aussi et surtout sur la manière dont se croise mythologie, rituel ancestral et science moderne. Je me suis rendue compte que les visions se rejoignaient souvent, entre les croyances et la science, l’une confirmant les autres et inversement. Par contre quand je parle de croyance je ne parle pas de divinité c’est vraiment une croyance tournée vers les éléments. Ca m’a vraiment conforté dans cette idée de conversation entre les différents matériaux et cette idée de collision entre les différents règnes qui caractérisent mon travail.

C.B. : Si tu fais beaucoup de recherches, tu réussis quand même à prendre beaucoup de libertés et à laisser ton imaginaire créer ses propres espèces. T’es notamment passé par la fiction en écrivant une nouvelle à quatre mains avec Laëtitia Toulout, un récit d’anticipation dystopique dans lequel il y a pas mal d’espèces inédites. Ces espèces on les retrouve dans ton travail plastique. Pourquoi cette envie de faire naître des êtres inédits ? Peut-être que cela a changé depuis ta résidence aussi car peut-être que la fiction était là pour palier un manque de connaissances technique. Et enfin, pourquoi l’une de ces espèces, une sorte de serpent, revient régulièrement dans ton travail… Est-ce que tu saurais nous dire pourquoi ?

C.H. : La fiction est toujours vachement d’actualité parce que je me suis rendue compte qu’elle était imbriquée dans une réalité et que la réalité fictionnelle que j’essaie de mettre en place elle passait forcément par ces allers-retours. Je pense que cela vient de mon besoin de construire des choses, des nouvelles formes de vie, d’extrapoler. Comme un arbre qui ferait des feuilles différentes à chaque fois, d’avoir une expression qui m’est propre et qui tente d’être aussi prolixe que la nature. J’ai un esprit assez multi-temporel — pour les personnes qui me connaissent bien, je pense que tu as pu t’en rendre compte quand je te raconte mes histoires au milieu de la jungle ou autre. C’est tout le temps des allers retours entre le passé le présent et le futur. Des micro-événements que je retiens, qui ont une forme d’importance. Je réfléchis comme ça, je travaille comme ça, je fais tout comme ça. C’est assez intense à vrai dire, exactement ce que tu m’as dit l’autre jour sur ma manière d’écrire : une sorte de transe. Ce sont des histoires de synthèses, de symbioses et de paradoxes qui donnent naissances à de drôles d’entités ou de topologies. Comme les feuilles qui poussent sur mes structures en cuivre en référence à l’adaptabilité et la résilience incroyable des plantes, comme les adventices et les rudérales. C’est impressionnant la potentialité d’adaptation en fait, un peu comme les extrémophiles qui vivent à côté des fumeurs noirs au fond de l’océan. Je viens extrapoler les capacités du vivant pour plonger les spectateurices dans cette conscience de la profusion d’aptitude qu’ont une multitude d’espèces, aptitudes qui servent les cycles communs, tout est lié. Ces environnements prolixes ça me permet aussi d’exploiter une foule d’infos, j’essaie de replonger le spectateur dans cette profusion. Montrer un environnement eco-centré plutôt qu’anthropocentré.

Après, pour répondre à ta question sur les serpents je suis contente de pouvoir en parler, c’est une question qui revient souvent selon les affinités des gens avec les reptiles. D’ailleurs ça suscite pas mal d’émotions, c’est intéressant me suis rendue compte que ce qui me plaisait c’était de jouer avec ces émotions induites au public le ressenti des formes ou des couleurs. Leur sentiment profond qui est lié à leur relation à la nature, à l’angoisse, l’apaisement ou encore l’attraction répulsion.

C’est une figure importante dans bcp de mythologies et de culture aussi, pour n’en citer que deux par ex dans la mythologie hindoue les Nagas sont les gardiens de la nature, ce sont des génies des eaux qui ont aussi bien une forme masculine que féminine. et Dans la Bible, le jardin d’eden, le serpent de la genèse le nahash selon un mot hébreu qui insuffle la connaissance/la vérité, les symboliques du serpents sont multiples. J’ai compris assez récemment, enfin ça m’est apparu il n’y pas si longtemps que ça. En pleine nuit entre deux dunes de sables dans le désert notamment ! Finalement je ne sais plus vraiment quand ni comment je me suis attachée à la figure du serpent exactement, mais surement quand j’ai constaté qu’ils faisaient partie de tous les milieux et parmi les espèces les plus anciennes de la planète. Certains vivent sous le sol, les fouisseurs, d’autres sur le sol, certains dans les arbres, dans les airs comme ceux de ma série chrysopelea paradisi c’est le nom du genre et de l’espèce, ou encore d’autres dans les rivières ou les mers comme les tricots rayés par exemple leur nom est génial en plus. Ce qui m’a intéressée aussi c’est leurs mues, le fait de changer de peau ce renouvellement corporel cyclique et sublime qui produit une enveloppe vide et translucide. C’est aussi c’est un aspect important dans mon travail ces divers états des peaux, des corps,  cette symbiose avec le milieu, j’essaie de fabriquer des environnements inclusifs pour des entités hybrides entre deux espèces, des genres et des règnes. C’est vraiment de déplacer le point de vue qui me fascine, de le replacer à un certain point qui permet de faire entendre plus de voix que celle de l’humain.

C.B. : Tu parles beaucoup de respect. Même avant de partir et de te confronter à des modes de vie différents à des personnes qui consomment moins et mieux que le font nos sociétés, tu m’expliquais que t’essayais vraiment de faire en sorte d’utiliser des produits qui n’étaient pas nocifs pour la planète étant donné que ton travail porte notamment sur l’écologie. Pour autant j’imagine que c’est pas évident comme contrainte quand on est artiste et que ça doit pas être simple de se refuser d’utiliser certains matériaux. Comment tu gères ça ?

C.H. : C’est très difficile d’avoir une prod qui colle à des envies esthétiques et un besoin de conservation tout en utilisant des matériaux clean. C’est pas forcément ce qui m’intéresse le plus, enfin c’est risqué de dire ça car dès qu’on travaille sur la protection des écosystèmes tout le monde s’attend à avoir quelqu’un d’irréprochable en face. Mais c’est vrai que j’ai considérablement réduit mes prises de têtes en réfléchissant au monde qui m’entoure, qui nous entoure. Ca a été un casse tête pendant longtemps. Du coup.. Je fais au mieux. Du mieux que je peux dans tous les domaines. Autant dans ma vie “perso” que “pro”, les deux sont assez imbriquées mais dans tous mes champs d’action. Ca fait partie des paradoxes qui résident dans mon travail mais qui fait qu’on aborde le sujet de manière récurrente. Et finalement ça me plait, ça remet ce sujet en lumière. Mes dernières prod par ex – la série Ata dont les dessins ont été réalisés au Chili dans le désert- les pièces sont en résine, matériau un peu “sheitan” comme on dit. Mais j’ai fait le choix consciemment d’utiliser ce matériaux d’abord pour ses propriétés plastiques. En fait cette résine transparente elle fossilise mes dessins, mais d’ici quelques décennies elle aura grignoté le papier. en partie ou dans sa totalité et seule la graphite va rester. Donc il n’y aura que le dessin en suspension et le support aura disparu ! Pour la résine, je connais les alternatives biologiques et éco-sourcées mais malheureusement ça reste encore vraiment inaccessible niveau budget ! J’ai hâte de pouvoir les utiliser ! Jessaie de contrebalancer cela en utilisant bcp de matériaux upcyclés ou de déchets de mon alimentation, des déchets verts : notamment Les Serres du Jardin des Plantes avec lesquelles j’ai un partenariat. Je m’intéresse aussi bcp au cuivre pour ses propriétés antiseptique mais aussi son extraction et ce que cela engendre. Les matériaux ont tous une histoire. La porcelaine l’argile et le grès, matériaux meubles mous qui par l’action du feu se transforment et mutent en surface ou objets durs cassant. Le verre aussi issu du sable de la silice en fusion, souple et liquide rougeoyante qui durcit devient transparent fragile. C’est la plasticité et l’histoire des matériaux qui m’intéresse que leur composition. Toujours une histoire d’équilibre au final. Ces matériaux me permettent par mimétisme de mettre en scène des environnements.

C.B. : Je vais te poser une question que j’ai également posé à Camille lors du précédent épisode parce que je sais que vous êtes toutes les deux confrontées à cette même problématique mais aussi parce que ya de nombreux.ses artistes qui sont également dans ce cas et qui m’ont dit être hyper friand de savoir comment les autres pouvaient faire donc je pense que je vais m’autoriser à pas mal la poser cette question. Comment t’envisages tes rapports et futurs rapports au marché de l’art en tant que jeune artiste qui fait principalement de l’installation. Quand on sait que c’est pas ce qui est le plus évident à acheter pour un collectionneur ou une collectionneuse. Et donc que cela peut sembler compliqué pour un ou une galeriste de se projeter dans ton travail. 

C.H. : J’ai toujours eu à coeur de suivre mon intuition. J’ai organisé mon temps pour avoir des revenus parallèles. J’ai d’abord voulu poser un travail et une thématique dans son ensemble, des grosses prod, des grandes installations immersives avec de la vidéo et du son, des ambiances lumineuses et olfactives. C’est un environnement en fait, des paysages que je construis, une osmose entre plusieurs entités, sculptures et installations qui communiquent dans un espace. Je pense que c’est important de d’abord poser une démarche et de savoir ce qu’on veut et où on va. J’ai vraiment la nécessité de déployer des choses dans l’espace ça permet à mon esprit de prendre de la place physiquement, d’étaler mes idées au fur et à mesure que j’égraine les éléments. Après, maintenant je commence à développer des pièces plus synthétiques, plus intimistes notamment la série ATA dont on a parlé. Je travaille aussi sur une nouvelle série de Fouisseurs, plus petits qui s’accrocheront au mur. J’ai eu le sentiment que je devais d’abord créer un monde pour qu’on puisse s’y attacher s’y projeter. C’est pour ça que j’ai écrit la nouvelle avec Laëtitia. C’est une fiction spéculative qui raconte une fin du monde et une renaissance, c’est très imagé. je dis toujours que cela plante le décor ! On a inventé le monde qui permettait à mes entités d’y évoluer. Ca a donné naissance à un fanzine et une vidéo en collaboration avec d’autres artistes. Je dessine toujours beaucoup, ça cohabite avec mes réflexions et mes projets. Il y a aussi pas mal de sculptures dans mon travail, je pense notamment aux feuilles en céramique que t’avais vues à la galerie Vallois. Je commence à faire des pièces qui seraient un peu plus attractives pour des collectionneurs ou collectionneuses aussi parce que je suis fermement décidée à continuer dans cette voie et que c’est un cercle vertueux, ça provoque des rencontres, des amitiés, c’est intéressant aussi les mondes qui se créent autour de petits objets. C’est dans cette optique que j’ai édité la nouvelle ! C’est pas pour autant que je vais arrêter de faire de l’installation mais je commence à me pencher sur d’autres formes qui sont aussi plus faciles à montrer, exposer.

C.B. : On arrive à la fin ! Je te pose donc la question à laquelle tout le monde à droit : Est-ce que tu réussis à gagner des sous grâce ton travail, et surtout à en gagner suffisamment pour en vivre et si non, comment fais-tu ? 

C.H. : Absolument pas ! mais ça n’a rien d’extraordinaire je crois, comme tu le disais je fais principalement de l’installation déjà et puis c’est vrai que c’est rarement ce qui définit un début de carrière. J’ai plusieurs boulots à côté de mon métier principal qui est celui d’artiste, 

c’est hyper dur de jongler entre toutes ces activités qui dans des endroits différents, pour le mental c’est un travail énorme : après deux semaines de free-lance ou un CDD d’une semaine, pour se replonger dans la pratique d’atelier faut s’accrocher il faut se reconnecter à soi-même, c’est assez violent. En plus j’habite en banlieue, cela prend énormément d’énergie, autant d’énergie que je peux pas investir dans mes recherches et ma pratique. J’ai des boulots qui restent créatifs pour la plupart, je suis brodeuse, prof particulière mais j’en ai d’autres qui sont complètement déconnectés de ce monde là. Mon travail d’artiste consiste à faire de la recherche, assimiler un grand nombre de données, les réinvestir par le dessin et le volume, ah et aussi répondre à des appels à projets pour débloquer des opportunités et diffuser mon boulot, sourcer des matériaux, imager des concepts, en créer de nouveaux, extrapoler, donner naissance à des mondes mais aussi chercher du boulot en trouver etc. La liste est longue et on est bcp dans cette situation ! Pour mes résidences par exemple, qui ne sont pas un programme mené par une institution ou un fond privé, j’ai dû travailler un an et demi 7j sur 7 en parallèle de la production de mon exposition personnelle en juin dernier à pantin pour pouvoir réaliser ce projet. Je suis hyper heureuse de l’avoir fait mais pas sûre de pouvoir m’imposer ce type de conditions à nouveau. On en parle souvent ensemble d’ailleurs cette nécessité de trouver un équilibre entre nos vies privées, nos vies sociales, nos vies professionnelles et nos vies de femmes ! Il faut vraiment être déterminée mais c’est une aventure de dingue. J’aime trop ce que je fais et je pense que je ferai tout ce que je peux pour conserver ça. Actuellement je me concentre sur ma pratique à l’atelier — enfin surtout avant le confinement — et des dossiers de candidatures pour des résidences en institutions, j’ai besoin d’un espace temps pour faire le point sur mes résidences avec La Wayaka et d’un soutien pour la production de nouvelles pièces. 

C.B. : C’était le troisième épisode de PRÉSENT.E. Merci de l’avoir écouté et merci Charlotte d’avoir accepté d’y participer. Comme toujours je remercie également Tom Delangle d’avoir créée le visuel de PRÉSENT.E et à David Walters d’avoir accepté de me prêter sa musique pour le générique. N’hésitez pas à me dire ce que vous pensez de ce podcast à m’envoyer des messages pour me dire ce qui vous a intéressé ou pas, c’est Camille Bardin sur tous les réseaux. Je mettrai un maximum d’info sur Charlotte sur les différentes plateformes sur lesquelles ce podcast est diffusé : Soundcloud, Apple Podcast, iTunes et Youtube. Pour le prochain épisode de PRÉSENT.E j’accueillerai Adrien Tinchi ! Je pense que je vais lui poser des questions sur le temps et sur les rapports qu’on entretient avec. Mais d’ici là prenez soin de vous et je vous embrasse.

Publié par Camille Bardin

Critique d'art indépendante, membre de Jeunes Critiques d'Art.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :